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son œuvre : « Si ne voy pas, dit-il, que nos contencions ou noz parolles semées en appert ou en secret des ungs contre les aultres nous puissent geter de ce dangereux pas. Ains fault tirer au collier et prendre aux dens le frain vertueusement et se le cheval par batre et flageller et le beuf par force d'aguillonner durment tirent hors leurs voictures des effondrières et mauvais passages, ainsi croy-je que le flael de la divine justice qui nous fiert par l'adversité présente nous doye émouvoir à prendre couraige pour nous hors geter de ceste infortune. » En réalité, les récriminations des partis aggravent les discordes civiles, qui ne peuvent cesser que par l'aveu des fautes que chacun a commises et par l'effort de tous pour les réparer.

Ces pages éloquentes où respirent la foi religieuse et le dévouement à la patrie suffisent pour honorer à jamais le nom de l'homme qui les a composées. Je sais bien que l'appareil extérieur de l'œuvre, que la mise en scène, à la faveur d'un songe imité de Guillaume de Lorris ou de Cicéron, de la France et des trois ordres de l'État personnifiés, a quelque chose de pédantesque, et que la pompe du langage n'est pas toujours exempte d'emphase; mais aussi quelle noblesse de sentiments, quelle vue nette et profonde du mal et des moyens de le guérir! Pour tout dire, et ce sera l'éternel honneur d'Alain Chartier, la mission de Jeanne d'Arc est écrite et comme annoncée par ses paroles la vierge de Vaucouleurs accomplit ce que demande l'humble secrétaire du roi de Bourges. Il a parlé, et elle agit; il a compté sur la Providence; il a convié tous les ordres de l'État à se réunir dans une commune pensée, la délivrance de la patrie, et Jeanne rallie tous les défenseurs du pays, et elle opère avec eux cette délivrance miraculeuse. Bien a pris à la France de ne renier ni son nom ni sa foi; cette foi et ce nom ont été contre ses ennemis des signes de ralliement: avec eux, elle s'est reconquise, elle a purgé le sol de la présence des étrangers et préparé ses nouvelles destinées.

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Sermonnaires.- Ménot. -Maillard.- Essais dramatiques. - Les mys

tères. Mystère de la Passion. Les frères Gréban et Jean Michel. - Moralités. -Les farces et les soties.

Nous voilà bien loin des chansons de gestes. Cependant, malgré le discrédit des jongleurs et la décadence de l'esprit chevaleresque, elles n'étaient pas complétement abandonnées dans le cours du quatorzième siècle. En effet, nous rencontrons encore à cette époque un poëme à couplets monorimes dont le héros, imaginaire il est vrai, est Baudouin de Sébourg, que le trouvère rattache à la famille des comtes de Flandre conquérants de Jérusalem: ouvrage singulier qui n'est pas sans mérite, où dominent l'enjouement et la galanterie et qui semble un prélude au badinage héroïcomique de l'Arioste. Nous trouvons encore dans le même rhythme, mais avec toute la fidélité historique, la chronique de Du Guesclin, écrite par Cuvelier peu de temps après la mort du héros breton. Ce genre de production ne cesse complétement qu'au siècle suivant, et celles des chansons de gestes qui ne sont pas tout à fait délaissées passent des vers à la prose, par une métamorphose facilement opérée, pour s'accommoder au goût dominant. On a cessé de les chanter et quelques fidèles veulent encore les lire. Les fabliaux subissent en partie la même épreuve et deviennent, sous le nom de Nouvelles, des contes en prose. Ces contes étaient un délassement aristocratique, comme le prouve le recueil des Cent nouvelles nouvelles, dont quelques récits, et ce ne sont pas les moins libres, appartiennent au dauphin qui fut plus tard Louis XI et aux seigneurs de la cour de Bourgogne. L'Heptameron de Marguerite de Navarre et les joyeux devis de son valet de chambre Bonaventure des Perriers, venus plus tard, attestent la durée de cet usage.

Le silence des trouvères héroïques ou badins qui avaient longtemps ému et amusé la foule ne laissa point les masses.

dépourvues de tout aliment pour l'esprit, de tout spectacle pour les yeux; seulement la nécessité de satisfaire ce besoin de voir et d'entendre qui ne périt jamais, quels que soient le trouble et la grossièreté des esprits, donna un caractère nouveau à la prédication religieuse et un puissant essor aux représentations dramatiques. Le peuple eut des sermonnaires qui, pour être utilement écoutés, lui parlèrent son langage, et des acteurs qui disposèrent selon son goût les grandes scènes de l'histoire qui l'intéressait le plus, l'histoire sainte. Ni ces sermons populaires de cordeliers, ni ces drames mis en scène, je ne dis pas composés, par des artisans, ne furent ni aussi étranges ni aussi barbares qu'on a voulu le faire croire. Les franciscains se gardèrent d'être ennuyeux, afin d'être utiles; et les confrères de la Passion, qui dressèrent leurs tréteaux en plein air avec l'intention d'instruire et d'intéresser la foule, y ont souvent réussi. Il est vrai qu'ils appelèrent à leur aide d'habiles gens pour composer les pièces qu'ils représentaient. Nous en apporterons plus d'une preuve. Le rapprochement que nous faisons des sermonnaires du quinzième siècle et des confrères de la Passion n'a rien d'arbitraire ni de hasardé leur action est parallèle, leur intention est la même, leurs procédés analogues; ils veulent également plaire et instruire.

