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blessés, des mourants et d'autres malheureux qui, suspendus à des poutres soutenues par des décombres, attendaient la mort; de ceux, enfin, qui appelaient en aide, sinon pour eux-mêmes, du moins pour leurs pères, leurs enfants, leurs maris, leurs femmes, leurs maîtres ou leurs serviteurs. Et si quelques-uns, préservés du désastres (peu échappèrent à une perturbation morale), s'aventuraient à porter des secours, ils étaient bientôt ensevelis eux-mêmes sous les ruines, et éprouvaient le même sort que les malheureux qui invoquaient leur assistance.

Pour nous, qui avions été préservés, nous nous réfugiâmes sur les places et les points les moins encombrés. La place d'armes, située au centre de la ville, devint, en raison de sa position, un lieu d'asile général, vers lequel afflua un grand nombre d'individus. Une étrange confusion de cris s'élevait du sein de ce désordre: tel, qui gémissait sur la mort d'un de ses proches, interrompait sa douleur pour faire un dernier acte de contrition et se disposer à la mort, dont le menaçaient les ébranlements du sol.

Les prêtres nous donnèrent l'absolution : il fallut la dispenser d'une manière générale à la foule, dont les pressantes paroles des hommes de cœur et de sang-froid ne pouvaient faire taire les gémissements. Convaincus, en effet, qu'un autre danger nous menaçait au dehors, ceux-ci leur remontraient le péril, si le retentissement de leurs cris et de leurs invocations parvenait jusqu'à l'ennemi, qui nous observe sans cesse. Certains de nos malheurs, enhardis par les circonstances, les Maures pouvaient s'introduire la nuit dans nos murailles par quelqu'une des brèches que nous supposions ouvertes. Mais qui commandera jamais au désespoir d'une population en proie aux horreurs de l'agonie, sans espérance de salut, et qui voit sa propre mort dans celle de ses proches, expirés la plupart dans leur lit, à côté d'elle?

Au milieu du deuil général, on ne pouvait reconnaître l'état des châteaux, des fortifications, ni des murailles. Il n'était même pas facile de s'en assurer, et cette incertitude, jointe aux maux qui nous assiégeaient, ajoutait à nos alarmes. On cherchait le général; personne ne pouvait nous éclairer sur son sort. Le peuple réclamait à grands cris qu'on lui ouvrit les portes de la ville, afin de se réfugier dans la campagne et se soustraire ainsi à la chute des édifices, partout ébranlés. C'était, en effet, pour nous un sujet de terreur que les murailles encore debout, quoique chancelantes sur leurs bases, qui, à la moindre commotion du sol, oscillaient d'une manière effrayante. On demandait toujours les clefs de la ville, mais celles-ci, avec une partie de la maison du gouver

neur, étaient enterrées sous les ruines de l'église métropolitaine. On chercha avidement des instruments de fer, soit pour enfoncer les portes, soit pour extraire les victimes des décombres; ce fut en vain. On appela alors les ouvriers de l'alcazar; aucun ne parut; en sorte qu'emprisonnés dans nos murs, et en face d'une mort inévitable, à laquelle cependant nous eussions pu nous soustraire en gagnant la campagne, nous restions en proie, tous ensemble, aux dangers et aux cruelles réflexions qu'ils faisaient naître.

Les premières heures du jour nous surprirent dans cet état d'anxiété; à la faveur de la lumière, on entreprit des fouilles laborieuses, et nous acquîmes la certitude que le général et toute sa famille avaient péri.

Je me chargeai aussitôt du commandement, et je pris les mesures suivantes : je décrétai la peine capitale contre tout individu qui se réndrait coupable de vol. J'assignai aux déportés, rendus à la liberté par la destruction de leurs casernes, un point où ils pussent être concentrés et utilisés au besoin. J'envoyai dans chaque rue des patrouilles composées d'un officier, de quatre soldats et de quatre déportés. Elles avaient mission de secourir tous ceux qu'elles trouveraient respirant encore sous les décombres et de recueillir les morts. Mais, à peine cet ordre était-il rendu, et les patrouilles à l'œuvre, qu'on éprouva de nouvelles secousses de tremblement de terre, lesquelles faisant crouler tout ce qui restait debout, forcèrent nos hommes à rétrograder, et empêchèrent ainsi les bons résultats que nous nous étions promis de cette mesure. Une disposition qui produisit de plus heureux effets, ce fut l'ordre, signifié par moi aux ouvriers employés dans les ateliers de l'alcazar, de descendre en ville. Cet ordre, transmis par une brèche qui s'était déclarée à la muraille de Canastel, les trouva sains et saufs. A leur arrivée, en effet, les portes furent ouvertes, et l'on put faire cesser le navrant spectacle de gens mutilés, défigurés et entièrement nus, que nous avions sous les yeux. Je pus aussi inspecter la ligne des fortifications, nos bastions et nos forts, afin de m'assurer en quel état le ciel avait laissé nos moyens de défense. Cependant on parvint à dégager bon nombre de blessés, dont le chiffre ne peut être ni recherché ni évalué. Ces malheureux demeuraient en plein air, sans qu'il fut possible de leur fournir des secours, dont nous manquions entièrement. Les médicaments étaient enfouis sous les ruines; des médecins, les uns étaient morts, les autres blessés; eirconstances qui rendaient plus déchirant le tableau de tant de souffrances. Et, ce qui ajoutait à nos angoisses, c'était tout à la fois la pensée que nous étions à quarante lieues de tout secours humain, la férocité bien connue de nos ennemis et le manque de vivres;

