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XXIII

JÉRÔME PHELYPEAUX A LA BRUYÈRE?.

[Brest,] du 5e juillet 1694.

Il me semble, Monsieur, si je ne me trompe, d'avoir lu dans votre excellent livre des Mœurs de ce siècle que l'amour-propre nous expose souvent à de grands inconvénients3. Il faut assurément que vous ne vous souveniez pas de ce passage, ou que vous ne le preniez pas pour vous, et que vous soyez aussi amoureux de vous-même que le Narcisse de Chantilly", pour croire que lorsque nous som

1. Jérôme Phélypeaux ne porta le titre de comte de Pontchartrain qu'en 1699. Il n'avait pas encore vingt ans lorsqu'il devint, en 1693, survivancier de la charge de secrétaire d'État de la marine, alors occupée par Pontchartrain. «< Son père, dit Saint-Simon (Note sur le Journal de Dangeau, tome V, p. 248), l'avoit envoyé faire une tournée par les ports du royaume pour apprendre, où il fut reçu partout en fils de France. » C'est pendant cette tournée, où l'accompagnait M. de la Loubère (voyez ci-dessus, p. 471, note 2), qu'il écrivait à la Bruyère.

2. Cette lettre et la suivante sont tirées d'un des registres contenant les copies des lettres officielles de Phélypeaux, et conservés aux Archives nationales sous la cote B2 95 (fo 25 et 60). Elles ont été publiées pour la première fois par Depping, dans le Bulletin du comité historique des monuments écrits de l'histoire de France, tome II, p. 55 et 56, et réimprimées, en 1867, par A. Jal, dans son Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, p. 715 et 716.

3. Phélypeaux ne confond-il pas ici les Maximes de la Rochefoucauld et les Caractères de la Bruyère ?

4. Allusion à la fontaine de Narcisse, ainsi nommée, dit le Mercure, « parce que ce berger amoureux de lui-même, y paroît au milieu, se regardant avec transport et tendant les bras à sa figure, qu'on a le plaisir de voir dans l'eau. »

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mes seuls, M. de la Loubère et moi, nous ne passons pas un seul moment sans songer à vous: il faudroit que nous n'eussions guère de choses à faire. Je vous dirai, moi, pour rabattre un peu de votre vanité, que sans votre lettre nous n'aurions peut-être pas fait réflexion que vous fussiez au monde, et que notre voyage se seroit passé sans qu'il eût été fait mention de vous. Sérieusement parlant, vous êtes un grand paresseux depuis près de deux mois que je suis parti'. Vous ne m'avez donné aucun signe de vie, et vous méritez bien les reproches que je vous fais. Cependant je me sens trop de penchant à vous pardonner, pour ne pas excuser volontiers vos fautes passées, à la charge que vous vous corrigerez à l'avenir. J'ai lu avec un extrême plaisir toutes les nouvelles que vous m'écrivez de Chantilly. Il y en a telles qui m'ont fait trembler, et surtout l'aventure de la demoiselle avec son.... et de ce que vous êtes un [des] rudes joueurs de lansquenet qui soit au monde. Il ne vous faut plus que cela pour devenir tout à fait fou, et si vous faites encore plusieurs voyages à Chantilly, je ne doute pas qu'avant qu'il soit un an, on ne vous mène haranguer aux Petites-Maisons. Ce seroit une fin assez bizarre

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1. Nous suivons la ponctuation du registre.

pour

2. « Et vous ne méritez que trop les reproches, etc., » dans le texte donné par Depping. La fin de cette phrase est ainsi défigurée dans le registre: « et vous ne mérité pas bien les reproches que vous faits. » Faut-il lire « et voyez si vous ne méritez pas bien les reproches que je vous fais » ?

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3. « Un mot effacé par le grattoir, qui n'a pas tellement enlevé l'écriture, dit Jal, qu'on ne puisse encore lire: edducque. » Nous ne pouvons imprimer, avec Jal: « l'aventure de la demoiselle avec son heiduque ; » car, au lieu de edducque, nous lisons sur le manuscrit et de ce que. Le copiste a évidemment passé un mot, et mis deux fois et de ce que, après les mots avec son. S'étant aperçu de la répétition, il l'a fait disparaître en grattant les mots où Jal a cru pouvoir déchiffrer edducque.

:

le Théophraste' de ce siècle; et je trouve que cela conviendroit mieux au... moderne2 2 dont il est tant fait mention. Si pourtant par cas fortuit cela arrivoit, ne doutez pas [que] je ne vous y aille rendre visite, et qu'en quelque état que vous soyez, je ne vous [mette3] toujours au rang de mes amis, quoique l'homme le moins sage qui soit sur la terre.

