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chrétien. Tels ont été les Théobaldes, ou ceux du moins qui travaillent sous eux et dans leur atelier.

Ils sont encore allés plus loin; car palliant d'une politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur gré si bien loués et si longtemps que chacun des autres académiciens, ils ont osé faire des applications délicates et dangereuses de l'endroit de ma harangue1 où m'exposant seul à prendre le parti de toute la littérature contre leurs plus irréconciliables ennemis, gens pécunieux, que l'excès d'argent ou qu'une fortune faite par de certaines voies, jointe à la faveur des grands, qu'elle leur attire nécessairement, mène jusqu'à une froide insolence, je leur fais à la vérité à tous une vive apostrophe, mais qu'il n'est pas permis de détourner de dessus eux pour la rejeter sur un seul, et sur tout autre.

Ainsi en usent à mon égard, excités peut-être par les Théobaldes, ceux qui se persuadant qu'un auteur écrit seulement pour les amuser par la satire, et point du tout pour les instruire par une saine morale, au lieu de prendre pour eux et de faire servir à la correction de leurs mœurs les divers traits qui sont semés dans un ouvrage, s'appliquent à découvrir, s'ils le peuvent, quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder, négligent dans un livre tout ce qui n'est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoique en si grand nombre qu'elles le composent presque tout entier, pour ne s'arrêter qu'aux peintures ou aux caractères; et après les avoir expliqués à leur manière et en avoir cru trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou, comme ils les appellent, des clefs fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles qu'elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s'y voient déchif

1. Voyez ci-après, p. 458 et 459, le quatrième alinéa du Discours.

frés, et à l'écrivain qui en est la cause, quoique inno

cente.

J'avois pris la précaution de protester dans une préface1 contre toutes ces interprétations, que quelque connoissance que j'ai des hommes m'avoit fait prévoir, jusqu'à hésiter quelque temps si je devois rendre mon livre public, et à balancer entre le desir d'être utile à ma patrie par mes écrits, et la crainte de fournir à quelquesuns de quoi exercer leur malignité. Mais puisque j'ai eu la foiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d'explications qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner la cour? Dirai-je sérieusement, et protesterai-je avec d'horribles serments, que je ne suis ni auteur ni complice de ces clefs qui courent; que je n'en ai donné aucune; que mes plus familiers amis savent que je les leur ai toutes refusées; que les personnes les plus accréditées de la cour ont désespéré d'avoir mon secret? N'est-ce pas la même chose que si je me tourmentois beaucoup à soutenir que je ne suis pas un malhonnête homme, un homme sans pudeur, sans mœurs, sans conscience, tel enfin que les gazetiers dont je viens de parler ont voulu me représenter dans leur libelle diffamatoire ?

Mais d'ailleurs comment aurois-je donné ces sortes de clefs, si je n'ai pu moi-même les forger telles qu'elles sont et que je les ai vues? Étant presque toutes différentes entre elles, quel moyen de les faire servir à une même entrée, je veux dire à l'intelligence de mes Remarques? Nommant des personnes de la cour et de la ville à qui je n'ai jamais parlé, que je ne connois point, peuvent-elles partir de moi et être distribuées de ma main? Aurois-je donné celles qui se fabriquent à Romo

1. Voyez tome II, p. 19.

LA BRUYÈRE. III. — 2

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rentin, à Mortaigne et à Belesme, dont les différentes applications sont à la baillive, à la femme de l'assesseur, au président de l'Élection, au prévôt de la maréchaussée et au prévôt de la collégiate1? Les noms y sont fort bien marqués; mais ils ne m'aident pas davantage à connoître les personnes. Qu'on me permette ici une vanité sur mon ouvrage je suis presque disposé à croire qu'il faut que mes peintures expriment bien l'homme en général, puisqu'elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province. J'ai peint à la vérité d'après nature, mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon livre des Mœurs. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés. Me rendant plus difficile, je suis allé plus loin: j'ai pris un trait d'un côté et un trait d'un autre; et de ces divers traits qui pouvoient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou comme le disent les mécontents, par la satire de quelqu'un, qu'à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre.

