Page images
PDF
EPUB

mal à cela; d'où vient, Madame, que vous n'avez pas fait l'un et l'autre si votre santé vous le permettoit?

LA PÉNITENTE. Je vous le dirai. Je savois, mon Père, comme les autres, que le Pape avoit accordé un jubilé général, qu'il s'ouvriroit dès la semaine sainte je formai la résolution de le gagner, je m'en ouvris même à vous dès le commencement du carême, et vous me dites que vous me le permettiez. Je n'ai rien rabattu, comme vous avez vu depuis ce temps-là, de la sublime oraison; j'ai écouté toutes les motions divines; j'ai renoncé de cœur à toute propriété et à toute activité. Il est vrai que la fête de Pâques venant à s'approcher, j'entrai un matin par ancienne habitude dans une profonde considération de la grandeur du mystère, de l'importance qu'il y avoit pour moi de le bien solenniser. Je songeai quel bien infini c'étoit pour une âme qui communioit dignement, quelle source, quels trésors de grâces étoient renfermés dans les indulgences que l'Église vouloit bien octroyer dans ces saints jours, par le pouvoir qu'elle en avoit de Jésus-Christ. Je me préparai donc d'ajouter à l'acte de simple présence de Dieu, des réflexions vives sur sa bonté infinie, sur ses miséricordes inépuisables; je récitai ensuite le psaume Miserere: j'y trouvai du goût, je le récitai une seconde fois; je choisis les jours que je ferois des stations.

LE DIRECTEUR. Des stations?

LA PÉNITENTE. Oui, mon Père, des stations, Je me taxai à une telle somme pour mes aumônes ; je m'efforçai de me souvenir de mes péchés, comptant d'en faire une plus exacte recherche lorsqu'il s'agiroit de les confesser avant que d'approcher des mystères. Enfin mon plan étoit dressé, ma résolution prise, suivant en cela les vues que j'avois eues dès le jour des Cendres, comme je vous l'ai dit. Hélas! mon Père, ou heureusement, ou malheureusement pour moi, je m'allai souvenir d'avoir lu dans un de nos livres, que les vues qu'on a de faire une chose sont des obstacles à la perfection 1,et je me dis à moi-même : « Je serois bien malheureuse,

1. « Dieu ôte encore par là la réflexion et la vue que l'âme porte sur ce qu'elle fait ce qui est l'unique obstacle qui la retient, et

si avec tous mes soins et toute mon application à m'acquitter de mes devoirs, l'abstinence, le jeûne, l'aumône, la prière, joints à l'usage des sacrements, bien loin de m'être utiles en aucune manière, ne servoient au contraire qu'à me faire tomber de plusieurs degrés de la perfection que j'avois atteinte; je suis sans doute entraînée à toutes ces bonnes œuvres, et à ces apparences de vertu et de dévotion par une habitude contractée dès mon enfance; ce ne sont que des suites des impressions qu'on m'a données dès mes premières années; j'éprouve en moi un trop grand empressement d'aller à confesse et de communier, et parce que je veux cela trop déterminément, je n'en dois rien faire, et par conséquent je ne le dois pas vouloir. » Je me mis ensuite si fortement dans l'esprit que j'étois obligée à résister à cette volonté déterminée de faire mes Pâques et de gagner mon jubilé, que je me sentis dans l'impuissance de m'acquitter de l'un et de l'autre ; j'y avois même une résistance horrible, et il me sembloit que quelque chose surtout m'impossibilitoit la confession. Cet extrême éloignement pour les sacrements me convainquit assez néanmoins qu'il n'y avoit point de propriété à mon fait, et que c'étoit peut-être la vraie disposition où je devois en approcher; mais ayant aussi retenu ce que nos livres enseignent, qu'il faut tout faire dans une grande paix, et avec cette douce impulsion qu'on appelle motion divine1, je me trouvai dans cette perplexité de m'abstenir d'abord de faire mes dévotions, parce que je le voulois trop déterminément, et bientôt de ne pouvoir les faire faute d'attrait, et par l'extrême opposition que j'y avois.