Parlons d'abord des sermons; nous arriverons plus tard aux Mystères, aux Miracles et aux Moralités. Les plus célèbres parmi les prédicateurs populaires de cette époque sont Olivier Maillard et Michel Ménot. Franciscains tous deux, ils ont leur franc parler devant les princes et même devant les prélats; voués à la pauvreté, ils attaqueront sans pitié le luxe et les vices qu'il traîne à sa suite : ils seront loyalement du parti du faible et de l'opprimé contrè le puissant et l'oppresseur. Pour piquer au vif leurs adversaires et pour tenir en éveil leurs clients, ils prodigueront les comparaisons familières, les proverbes populaires, les allusions piquantes, les mordantes personnalités, les anecdotes et les apologues satiriques; la liberté de leur langage sera voisine de la licence; mais on les calomnierait, si on les taxait de rechercher le

scandale pour le scandale, la plaisanterie pour la plaisanterie dans leurs écarts les plus hardis, ils ont pour but le châtiment des pervers et la défense des faibles, et ils prennent, sans choisir, les armes qui frapperont ou qui protégeront le mieux. On peut bien dire qu'ils manquent de goût, non d'habileté ; d'ailleurs, on a beaucoup grossi leurs torts en qualifiant la liberté de leur langage de cynisme et de bouffonnerie, et on leur a prêté gratuitement l'usage d'un jargon macaronique composé de latin barbare et de français trivial. En réalité, ils ont parlé la langue du peuple; et l'hypothèse contraire tombe d'elle-même, puisqu'ils parlaient de préférence au peuple. Auraient-ils donc prêché pour n'être pas entendus ?

Michel Ménot ne se contente pas de piquer l'attention de son auditoire, de le tenir en éveil par des récits ingénieux, par des traits de satire; mais il va quelquefois jusqu'à l'âme, qu'il émeut profondément. Ainsi il est touchant et pathétique lorsque, voulant amener les pécheurs à résipiscence, il montre, par des exemples propres à frapper l'imagination, la rapidité des changements qui s'opèrent dans le monde : « Qu'est-ce que passer seize ou vingt ans dans les délices du siècle à faire son plaisir, pour être ensuite pendant l'éternité dans le feu de l'enfer! Ainsi, la pensée de la mort nous pousse à la pénitence: nous mourons tous, et comme l'eau nous rentrons dans la terre et nous ne revenons plus à la surface. Oui, Seigneur, nous allons tous à la mort. L'eau de la Loire ne cesse de couler, mais est-ce l'eau de la veille qui passe aujourd'hui sous le pont? Le peuple qui est aujourd'hui dans cette ville n'y était pas il y a cent ans. Maintenant je suis ici, l'an prochain vous aurez un autre prédicateur. Où est le roi Louis, naguères si redouté? et Charles qui, dans la fleur de sa jeunesse, faisait trembler l'Italie? Hélas! la terre a déjà pourri son cadavre. Où sont toutes ces demoiselles dont on a tant parlé ? n'avez-vous pas le roman de la Rose et Mélusine et tant d'autres beautés célèbres? Voilà que nous mourons tous, et que, comme les eaux, nous entrons dans la terre pour ne plus revenir à sa

surface; je crains bien que si Dieu ne jette pas sur nous un regard de miséricorde, nous n'allions tous en enfer, pécheurs indignes. Je veux donc vous persuader à tous de faire pénitence pour que Dieu soit en paix avec vous, suivant le texte que nous avons choisi: Seigneur, ne vous irritez pas'. >>

Il n'épargne pas les sarcasmes et les vives apostrophes à ceux qui excitent sa colère par le déréglement de leurs mœurs ou par leurs iniquités. Voici un passage où il frappe coup sur coup et les gros bénéficiaires scandaleux et les magistrats qui vendent la justice : « Messieurs les curés et chanoines, vous qui avez cinq ou six clochers sur vos têtes (figure qui exprimait le cumul des abbayes et des bénéfices), pensez-vous qu'on vous donne ces bénéfices pour entretenir tant de cuisines; je l'ai dit et je le dirai encore, tout ce que l'homme d'église retient au delà de la nécessité et des convenances de son état, ce sont des vols faits à Dieu et aux pauvres2, et leur gourmandise crie vengeance. Vous, messieurs de justice, qui avez la main dorée, qui renfermez tant d'écus dans vos bourses et dans vos maisons, d'où tenez-vous cet éclat brillant et ces somptueux festins, d'où portez-vous cette tunique de soie rouge comme le sang du Christ? Vous les tenez des dépouilles du pauvre je vous dis que le sang du Christ crie miséricorde pour le pauvre dépouillé et injustement affligé, et votre tunique demande vengeance contre vous, car elle est du sang du pauvre peuple. Mais, dites-vous, il nous faut des épices et le sel pour empêcher nos provisions de se pourrir! Voilà la source des taxes que vous imposez. Eh bien! ces taxes seront le sel et les épices pour poudrer vos chairs dans l'enfer. Est-ce que Dieu vous a donné cet état pour

1. Ser. V, post. Cineres, f. XVIII.

2. Massillon a dit plus tard et presque dans les mêmes termes : « Vous n'êtes pas le maître absolu de vos biens, et tandis que mille malheureux souffrent, tout ce que vous employez au delà des besoins et des bienséances de votre état est une inhumanité et un vol que vous faites aux pauvres. » (Serm. sur le petit nombre des élus.)

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