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où il passa les uns le prenaient pour un génie enjoué, les autres pour un génie particulier, quelques-uns pour un grand génie. Il ne sembla commun à pas un, et pas un ne le trouva mauvais. »

L'Académie s'honorait elle-même dans les regrets qu'elle témoignait à la mort d'un homme qui avait fait de l'esprit une dignité sociale. Cette réunion formée par le goût des lettres dans la maison hospitalière de Conrart, et devenue par la politique de Richelieu une institution d'État, avait pour but de garantir l'unité et la pureté du langage par l'autorité dont elle était investie, et d'entretenir l'émulation des écrivains par l'insigne honneur qui s'attachait aux noms que consacraient ses suffrages, honneur tel que les plus hautes dignités de la magistrature et de l'administration, de l'Église même, y trouvaient un nouveau relief. Ce prestige s'est conservé, quoique la faveur et la complaisance aient amené des choix contestés. Aussi vit-on le grand Corneille, après une longue attente, chercher dans les figures les plus hardies de la langue mystique des termes pour égaler ses remercîments à sa reconnaissance. Chargée du dépôt de la langue, l'Académie entreprit, dès ses débuts, la tâche d'en composer le trésor. Tous ses membres se mirent à l'œuvre dont la direction fut confiée au savoir et à la probité de Vaugelas. Cet esprit judicieux et délicat, qui porta le respect du langage français jusqu'à la piété sans que jamais ses scrupules l'aient incliné à la superstition, provoqua par ses remarques des décisions longtemps respectées. Il comprit que, pour ne point paraître tyrannique, le tribunal académique devait reconnaître la souveraineté de l'usage; qu'il ne pouvait ni battre monnaie, ni rejeter arbitrairement de la circulation les mots qui avaient reçu l'empreinte du génie national. Ni Vaugelas ni l'Académie n'autorisent les entreprises de la grammaire sur les droits de la pensée : ils tendent avec une prudence, étroite peut-être, mais avec nuc fermeté louable à prévenir, dans le domaine du langage, la guerre civile et l'invasion étrangère.

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Corneille.
Horace. Cinna.
Menteur.

Polyeucte.

Essais de Hardy.

Débuts de

Ses premiers chefs-d'œuvre tragiques. Le Cid. Corneille poëte comique. - Système dramatique de Corneille.

· Le

Le cardinal de Richelieu n'a pas seulement par la grandeur et l'énergie de sa politique donné aux âmes une impulsion vigoureuse qui inspirait de nobles desseins dans l'ordre poétique, il a encore agi directement sur les poëtes en les appelant auprès de lui, en les couvrant de sa protection, en les stimulant par des récompenses. Son unique faiblesse est d'avoir désiré prendre place parmi eux; mais ce léger ridicule d'un homme supérieur, qui, pouvant ne faire et ne commander que de grandes choses, s'est laissé aller, et non sans passion, à composer de méchants vers, a eu cependant cela d'utile que, voulant rehausser par un grand appareil extérieur le mérite de ses propres œuvres, il a fait construire une scène sur laquelle devaient monter les héros de Corneille. N'oublions pas cependant qu'avant Richelieu, qui assura les destinées du genre dramatique, et Corneille, qui l'illustra par des chefs-d'œuvre, l'étonnante fécondité d'Alexandre Hardy, improvisateur qui n'était pas sans mérite, quoiqu'il n'ait rien laissé de durable, avait, pendant les trente premières années du dixseptième siècle, entretenu le goût des divertissements dramatiques par des tragédies et des pastorales qu'on allait entendre à l'hôtel de Bourgogne, où elles exerçaient de nombreux acteurs dont le poëte lui-même animait le zèle et dirigeait le talent. C'est donc à cet inépuisable producteur de drames, à ce directeur infatigable, qu'on doit la continuité des jeux de la scène et la formation d'une troupe de comédiens en mesure de représenter de bons ouvrages, à la venue d'un homme de génie capable d'en produire : il est juste de lui en tenir compte.