car, encore que nous cussions de la farine, nous étions sans tamis, sans pétrins et sans fours pour la cuisson du pain. Ce défaut d'aliments était un sujet de réclamations de la part des soldats, de la part des déportés surtout, qui, toujours peu endurants, récriminaient contre des maux sans remèdes. Mais avant de laisser empirer la situation, et pour prévenir de plus fàcheuses conséquences, on appliqua dans la matinée même, tous les ouvriers qu'on put réunir, à la construction de fours en plein air, lesquels commencèrent à fonctionner immédiatement.

Cependant, le Seigneur, infiniment miséricordieux, eut pitié de nos malheurs. Fléchi par l'intercession de sa Très-Sainte Mère, la Vierge du Rosaire, dont la statue, au témoignage des Pères Dominicains, était tombée parmi les ruines du temple, le visage tourné vers la custode où était exposé le Saint-Sacrement, à l'occasion de la neuvaine,Dieu permit qu'au milieu d'un si grand châtiment, nous ne fussions pas entièrement désarmés et que nous pussions nous soustraire à l'esclavage, notre seule alternative, avec la mort que nous recélions dans nos

murs.

La muraille d'enceinte était ouverte en quelques endroits, depuis Tremecen jusqu'à la Cloche, la Barrière, le Conduit-Royal et la tour de Saint-Roch. Les contre-forts du bastion de Saint-André, les boule-. vards du Prince et de la Princesse, celui de Saint-Philippe, avec la batterie extérieure, toutes les tours, le bastion de Sainte-Croix et celui de Saint-Grégoire, avaient été fortement ébranlés, mais non au point de nous laisser entièrement à découvert.

En partie raffermi par cette marque de protection divine, je rentrai pour m'occuper de la défense de la place, comme aussi de la condition des malheureux, parqués à ciel ouvert et réduits à se couvrir avec le peu que chacun avait sauvé; car beaucoup avaient fui complètement nus, eu égard à la coutume du pays, où l'on se couche de la sorte. Malheureusement, les magasins de l'artillerie, où se trouvaient déposés les effets de campagne, étaient ou ruinés ou hors d'état de nous servir, par suite de l'écroulement d'autres édifices. On déposa les blessés dans les caves de la marine, seul abri qu'on pût leur donner, et sans autres secours que les rares aliments recueillis par quelques âmes charitables, en fouillant les décombres.

Il était impossible de fournir du pain ni des aliments d'aucune espèce à ceux qui avaient survécu; aussi, me parut-il que je devais aviser, avant tout, à leur subsistance. Dans ce but, quelques boulangers furent installés à Mazalquivir, afin que, de ce point, ils pussent nous approvisionner de leur mieux. En même temps, voulant remédier au désor

dre qui n'avait pas cessé dans la ville, j'ordonnai que l'entrée en serait interdite à tout individu sans exception, et que des patrouilles, parcourant les rues, en expulseraient tous ceux qui s'y trouveraient. Cette dernière disposition devint inexécutable, parce que bon nombre d'individus malintentionnés se cachèrent dans les ruines, ou qu'il fut impossible de pratiquer des recherches à fond au milieu de ces décombres mouvants, de ces murailles hors de leur aplomb, dont la chute était rendue imminente par la continuité des tremblements de terre; néanmoins on fit ce qui était possible, et on ne laissa que les troupes nécessaires pour garnir l'enceinte de la place.

