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parlement de Paris, il eut souvent, au début de sa longue carrière, l'occasion de donner des exemples et des leçons. Le ministère lui fut moins favorable; car s'il avait toutes les lumières de l'esprit, il lui en manquait le glaive, qui est la décision, laquelle tranche les difficultés. Sa probité, dont la régence avait voulu se couvrir, comme autrefois Catherine de Médicis de celle de L'Hôpital, était mal à l'aise et gênante à côté du cardinal Dubois et de Philippe d'Orléans. Elle eut ses disgrâces et ses retours de faveur, qui parurent également des faiblesses, et toutefois, dans l'exil comme au pouvoir, il ne cessa jamais de jouir de la considération qui s'attache au talent et à la vertu. Son éloquence, que les contemporains ont beaucoup louée, et qui était une nouveauté au palais par sa solide élégance et sa gravité ornée, n'a ni la vigueur ni la flamme qui font les grands orateurs ; il y a en lui de l'Isocrate et du Fléchier: il polit son langage, il arrondit et il cadence ses périodes, il cherche le nombre et il le trouve; il charme l'oreille, mais il veut la caresser; même il touche l'âme, mais il ne la remue point. C'est le modèle des orateurs diserts. Il plaît encore aux âmes calmes et saines, capables de suivre avec attention les développements d'une pensée qui se déroule lentement et de goûter des sentiments qui ne flattent point la passion. Les gens de bien qui veulent s'améliorer sont les lecteurs naturels de Daguesseau : ce n'est pas dire qu'il en conserve beaucoup.

Nous trouvons dans une des mercuriales de Daguesseau, à la décharge du 18e siècle, qu'on veut rendre responsable du désordre des âmes, la preuve que le mouvement qui l'a entraîné remonte plus haut. En 1698, dix-sept ans avant la fin du règne de Louis XIV, Daguesseau caractérisait ainsi les mœurs du siècle : « Une inquiétude généralement répandue dans toutes les professions, une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable du travail, portant partout le poids d'une inquiète et ambitieuse oisiveté, un soulèvement universel de tous les hommes contre leur condition, une espèce de conspiration générale dans la

quelle ils semblent être tous convenus de sortir de leur caractère; toutes les professions confondues, les dignités avilies, les bienséances violées; la plupart des hommes hors de leur place, méprisant leur état et le rendant méprisable. » Ainsi l'inquiétude des esprits et la convoitise avaient déjà troublé l'ordre des rangs et tendaient à le bouleverser. L'ambition couvait partout sous une docilité apparente. Il en était de même de la soumission des âmes à la foi religieuse seulement ce qui n'était qu'une révolte clandestine fit éruption et parut au grand jour lorsque la contrainte eut cessé. Fénelon avait dit en 1685, l'année même de la révocation de l'édit de Nantes : « Un bruit sourd d'impiété vient frapper nos oreilles, et nous en avons le cœur déchiré : quoique timide, elle n'est pas muette; elle sait se glisser dans les conversations, tantôt sous des railleries envenimées, tantôt sous des questions où l'on veut tenter JésusChrist, comme les pharisiens. » Trente ans après, le bruit sourd était devenu une rumeur publique, la timidité s'était changée en audace, et dès la seconde année de la régence Massillon pouvait dire : « Aujourd'hui l'impiété est presque devenue un air de distinction et de gloire : c'est un titre qui honore, c'est un mérite qui donne accès auprès des grands; qui relève, pour ainsi dire, la bassesse du nom et de la naissance; qui donne à des hommes obscurs, auprès des princes du peuple, un privilége de familiarité dont nos mœurs mêmes, toutes corrompues qu'elles sont, rougissent; et l'impiété, qui devrait avilir l'éclat même de la naissance et de la gloire, décore et ennoblit l'obscurité et la roture. »

N'oublions pas non plus que Bayle, sceptique par amour de la tolérance, en exposant avec une apparente impartialité les contradictions et le peu de fondement de la plupart des opinions humaines, n'avait pas seulement donné l'exemple du doute, mais que sa vaste érudition avait fourni des armes à l'incrédulité et que sa dialectique même était une machine de guerre. Ainsi, l'arsenal étant prêt et le combat déjà engagé, les philosophes eurent moins à détruire les anciennes doctrines qu'à en imaginer de nouvelles.

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Utopistes. L'abbé de Saint-Pierre.

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Ques

Économie politique. nay. Publicistes. Montesquieu. Les lettres persannes.. · Considérations sur les causes de la grandeur des Romains. L'esprit des lois. Boulainvilliers, Dubos et Mably. Caractère de Montesquieu.