LE DIRECTEUR. En un mot, ma fille, vous ne pûtes aller à confesse ni à la communion, et parce que vous le vouliez, et parce que vous ne le vouliez pas.

qui empêche que Dieu ne se communique à elle.... » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre Iv, no 29, p. 27.)

« Souvenez-vous bien, Philothée, de la règle générale que je vous ai prescrite, de ne vous plus servir à l'avenir de raisonnements dans votre oraison.» (Malaval, Pratique facile, partie I, p. 16.)

1. « Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que quand il nous meut.... C'est l'esprit de l'Eglise, que l'esprit de la motion divine, etc. » (Moyen court, § xx1, p. 87.)

LA BRUYÈRE. III. 2

39

La pénitente. Hélas! mon Père, il n'y a pas autre chose! LE DIRECTEUR. Tant mieux, ma chère fille, et je ne vous dissimule pas qu'à voir vos larmes et le désordre de votre visage, j'appréhendois fort qu'il ne vous fût arrivé pis. Ditesmoi, je vous prie, dans cet effort que vous dites que vous avez fait pour vous ressouvenir de vos péchés, et qui est peutêtre la cause du trouble qui vous est arrivé, vous êtes-vous trouvée coupable de quelque défaut? Avez-vous reconnu que vous fussiez tombée en quelque égarement?

La pénitente. Oui, mon Père, et c'est ce qui me portoit à recourir à la confession.

Le directeur. Étrange force de l'habitude et de la coutume, lors surtout qu'elles ont leurs racines dans notre première éducation! C'étoit précisément, Madame, à quoi vous ne deviez pas songer. Vous ne pouvez vous imaginer de quelle importance il est pour une âme qui tend à la perfection, de ne se point inquiéter de ses défauts. Il suffisoit après cet examen de l'état de votre conscience, que vous auriez dû même vous épargner, de vous ramasser au dedans, attendre et souffrir la pénitence que Dieu vous auroit voulu imposer lui-même, et rien davantage, sans faire pendant cette semaine de Pâques aucunes prières vocales, sans vous imposer aucune mortification.

Apprenez, ma fille, que les prières qu'on se tue de dire, et les pénitences qu'on s'impose, ne sont point des causes naturelles de la grâce1, mais seulement des instruments accommodés à notre foiblesse, qui amusent et soutiennent notre imagination plutôt qu'elles ne contribuent à la sanctification de notre âme. L'oraison de simple présence de Dieu est de mille degrés au-dessus du Veni Creator et du psaume Mise

a. Il y a suffiroit dans l'ancienne édition; c'est très probablement une faute d'impression.

I. «< Sans une révélation, on ne peut savoir qu'il y ait un degré de grâce attaché [à] l'oraison. » (Malaval, Pratique facile.)

....

«< Je dis qu'il ne faut point se fixer à telles et telles austérités; mais suivre seulement l'attrait intérieur en s'occupant de la présence de Dieu, sans penser en particulier à la mortification. » (Moyen court, § x, p. 40.)

a

rere et de toutes les oraisons les plus triviales et les plus consacrées dans l'Église; il y a des moments où elle donne à une âme résignée du dégoût pour l'oraison dominicale; il y a des conjonctures, comme celle, ma fille, où vous venez de vous trouver, où elle tient lieu non seulement de toutes prières, de toutes mortifications, de toutes bonnes œuvres, mais aussi de sacrements, je dis de la confession et de la communion. Quelle est donc, Madame, votre inquiétude, et que cherchiez-vous ces fêtes dans les sacrements et dans le gain du jubilé? De l'indulgence pour les châtiments dus à vos péchés1? Ignorez-vous qu'il vaut mieux satisfaire à la justice de Dieu, que d'avoir recours à sa miséricorde? parce que le premier procède du pur amour qu'on a pour Dieu, et que le second, venant au contraire de l'amour que nous avons pour nous, et tendant à éviter la croix, ne peut être agréable à Dieu, et est indigne de sa miséricorde.

