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vous-même, si vous les aviez employées. Pour moi, je vous trouve digne de l'estime de tout le monde, et c'est aussi sur ce pied-là que je suis votre ami sincère et votre, etc.

XXI

LA BRUYÈRE A SANTEUIL1.

Ce jeudi matin, à Paris.

VOULEZ-VOUS que je vous dise la vérité, mon cher Monsieur? Je vous ai fort bien défini la première fois : vous avez le plus beau génie du monde et la plus

1. Cette lettre a été publiée, en 1708, à la Haye, dans le Santeüilliana (2o partie, p. 40 et 41), et reproduite dans les Lettres choisies de Messieurs de l'Académie françoise sur toutes sortes de sujets, avec la traduction des fables de Faerne par M. Perrault de l'Académie françoise (Paris, J. B. Coignard, édition de 1708, p. 171; édition de 1725, p. 214); dans les Nouvelles lettres familières et autres sur toutes sortes de sujets, etc., par René Milleran (édition de Bruxelles, 1709, p. 190 et 191); dans la Vie et les bons mots de M. Santeuil, etc. (Cologne, 1722, tome II, p. 44); dans le Santoliana publié par Dinouart en 1764 (p. 255), etc. Après avoir comparé le Santeüilliana de 1708 et les Lettres choisies, achevées d'imprimer le 31 janvier 1708, il nous a paru certain que la publication du Santeüilliana est antérieure à celle des Lettres, et que l'éditeur de ces dernières a extrait du Santeüilliana une partie des lettres adressées à Santeul. C'est d'après le Santoliana que MM. Walckenaer et Destailleur ont reproduit la lettre de la Bruyère : le premier, en ajoutant aux fautes du texte, altéré en plusieurs endroits; le second, en intercalant quelques mots pour le rendre intelligible. M. Éd. Fournier en a donné dans sa Comédie de J. de la Bruyère, p. 239 et 240, un texte rectifié d'après le Santeüilliana de 1708 et les Lettres choisies (édition de 1725). Nous publions, sauf indication contraire, le texte du Santeüilliana, c'est-à-dire celui que nous jugeons le plus ancien.

2. Cette phrase fait-elle allusion au caractāre de Théodas *, pu

* Voyez ci-dessus, p. 101-103, et p. 345-347.

LA BRUYÈRE. III. 2

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fertile imagination qu'il soit possible1 de concevoir; mais pour les mœurs et les manières, vous êtes un enfant de douze ans et demi. A quoi pensez-vous de fonder sur une méprise ou un'oubli, ou peut-être encore sur un malentendu, des soupçons injustes, et qui ne convenoient point aux personnes de qui vous les avez? Comptez3 que Monsieur le Prince et Madame la Princesse sont très contents de vous, qu'ils sont très incapables* d'écouter les moindres rapports; qu'on ne leur en a point fait, qu'on n'a point dû leur en faire sur votre sujet, puisque vous n'en avez point fourni de prétexte; que la

blié dans la 6e édition? On l'a dit, et cette interprétation assignerait à la lettre une date postérieure à celle de la 6o édition, dont l'Achevé d'imprimer est du 1er juin 1691. Mais en rappelant la définition qu'il a faite « la première fois », la Bruyère ne semble-t-il pas se reporter à quelque conversation, ou plutôt à quelque lettre antérieure? Et le caractère de Théodas ne serait-il pas le développement de cette première définition de Santeul donnée à Santeul lui-même ? S'il en était ainsi, la lettre que nous commentons serait antérieure à la publication de la 6e édition. Quoi qu'il en soit, elle a été écrite après la mort du grand Condé, alors que son fils prenait le titre de Monsieur le Prince, et que sa femme était appelée Madame la Princesse.

1. On lit dans toutes les anciennes impressions: « qui soit possible de concevoir » ; il est vraisemblable que la Bruyère a écrit ainsi. 2. Tel est le texte des deux ana. Les autres éditions anciennes répètent sur après ou.

3. Dans le Santeüilliana. et dans toutes les réimpressions de la lettre, cet endroit est inintelligible. On lit dans les diverses éditions du Santeüilliana, dans le Santoliana, dans l'édition de 1708 des Lettres choisies et dans la Vie, etc. de M. Santeuil : « aux personnes de qui vous les avez contés (ou contez), que Monsieur le Prince, etc.; >> dans les recueils de Coignard et de Milleran : «< aux personnes de qui vous les avez contées. Que Monsieur le Prince, etc. » — C'est à Édouard Fournier qu'est due la rectification que nous adoptons.

4. Dans les deux ana : « qui sont très incapables. » L'éditeur du recueil de Coignard (1708) et Milleran ont imprimé : « qu'ils sont, etc. >>

5. Dans le Santeüilliana, dans la Vie, etc. de M. Santeuil, dans le recueil de Coignard et dans celui de Milleran : « qu'on a point. »

première chose qu'ils auroient faite auroit été de condamner les rapporteurs voilà leur conduite; que tout le monde est fort content de vous, vous loue, vous estime, vous admire et vous reconnoîtrez que je vous dis vrai. La circonstance du pâté3 est foible contre les assurances que vous donne avec plaisir et avec une estime infinie,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,
DE LA BRUYÈRE”.