Corneille, qui éclipse tout ce qui l'a précédé et tout ce qui l'entoure, n'a manqué ni de précurseurs ni d'émules, et lui-même n'est pas arrivé au combat armé de toutes pièces. L'homme de génie n'a été à ses débuts, et pendant un long noviciat, qu'un bel esprit cherchant sa voie et luttant avec effort sans parvenir à se dégager de l'ornière où se traînaient la tragédie et la comédie. Dans cette lutte, il donnait quelques sigues de force et il déployait une industric ingénieuse qui deviendra plus tard une prodigieuse puissance de combinaisons dramatiques. Il y aurait sans doute quelque intérêt à chercher, dans ces essais d'un homme de génie qui se sent déjà, mais qui ne se possède pas encore et qui se débat avant d'avoir atteint la région où il pourra planer et respirer à l'aise, les symptômes de sa future grandeur on trouverait les germes tragiques dans Clitandre, dans Médée, dans l'Illusion comique, et certains passages de la Veuve et de la Suivante révéleraient aux yeux clairvoyants les qualités du poëte comique qui brillent dans le Menteur; mais ces recherches sont du ressort de la curiosité critique, et non de l'histoire littéraire. Il nous tarde de montrer dans tout l'éclat de sa puissance le génie créateur de Corneille.

:

Le plus beau triomphe dont le théâtre ait gardé le souvenir est, sans comparaison, celui du Cid, qui parut, date mémorable! en 1636. Rien jusqu'alors n'avait préparé les esprits à cette vérité de passion, à cette force et à cet éclat de poésie. Ce fut une surprise d'admiration qui alla jusqu'à l'enthousiasme. Chimène et Rodrigue eurent non pas des partisans, mais des adorateurs : ce couple nouvellement éclos du cerveau d'un poëte entra dès lors dans la famille humaine, et il y est resté comme le modèle accompli de la grâce et de l'héroïsme : la jeunesse est toujours dans sa fleur sur ces deux visages; il y a toujours la même fraîcheur dans ces voix, le même feu, la même pureté dans ces âmes. Après plus de deux siècles, nous sommes encore complices de leur passion aussi sincèrement que les premiers témoins. C'est que ces paroles, et tant d'autres, sont

toujours vibrantes, comme si elles sortaient pour la première fois de la bouche de Chimène :

Hélas! ton intérêt ici me désespère :

Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L'unique allégement qu'elle pût recevoir;

Et contre ma douleur j'aurais trouvé des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.

Et ces plaintes des deux amants, sont-elles devenues moins. poignantes ?

O miracle d'amour!

6 comble de misères!

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
Rodrigue, qui l'eût cru?

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Chimène, qui l'eût dit ? -
Que notre heur fût si proche et si tôt se perdît!
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance!

Ah! mortelles douleurs! Ah! regrets superflus!

Voilà pour la passion. Et que dire des sentiments héroïques qui éclatent à chaque scène, de cette fougue d'honneur, de cette ardeur martiale dont le courant magnétique échauffe les âmes et peut susciter des héros, comme un chant de Tyrtée ou de Pindare! Quelle émotion contagieuse dans ces vers de don Diègue :

Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur;
Viens baiser cette joue, et reconnais la place

Où fut empreint l'affront que ton courage efface.

Quel culte de l'honneur dans ces mots expressifs de Rodrigue :

L'infamie est pareille et suit également

Le guerrier sans courage et le perfide amant.

Où trouver un récit de bataille comparable à celui dont on pourrait détacher tant de passages qui égalent celui-ci :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.

On les laisse passer, tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville;
Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors!

On ne se lève ainsi que pour la victoire. Quoi de plus beau, de plus héroïque que ce mouvement! Les sentiments sont si nobles, les images si vives, le langage si plein et si nerveux, qu'on ne songe pas même à admirer les vers.

Je plaindrais le critique qui parlerait de sens froid d'un pareil chef-d'œuvre, et qui ne saluerait pas avec amour, avec respect, le grand poëte qui a donné à son pays une telle surprise d'admiration et tant de gloire. Toutefois cette belle page de notre histoire a son revers: l'envie mêla ses clameurs aux acclamations du triomphe. La vanité de Scudéri donna le signal; Mairet le seconda pour venger sa Sophonisbe éclipsée par le Cid; Richelieu donna les mains à ce complot de la médiocrité, et il voulut engager l'Académie naissante dans la querelle. L'Académie vit le piége; elle procéda avec lenteur et se prononça avec mesure: Corneille ne récusa point les juges qu'il n'avait point demandés et qui le traitaient avec les égards dus à son génie; mais il n'accepta point la sentence. Le jugement de l'Académie, rédigé par Chapelain sous le contrôle de Richelieu, demeure au procès comme un document de critique consciencieuse et timorée : le génie ne peut l'accepter comme règle, car il limite son droit dans la peinture des passions et il gêne son indépendance dans le choix des moyens ; il ne guide pas son essor, il l'entrave. L'opinion publique ne tint aucun compte de ces protestations; elle passa outre et donna cours au proverbe : « beau comme le Cid, » de sorte que Boileau a pu dire:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s'obstine à l'admirer.

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