1. Le copiste, qui n'a pas pu lire Théophraste, a écrit Troph.... 2. Le copiste a laissé ici un blanc. A quel personnage moderne, à quel personnage de l'antiquité, Phélypeaux a-t-il fait allusion! Aurait-il écrit Timon, Phèdre, Virgile, Pindare ou Théodas, noms qui ont été proposés par des commentateurs dans l'embarras ? Timon, de toutes les conjectures la plus invraisemblable, serait, a-t-on dit, le duc de Montausier, mort depuis quatre ans, et qui ne ressembla jamais à un fou; Phèdre serait la Fontaine alors malade et vivant dans la retraite; Pindare, Virgile, Théodas, l'un de ces trois noms nous rappellerait Santeul. Ecartons celui de Pindare, que nul contemporain n'a placé à côté du sien, et celui de Virgile, qui, ce semble, ne le désignerait pas suffisamment, bien qu'on les ait parfois comparés l'un à l'autre. Reste Théodas. De quel Théodas de l'antiquité pouvait se souvenir Phélypeaux en parlant du « Théodas moderne »? Chacun des Théodas dont nous rencontrons les noms dans l'histoire ancienne est un personnage obscur*. Mais Phélypeaux n'aurait-il pu écrire le << Théodas moderne » sans se préoccuper de la question de savoir s'il existait un Théodas antique de grand renom ? Si l'on admet cette conjecture, il paraîtra tout naturel que, voulant faire une allusion à quelque fou de son temps Phélypeaux ait rappelé le souvenir de Santeul, si souvent accusé de folie par ses amis. Les mots « dont il est tant fait mention », s'ils s'appliquent à Santeul, signifieront simplement qu'il s'agit d'un homme célèbre ; nous ne savons rien de Santeul qui puisse les justifier d'une façon particulière en 1694; c'est un peu plus tard qu'il composera, sur le cœur d'Arnauld, l'épitaphe qui excitera tant de colères.

3. Encore un mot sauté. Faut-il lire mette ou compte?

* Le nom propre Théodas (ou forme identique) Théudas se trouve dans les Actes des Apôtres (chapitre v, verset 36), dans les Lettres familières de Cicéron (livre VI, lettre X), plusieurs fois chez Galien dans Diogène Laërce, livre IX, § 116, que la Bruyère a beaucoup lu.

XXIV

PHÉLYPEAUX A LA BRUYÈRE.

Du 28 août [1694.]

Si par hasard vous avez, Monsieur, quelqu'un de vos amis qui vous connoisse assez peu pour vous croire sage, je vous prie de le marquer par nom et par surnom, afin que je le détrompe à ne pouvoir douter un moment du contraire. Je n'aurai pour cela qu'à lui montrer vos lettres: si après cela il ne demeure pas d'accord que vous êtes un des moins sensés de l'Académie françoise, il faut qu'il le soit aussi peu que vous. Je n'ai pu encore bien discerner si c'est la qualité d'académicien, ou les honneurs que vous recevez à Chantilly, qui vous font tourner la cervelle. Quoi qu'il en soit, je vous assure que c'est dommage; car vous étiez un fort joli garçon, qui donniez beaucoup d'espérances. Si j'arrive devant vous à Paris, je ne manquerai pas de vous faire préparer une petite chambre bien commode à l'Académie du faubourg Saint-Germain'. J'aurai bien soin qu'elle soit séparée des autres, afin que vous n'ayez communication qu'avec vos amis particuliers, et que les Parisiens, naturellement curieux, ne soient pas témoins du malheur qui vous est arrivé. En attendant, vous pouvez penser, faire et écrire autant d'extravagances que vous voudrez: elles na feront que me réjouir; car les folies, quand elles sont aussi agréables que les vôtres, divertissent toujours et délassent du grand travail dont je suis accablé. Je suis, Monsieur, entièrement à vous.

1. C'est-à-dire aux Petites-Maisons.

2

XXV

LA BRUYÈRE A JÉRÔME PHÉLYPEAUX1.

A Versailles, le 16 juillet [1695].

APRÈS vous avoir entretenu, Monseigneur, de choses tout à fait importantes dans les dernières dépêches que j'ai eu2 l'honneur de vous envoyer et que j'ai écrites du style le plus sérieux et le plus convenable au sujet qu'il m'a été possible, j'ai cru que je devois dans cette lettre vous rendre compte des nouvelles qui ont le plus de liaison avec les affaires publiques, et que par cette raison il est plus capital dans le poste où vous êtes que vous n'ignoriez pas.

Avant-hier, Monseigneur, sur les sept heures du soir, les plombs de la gouttière qui est sous la fenêtre de ma chambre se trouvèrent encore si échauffés du soleil qui avoit

1. Cette lettre a été découverte en 1874 par M. Ulysse Robert dans le manuscrit 873 de la collection Clairambault, fos 351 et 352, à la Bibliothèque nationale, et reproduite dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, année 1874, p. 383-386, avec l'orthographe, l'accentuation et la ponctuation de la Bruyère. On en trouvera le fac-simile dans notre Album. Publiée trop tard pour que nous puissions la comprendre dans le recueil des lettres de la Bruyère au tome II de notre première édition, nous l'avions imprimée en 1878 dans un appendice du tome III, 1re partie, p. 238-242, lequel a disparu lors du récent tirage de l'ancien tome III devenu le tome IV. Les noms et les allusions que contient cette lettre, retrouvée d'ailleurs au milieu de pièces sur la marine provenant de Phélypeaux, démontrent clairement qu'elle est adressée à ce dernier, fils du chancelier Pontchartrain et survivancier de la charge de secrétaire d'État de la marine. La lettre est datée du 16 juillet: la querelle du major Brissac et de Saint-Olon dont parle la Bruyère, et qui survint dans les premiers jours de juillet 1695, suffit à déterminer l'année où elle fut écrite. En 1695 Phélypeaux visitait depuis le mois d'avril les ports de la Méditerranée.

2. La Bruyère écrit: j'ay eü

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