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tecteur. Vous jetâtes la vue autour de vous, vous promenâtes vos yeux sur tous ceux qui s'offroient et qui se trouvoient honorés de vous recevoir; mais le sentiment de votre perte fut tel, que dans les efforts que vous fites pour la réparer, vous osâtes penser à celui qui seul pouvoit vous la faire oublier et la tourner à votre gloire'. Avec quelle bonté, avec quelle humanité ce magnanime prince vous a-t-il reçus ! N'en soyons pas surpris, c'est son caractère : le même, Messieurs, que l'on voit éclater dans toutes les actions de sa belle vie, mais que les surprenantes révolutions arrivées dans un royaume voisin et allié de la France ont mis dans le plus beau jour qu'il pouvoit jamais recevoir.

Quelle facilité est la nôtre pour perdre tout d'un coup le sentiment et la mémoire des choses dont nous nous sommes vus le plus fortement imprimés! Souvenonsnous de ces jours tristes que nous avons passés dans l'agitation et dans le trouble, curieux, incertains quelle fortune auroient courue' un grand roi, une grande reine, le prince leur fils, famille auguste, mais malheureuse, que la piété et la religion avoient poussée jusqu'aux dernières épreuves de l'adversité*. Hélas! avoient-ils péri sur

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1. A la mort du chancelier Seguier (28 janvier 1672), l'Académie pria Louis XIV d'accepter le titre de protecteur.

2. Il y a couru, sans accord, dans toutes les anciennes éditions. 3. Avoient poussées, dans les éditions détachées de Coignard et de Michallet et dans le Recueil de 1698.

4. Allusion à la révolution d'Angleterre et à la fuite du Roi et de la Reine. Sur les inquiétudes que le sort de Jacques II inspirait à la cour, voyez les Lettres de Mme de Sévigné, du 29 décembre 1688 jusqu'au 4 janvier 1689, jour où l'on apprit qu'il s'était embarqué. Elle écrit le 29 décembre (tome VIII, p. 366 et 367): «< Jamais il ne s'est vu un jour comme celui-ci. On dit quatre choses différentes du roi d'Angleterre, et toutes quatre par de bons auteurs. il est à Calais ; il est à Boulogne ; il est arrêté en Angleterre ; il est péri dans son vaisseau; un cinquième dit à Brest; et tout cela tellement brouillé qu'on ne sait que dire........ Les laquais vont et viennent à tous moments; jamais je n'ai vu un jour pareil. »

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la mer ou par les mains de leurs ennemis? Nous ne le savions pas on s'interrogeoit, on se promettoit réciproquement les premières nouvelles qui viendroient sur un évènement si lamentable. Ce n'étoit plus une affaire publique, mais domestique; on n'en dormoit plus, on s'éveilloit les uns les autres pour s'annoncer ce qu'on en avoit appris. Et quand ces personnes royales, à qui l'on prenoit tant d'intérêt, eussent pu échapper à la mer ou à leur patrie, étoit-ce assez? ne falloit-il pas une terre étrangère où ils pussent aborder, un roi également bon et puissant qui pût et qui voulût les recevoir? Je l'ai vue, cette réception, spectacle tendre s'il en fut jamais ! On y versoit des larmes d'admiration et de joie3. Ce prince n'a pas plus de grâce, lorsqu'à la tête de ses camps et de ses armées, il foudroie une ville qui lui résiste, ou qu'il dissipe les troupes ennemies du seul bruit de son approche.

S'il soutient cette longue guerre, n'en doutons pas, c'est pour nous donner une paix heureuse, c'est pour l'avoir à des conditions qui soient justes et qui fassent honneur à la nation, qui ôtent pour toujours à l'ennemi l'espérance de nous troubler par de nouvelles hostilités. Que d'autres publient, exaltent ce que ce grand roi a exécuté, ou par lui-même, ou par ses capitaines, durant le cours de ces mouvements dont toute l'Europe est

1. << Et par les mains, » etc., dans la ge édition.

2. Le 5, au moment où le Roi n'attendait plus que la nouvelle de la mort de Jacques II, on apprit qu'il était débarqué près de Boulogne.

3. La reine d'Angleterre et le prince de Galles étaient arrivés à Saint-Germain le 6 janvier 1689; Jacques II les avait rejoints le lendemain. Louis XIV avait reçu, entouré de sa cour, la Reine et le Roi.

4. La guerre contre la ligue d'Augsbourg. Elle avait commencé en 1689.

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ébranlée : ils ont un sujet vaste et qui les exercera longtemps. Que d'autres augurent, s'ils le peuvent, ce qu'il veut achever dans cette campagne. Je ne parle que de son cœur, que de la pureté et de la droiture de ses intentions: elles sont connues, elles lui échappent. On le félicite sur des titres d'honneur dont il vient de gratifier quelques grands de son État que dit-il? qu'il ne peut être content quand tous ne le sont pas, et qu'il lui est impossible que tous le soient comme il le voudroit. Il sait, Messieurs, que la fortune d'un roi est de prendre des villes, de gagner des batailles, de reculer ses frontières, d'être craint de ses ennemis; mais que la gloire du souverain consiste à être aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu'ils possèdent. Provinces éloignées, provinces voisines, ce prince humain et bienfaisant, que les peintres et les statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur; c'est là son attitude il veut voir vos habitants, vos bergers danser au son d'une flûte champêtre sous les saules et les peupliers, y mêler leurs voix rustiques, et chanter les louanges de celui qui, avec la paix et les fruits de la paix, leur aura rendu la joie et la sérénité.