1. Le participe est au pluriel masculin dans toutes les anciennes impressions de la lettre (le Santoliana excepté) : « qu'ils auroient faits. » Dinouart a imprimé : « qu'ils auroient faite. »

2. La phrase est ainsi coupée dans les recueils de Coignard et de Milleran: «< voilà leur conduite. Tout le monde, etc. >>

3. « La circonstance du pâté, » telle est la leçon du Santeüilliana et du Santoliana. L'éditeur des Lettres publiées en 1708 par Coignard y a sans doute vu, comme en 1866 Édouard Fournier, « une bizarre faute d'impression; » aussi a-t-il corrigé pâté en passé. Milleran, qui donne la lettre d'après le recueil de Coignard, reproduit cette correction. Nous conservons la leçon du Santeüilliana, qui est la première. L'histoire du páté au sujet duquel il y eut « méprise, oubli ou malentendu, » nous ne la connaissons pas, mais ce «< pâté » n'a rien qui nous surprenne dans les relations de Monsieur le Prince avec Santeul, l'un des convives les plus habituels de Chantilly. Il se peut fort bien qu'un pâté, promis à Santeul, ait été vainement attendu par lui. à l'abbaye de Saint-Victor, et que cette vaine attente ait mis le poëte en colère : il s'est parfois fàché pour de moindres griefs.

4. Dans le Santoliana: « que je vous donne; » et plus loin: « avec une estime possible. »

5. Cette lettre a toute les apparences de l'authenticité, et elle est bien conforme aux relations qui existaient entre Santeul et la Bruyère, ainsi qu'on peut le voir dans la Notice biographique.

XXII

LA BRUYÈRE A SANTEUL1.

Juin? 1691.

« QUE parlez-vous, Monsieur, de haine et de jalousie? Suis-je un Rapin ou un Commire? Je vais terre à terre avec ma prose lourde et massive, et vous vous élevez comme un aigle sur les ailes de la poésie. Qu'aurionsnous ensemble à démêler? D'ailleurs, n'ai-je pas courageusement défendu Aréthuse contre M. le Prince, c'est-àdire contre le plus fin et le plus redoutable critique de l'univers? Que j'aie été vaincu ou non, me suis-je moins exposé à toute la raison de M. le Prince? Qu'un autre s'y joue. Je n'ai donc eu en vue dans cette peinture que de vous faire ressembler, et tout ce qu'il y a de connoisscurs qui l'ont lue, disent que je l'ai fait. Que nous importe après cela, à tous deux, de ce que peuvent dire certaines

1. Cette lettre, publiée par M. l'abbé Urbain dans la Revue d'Histoire littéraire de la France, année 1901, p. 325, est tirée d'un registre de la Bibliothèque nationale, fonds français 24081, fo 272, lequel contient la seconde partie du Mémorial du R. P. Jean de Toulouze, 6 prieur de l'abbaye de Saint-Victor-lez-Paris (1605-1659). Au XVIIIe siècle, on a placé à la suite de ce manuscrit autographe diverses pièces, parmi lesquelles des copies de lettres à Santeul. Celleci est précédée de la copie du caractère de Théodas transcrit d'après une édition des Caractères de 1714 et le texte du caractère est suivi de ces lignes: « Santeul, qui n'étoit guère content de ce portrait parce qu'il s'y trouvoit trop de vérité, en témoigna son chagrin à l'auteur qui lui fit cette réponse : « Que parlez-vous Monsieur..., etc. » La copie de la lettre est postérieure non seulement à 1714, date de l'édition citée des Caractères, mais à 1729, date d'une édition de Santeul dont il est fait mention dans les notes biographiques qui accompagnent la lettre. Pour la date de la lettre, voyez ci-dessus, page 475.

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gens qui n'en sont encore qu'à épeler, et qui ne savent point lire les ouvrages? Vouliez-vous être flatté? Cela est impossible; on est toujours au-dessous des grandes beautés que l'on veut peindre, et d'ailleurs ressembleriez-vous à ces femmes qui se croient même plus belles que les portraits qui les flattent? Ainsi, Monsieur, toute ma défense est de vous prier de relire votre caractère, où il faut qu'un homme habile et pénétrant comme vous trouve son compte. C'est, encore une fois, le sentiment de tout Versailles, qui me trouve heureux d'avoir eu à travailler d'après un si excellent original, et j'ose penser que vous-même n'ètes pas aussi fâché que quelques censeurs le voudroient bien, puis qu'avec toute la gronderie qui est dans votre lettre, vous ne laissez pas de m'envoyer vos hymnes, les plus belles hymnes, les plus latines, les plus pieuses et les plus élégantes qui soient encore sorties de votre esprit. Que ne donnerois-je pas pous avoir dit quelque part en mon patois, en parlant de la Grande Chartreuse: Nil sui perdit sacra solitudo1?

« Je suis, Monsieur, avec toute l'estime et toute l'admiration que vous méritez, et, si vous le voulez, même avec respect, etc.

« LA BRUYÈRE.

« J'attends que je sois à Paris pour vous porter moimême en remerciement de vos admirables poésies ma sixième édition, qui est beaucoup augmentée. »

1. « Ces mots, écrit en note M. l'abbé Urbain, sont tirés de la seconde hymne composée par Santeul en l'honneur de saint Bruno, fondateur de la Chartreuse, dont la fête se célèbre le 6 octobre.

« ....

Nil sui perdit sacra solitudo ;........

Au lieu de sacra, notre manuscrit donne à tort, vaga. »

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