LA PÉNITENTE. Qu'appelez-vous, mon Père, tendre à éviter la croix par le jubilé et par les indulgences? C'est bien tout le contraire; car les chrétiens en se soumettant aux petites croix, c'est-à-dire à la pénitence et aux mortifications que le jubilé impose, tendent à éviter l'enfer qui seroit dû à leurs péchés.

LE DIRECTEUR. Dites-moi, ma fille, Monsieur votre mari et Monsieur le docteur, son frère, ont-ils fait vœu de passer leur vie ensemble?

LA PÉNITENTE. Ils s'aiment assez, mon Père, pour ne pas songer sitôt à se séparer.

Le directeur. Vous pourriez donc, Madame, dans la suite, être obligée en conscience de les abandonner tous deux; car je ne vous le cache plus, ma chère fille, un plus long commerce avec ces personnes-là seroit capable de vous pervertir. Quelle est en effet cette appréhension des peines et des châtiments de l'autre vie, dont vous me paroissez toute trou

a. L'Errata fait ici une correction : « triviales, lisez communes ». Nous maintenons dans le texte le mot qu'a écrit la Bruyère et qui lui est familier; voyez ci-dessus la Notice p. 538.

1. « C'est alors qu'elle commence à ne pouvoir gagner des indulgences, et l'amour ne lui permet pas de vouloir abréger ses peines. » (Livre des Torrents.)

blée? Où est au contraire cette totale résignation à la volonté de Dieu, que vous prêchiez vous-même aux autres avec tant de force? Ignorez-vous encore que l'abandon parfait, qui est la clef de tout l'intérieur", n'excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni paradis, ni enfer? Que craignez-vous, cœur lâche? Vous craignez de vous perdre; hélas! pour ce que vous valez, qu'importe1?

LA PÉNITENTE. Mais, mon Père, comme âme rachetée par le sang de Jésus-Christ, il me semble que je puis dire que je vaux quelque chose, et que je commettrois un péché horrible de ne pas songer à me sauver, et de ne pas espérer mon salut, après que Dieu même a fait des choses si extraordinaires, a daigné passer par des états si humiliants, seulement pour me le procurer. Peut-on avoir de l'indifférence pour la venue de Jésus-Christ sur la terre, pour ses travaux, pour sa mort ?

Le directeur. Oui, ma fille, cela n'est pas impossible. LA PÉNITENTE. Ah! mon Père, que dites-vous là? Quoi? sachant quelles ont été les vues de Dieu sur moi par la mission de son Fils, je ne ferai pas tout ce qui est en moi pendant tout le cours de ma vie, pour y correspondre et pour achever par mes actions l'ouvrage de ma rédemption?

LE DIRECTEUR. Non, ma fille, et cela mérite explication en un certain sens.

LA PÉNITENTE. Je ne m'exciterai pas à augmenter ma foi de

a. C'est sans doute ainsi qu'il faut lire, comme dans le Livre des Torrents (voyez ci-après, note 1). L'ancienne édition porte : « de tout intérieur. >>

1. « L'abandon parfait, qui est la clef de tout l'intérieur, n'excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni paradis, ni enfer........ Que craignez-vous, cœur lâche ? Vous craignez de vous perdre ? Hélas! pour ce que vous valez, qu'importe ? » (Livre des Torrents, partie II, chapitre 1, no 9, p. 258 et 259.)

« L'indifférence de cette amante est telle, qu'elle ne peut pencher, ni du côté de la jouissance de Dieu, ni du côté de la privation de Dieu. La mort et la vie lui sont égales; et quoique son amour soit incomparablement plus fort qu'il n'a [jamais] été, elle ne peut néanmoins desirer le Paradis. » (Explication du Cantique des cantiques, chapitre VIII, verset 14, p. 209.)

« PreviousContinue »