C'est pour arriver à ce comble de ses souhaits, la félicité commune, qu'il se livre aux travaux et aux fatigues d'une guerre pénible, qu'il essuie l'inclémence du ciel et des saisons, qu'il expose sa personne, qu'il risque une vie heureuse : voilà son secret et les vues qui le font agir; on les pénètre, on les discerne par les seules qualités de ceux qui sont en place, et qui l'aident de leurs conseils. Je ménage leur modestie qu'ils me permettent seulement de remarquer qu'on ne devine point les projets de ce sage prince; qu'on devine, au contraire, qu'on nomme les personnes qu'il va placer, et qu'il ne fait que con

firmer la voix du peuple dans le choix qu'il fait de ses ministres. Il ne se décharge pas entièrement sur eux du poids de ses affaires; lui-même, si je l'ose dire, il est son principal ministre. Toujours appliqué à nos besoins, il n'y a pour lui ni temps de relâche ni heures privilégiées : déjà la nuit s'avance, les gardes sont relevées aux avenues de son palais, les astres brillent au ciel et font leur course; toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ombres; nous reposons aussi, tandis que ce roi, retiré dans son balustre, veille seul sur nous et sur tout l'État. Tel est, Messieurs, le protecteur que vous vous êtes procuré, celui de ses peuples.

Vous m'avez admis dans une Compagnie illustrée par une si haute protection. Je ne le dissimule pas, j'ai assez estimé cette distinction pour desirer de l'avoir dans toute sa fleur et dans toute son intégrité, je veux dire de la devoir à votre seul choix ; et j'ai mis votre choix à tel prix, que je n'ai pas osé en blesser, pas même en effleurer la liberté, par une importune sollicitation'. J'avois d'ailleurs une juste défiance de moi-même, je sentois de la répugnance à demander d'être préféré à d'autres qui pouvoient être choisis. J'avois cru entrevoir, Messieurs, une chose que je ne devois avoir aucune peine à croire, que vos inclinations se tournoient ailleurs, sur un sujet digne, sur un homme rempli de vertus, d'esprit et de connoissances, qui étoit tel avant le poste de confiance qu'il occupe, et qui seroit tel encore s'il ne l'occupoit plus. Je me

1. C'est peut-être, de tout le discours, le passage que le Mercure relève avec le plus d'aigreur (p. 273): « Après avoir tâché de prouver que les places de l'Académie ne se donnoient qu'au mérite, il a dit que la sienne ne lui avoit coûté aucunes sollicitations, aucune démarche, quoiqu'il soit constant qu'il ne l'a obtenue que par les plus fortes brigues qui aient jamais été faites. >>

2. Simon de la Loubère (1642-1729), gouverneur du fils de Pontchartrain. Il s'était occupé de mathématiques, et avait composé

sens touché, non de sa déférence, je sais celle que je lui dois, mais de l'amitié qu'il m'a témoignée, jusques à s'oublier en ma faveur. Un père mène son fils à un spectacle : la foule y est grande, la porte est assiégée; il est haut et robuste, il fend la presse; et comme il est près d'entrer, il pousse son fils devant lui, qui sans cette précaution, ou n'entreroit point, ou entreroit tard. Cette démarche d'avoir supplié quelques-uns de vous, comme il a fait, de détourner vers moi leurs suffrages, qui pouvoient si justement aller à lui, elle est rare, puisque dans ses circonstances1 elle est unique, et elle ne diminue rien de ma reconnoissance envers vous, puisque vos voix seules, toujours libres et arbitraires, donnent une place dans l'Académie françoise.

Vous me l'avez accordée, Messieurs, et de si bonne grâce, avec un consentement si unanime, que je la dois et la veux tenir de votre seule magnificence. Il n'y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur qui aient pu vous plier à faire ce choix: je n'ai rien de toutes ces choses, tout me manque. Un ouvrage qui a eu quelque succès par sa singularité, et dont les fausses, je dis les fausses et malignes applications pouvoient me nuire auprès des personnes moins équitables et moins éclairées que vous, a été toute la médiation que j'ai employée, et que vous avez reçue. Quel moyen de me repentir jamais d'avoir écrit ?

quelques poésies. Chargé de diverses missions, dont l'une l'avait conduit à Siam en 1687, il fit paraître en 1691 un livre intitulé: du Royaume de Siam. Il publia la même année un Traité de l'origine des jeux floraux de Toulouse. L'admission de la Bruyère à l'Académie retarda peu la sienne : il fut reçu, à la place de Tallemant l'aîné, au mois d'août 1693.

I. << Ses circonstances » est le texte de toutes les anciennes édi tions. La plupart des éditeurs modernes ont substitué ces à ses.

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