Mais si, en nous conservant quelques moyens de défense, en nous laissant les moulins nécessaires et une petite quantité de vivres, la Providence semblait revenir sur le dessein qu'elle avait manifesté d'abord de nous exterminer tous, elle nous poussait, sous d'autres rapports, jusqu'au dernier degré de l'angoisse. Ainsi, le dépôt des déportés, libres par la force des choses et en proic à la famine; la troupe excédée de fatigues, comme Votre Majesté le verra plus bas, et exténuée par la réduction des vivres, tout inspirait de cruelles alarmes, surtout en présence de l'ennemi. Pour surcroît de maux, la destruction des édifices, l'accès que les ruines ouvrirent, en quelques endroits, vers l'intérieur de la ville, et la difficulté d'exercer une surveillance active sur ces points, moins importants que ceux qui font face à l'ennemi, poussèrent les gens de mauvaise vie à piller les maisons les plus riches, demeurées désertes; en sorte que si l'ennemi eût saccagé la ville, les malheureux colons n'eussent pas été plus complètement ruinés.

La prompte répression de ces excès, et l'exemple réitéré des châtiments, la vigilance et la sévérité déployées contre les malfaiteurs, rien ne put les arrêter. Cette nouvelle perplexité rentre, à mes yeux, dans la somme des maux que Dieu nous a infligés.

Cependant nos ennemis vinrent nous donner un sujet de souci d'une nature plus générale et qui mit le comble à nos maux. Au point du jour, on les vit couronner, en grand nombre, les éminences environnantes, et envoyer des espions pour reconnaître le malheureux état de la place. Jugeant notre position encore plus désespérée qu'elle ne l'était réellement, ils se regardaient déjà comme maîtres de la ville et de nos libertés. Pleins de cette confiance, ils nous attaquèrent, à la nuit, par tous nos flancs à la fois, pressant de plus près Tremecen et sa muraille, jusqu'à la Cloche, qui était tombée; le Conduit-Royal, la Barrière, les châteaux de Sainte-Croix, de Saint-Grégoire, le fort de Saint-Pierre, la tour de la Fontaine, et même la ligne.

Quoique nous n'eussions que quinze cent vingt-six hommes en état de prendre les armes, nous avions renforcé tous les points exposés, et, à notre résistance énergique, les Maures purent se convaincre que nous n'étions pas réduits à l'état désespéré où ils nous croyaient, puisque nous les repoussions avec vigueur. Mais comme les continuelles oscillations du sol occasionnaient de nouveaux ravages, et que les tours des jardins ne pouvaient plus être gardées, tant à cause de leur mauvais état que du petit nombre des défenseurs, les Maures, qui avaient continué faiblement leurs hostilités ce jour-là, revinrent la nuit plusieurs fois à la charge, avec une ardeur toujours nouvelle. Armés de pics et d'autres instruments, ils enfoncèrent les portes, brisèrent les poutres et saccagèrent les tours, dont ils enlevèrent toute la charpente; toutefois, notre feu ne leur permit pas de les abattre entièrement, comme ils l'essayaient. Ces attaques ayant lieu la nuit, et nos troupes combattant à découvert, sans pouvoir s'abriter contre les balles pendant tout le temps de l'action, les esprits en étaient d'autant plus impressionnés, qu'ils avaient été précédemment ébranlés par un concours d'évènements calamiteux.

De nombreuses brèches, une infinité de points faibles et peu de troupes, c'étaient là de mauvais éléments pour une défense vigoureuse. Nous appliquâmes néanmoins tous nos efforts vers ce but; nous construisimes des batteries sur les plateaux de la Potence et de S'-Philippe. Nous y plaçames l'artillerie tirée d'autres points où elle était utile, sans doute, mais non indispensable. Les brèches furent mises en état de défense; on déblaya les décombres, on nettoya les fossés, on fit des épaulements de tous les débris avec une ardeur sans égale; tout cela au milieu des privations et de la faim que souffraient les travailleurs. Grâce à ces précautions, fruit de tant de fatigues, nous nous trouvâmes gardés de toutes parts et en mesure de recevoir le roi de Mascara, qui, à la tête des troupes et de l'artillerie de toutes ses tribus, accourut poser le siège devant la ville. Ils escarmouchèrent d'abord, parcourant chaque jour la campagne environnante, mais sans plan arrêté, jusqu'au 27, que réunis au nombre de dix-huit mille hommes, ils tentèrent une attaque générale. La tour de la fontaine fut d'abord assaillie avec une extrême vigueur. Les Maures débouchèrent en masse par le ravin du Sang, parvinrent sous les murs de la tour, et, plantant l'échelle, tentèrent d'enfoncer les portes. Dans cette extrémité, comme notre feu était impuissant à arrêter l'élan de l'ennemi et à le débusquer de sa position, j'ordonnai que les compagnies de fusiliers, les déportés armés, — soutenues de quelques compagnies de grenadiers, fissent une sortie. A peine l'ordre fut-il donné, que ces troupes se précipitèrent impétueu

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