Le besoin d'innover et le désir d'améliorer qui tourmentèrent le dix-huitième siècle n'est nulle part plus sensible que dans les innombrables écrits d'un homme singulier dont on ne prononce pas le nom sans sourire et qu'on ne peut se défendre d'aimer : c'est l'abbé de Saint-Pierre, le plus bienveillant des hommes et le plus fécond en projets honnêtes et impraticables. Sa vie fut un long apostolat de paix et de justice. Son âme, tout ensemble d'une ardeur infatigable et d'une inaltérable sérénité, avait l'ambition de réformer le monde à son image. Il voulait que la paix qui régnait en lui devînt la loi de l'humanité. Il s'était pacifié lui-même par un complet désintéressement et par une résignation absolue à la justice, et son illusion fut de croire que ce privilége individuel de sa nature pût devenir un jour le tempérament général de l'espèce. Le trait commun à tous les réformateurs, j'entends ceux qui se disent en possession d'une panacée, c'est de supposer que le malade qu'ils veulent guérir est déjà en santé. A ce prix, ils garantissent le succès de la cure. L'abbé de Saint-Pierre veut établir la paix universelle pour faire régner la justice, et il ne voit pas que c'est la justice qu'il faudrait d'abord établir pour arriver à la paix universelle. Le principe qu'il pose serait la conséquence du moyen qui lui manque. En effet, la diète générale de princes qu'il convoque pour régler à l'amiable les différends qui doivent s'élever ne saurait fonctionner que si ces princes n'ont d'autre intérêt que celui de la justice. C'est renverser les termes du problème, et cependant, malgré ce vice de méthode, on peut dire que les recherches de ce genre faites de bounc foi ne sont pas

stériles. Ce désir sincère de régénérer l'ensemble opère, chemin faisant, des améliorations partielles; le mirage qui pousse en avant ces éclaireurs de l'humanité nous porte peu à peu sur un terrain meilleur, et l'espoir toujours déçu et toujours vivace d'un repos qui, sans doute, n'est pas dans la destinée de l'homme ici-bas, l'achemine au moins, à travers de pénibles épreuves, à des conquêtes durables. Il y a certainement quelque chose de divin dans le malaise et l'ambition de ces âmes honnêtes et courageuses, toujours à la recherche du mieux, et qui, en présence des maux dont gémit l'humanité, ne pensent pas qu'il convienne de s'unir à ceux qui, selon l'expression de Pascal, justifient la force, au lieu de tendre à fortifier la justice.

Le cynique favori du régent, le cardinal Dubois, disait, en parlant des projets du bon abbé de Saint-Pierre, que c'étaient les rêves d'un homme de bien, et pour sa part il ne risquait pas d'en avoir de semblables; moins encore auraitil été tenté de les réaliser. Mais ce n'est pas un médiocre honneur que d'avoir ainsi rêvé sous un tel ministre. Au reste, le zèle de l'abbé de Saint-Pierre, qui s'étendait à tout, a souvent rencontré juste dans les détails, et parmi les maux qu'il a signalés quelques-uns ont été ou guéris ou palliés par des moyens analogues à ceux qu'il indiquait. Ainsi il proposait d'établir pour l'assiette de l'impôt une proportion, et même une certaine progression, qui n'ont pas été négligées depuis qu'on a tenté de distribuer les charges publiques avec équité ; il indiquait des ressources pour rembourser les acquéreurs d'offices et donnait le conseil de ne plus en vendre; il voulait diminuer le nombre et la durée des procès, employer l'armée, si onéreuse quand elle est oisive, à la culture des terres; sans rancune contre l'Académie, qui l'avait évincé pour le punir de quelques vérités sévères sur Louis XIV, il l'engageait à honorer dans ses concours la mémoire des grands hommes de la France; il appelait des assemblées politiques et des conseils administratifs à éclairer et à contrôler le pouvoir dirigeant; il demandait encore une éducation non-seulement publique,

mais patriotique que ne demandait-il pas ? On a fait quelque chose dans le sens de ses idées, et toutefois on attend encore le bonheur général et la paix universelle. C'est ainsi que les souffleurs du moyen âge n'ont pas trouvé la pierre philosophale, objet de leurs recherches, et qu'ils ont livré de précieux secrets à la chimie, et que les lunettes des astrologues, braquées vers le ciel pour y lire ce qui n'y est pas écrit, ont rapporté, au profit des astronomes, d'utiles renseignements.

Pendant que l'abbé de Saint-Pierre, qui avait enfin gagné à sa réputation de rêveur la liberté de tout dire, entretenait le goût et l'espérance des réformes politiques, un savant médecin, Quesnay, étudiait l'origine de la richesse et concevait l'idée d'une science nouvelle, la plus redoutable des sciences jusqu'à ce qu'elle en soit devenue la plus utile, l'économie politique. A peine ébauchée, pleine encore d'obscurités et de contradictions, elle a passionné des hommes de bien et de génie tels que Turgot, qui ne prévoyait pas que cette recherche, entreprise en vue du bienêtre général, pouvait devenir un instrument de révolution. Le regard perçant du spirituel abbé napolitain Galiani a vu le premier toute la portée de cette étude nouvelle. A ses yeux, les philosophes étaient de petits saints au prix des économistes: «< <«< Quesnay, disait-il, c'est l'antechrist. » Il voyait en germe au sein de l'école les sectes qui devaient en sortir par une génération fatale. Dévoiler le mystère de la richesse, c'était préparer la guerre entre ceux qui en jouissent et ceux qui la produisent. Pourquoi aussi ne pas mépriser virilement et employer chrétiennement les richesses. Pourquoi risquer d'en faire pour les autres un objet de convoitise par l'attachement qu'on leur témoigne? Ainsi se posaient dans l'ordre politique et dans l'ordre économique les formidables problèmes qui s'agitent encore et que, Dieu aidant, le temps seul et l'expérience peuvent résoudre.

Entre les utopies de l'abbé de Saint-Pierre et les recherches matériellement positives de Quesnay et de son école il y avait place pour l'étude sérieuse des principes qui régissent

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