Il me semble donc que je dois être moins blâmé que plaint de ceux qui par hasard verroient leurs noms écrits dans ces insolentes listes, que je désavoue et que je condamne autant qu'elles le méritent. J'ose même attendre d'eux cette justice, que sans s'arrêter à un auteur moral qui n'a eu nulle intention de les offenser par son ouvrage, ils passeront jusqu'aux interprètes, dont la noirceur est inexcusable. Je dis en effet ce que je dis, et

1. Collégiate est le texte de la 8o et de la ge édition. « Ce mot se dit peu, dit le Dictionnaire de Trévoux. Il est synonyme à collégiale. »

nullement ce qu'on assure que j'ai voulu dire; et je réponds encore moins de ce qu'on me fait dire, et que je ne dis point. Je nomme nettement les personnes que je veux nommer, toujours dans la vue de louer leur vertu ou leur mérite; j'écris leurs noms en lettres capitales, afin qu'on les voie de loin, et que le lecteur ne coure pas risque de les manquer. Si j'avois voulu mettre des noms véritables aux peintures moins obligeantes, je me serois épargné le travail d'emprunter les noms de l'ancienne histoire, d'employer des lettres initiales, qui n'ont qu'une signification vaine et incertaine, de trouver enfin mille tours et mille faux-fuyants pour dépayser ceux qui me lisent, et les dégoûter des applications. Voilà la conduite que j'ai tenue dans la composition des Caractères.

Sur ce qui concerne la harangue, qui a paru longue et ennuyeuse au chef des mécontents', je ne sais en effet pourquoi j'ai tenté de faire de ce remerciement à l'Académie françoise un discours oratoire qui eût quelque force et quelque étendue. De zélés académiciens3 m'avoient déjà frayé ce chemin; mais ils se sont trouvés en petit nombre, et leur zèle pour l'honneur et pour la réputation de l'Académie n'a eu que peu d'imitateurs. Je pouvois suivre l'exemple de ceux qui, postulant une place dans cette compagnie sans avoir jamais rien écrit, quoiqu'ils sachent écrire, annoncent dédaigneusement, la veille de leur réception, qu'ils n'ont que deux mots à dire et qu'un moment à parler, quoique capables de parler longtemps et de parler bien*.

J'ai pensé au contraire qu'ainsi que nul artisan n'est

I. VAR. (édit. 8) : des noms.

2. Voyez ci-dessus, p. 441, note 1.

3. Bossuet et Fénélon, par exemple.

4. Cette phrase semble contenir une allusion à l'abbé Bignon, dont le discours, prononcé avant celui de la Bruyère, avait été beaucoup moins long.

agrégé à aucune société, ni n'a ses lettres de maîtrise sans faire son chef-d'oeuvre, de même et avec encore plus de bienséance, un homme associé à un corps qui ne s'est soutenu et ne peut jamais se soutenir que par l'éloquence, se trouvoit engagé à faire, en y entrant, un effort en ce genre, qui le fit aux yeux de tous paroître digne du choix dont il venoit de l'honorer. Il me sembloit encore que puisque l'éloquence profane ne paroissoit plus régner au barreau, d'où elle a été bannie par la nécessité de l'expédition ', et qu'elle ne devoit plus être admise dans la chaire, où elle n'a été que trop soufferte2, le seul asile qui pouvoit lui rester étoit l'Académie françoise; et qu'il n'y avoit rien de plus naturel, ni qui pût rendre cette Compagnie plus célèbre, que si, au sujet des réceptions de nouveaux académiciens, elle savoit quelquefois attirer la cour et la ville à ses assemblées, par la curiosité d'y entendre des pièces d'éloquence d'une juste étendue, faites de main de maîtres, et dont la profession est d'exceller dans la science de la parole3.

Si je n'ai pas atteint mon but, qui étoit de prononcer un discours éloquent, il me paroît du moins que je me suis disculpé de l'avoir fait trop long de quelques minutes; car si d'ailleurs Paris, à qui on l'avoit promis mauvais, satirique et insensé, s'est plaint qu'on lui avoit manqué de parole; si Marly, où la curiosité de l'en

1. Voyez ci-dessus, p. 184 et 185, no 42, et p. 220, no 2.

2. Voyez ci-dessus, p. 220, no 2, p. 221, no 4, et p. 224 et 225, nos 6-10.

3. Les séances de l'Académie étaient déjà publiques les jours où elle recevait un nouveau membre.

4. « Je ne sais si vous avez lu le remerciement de M. de la Bruyère à l'Académie; il a fait ici du bruit. Il a été lu à un dîné du Roi à Marly. Il y a quelques portraits assez vivement touchés. » (Lettre de Bourdelot à l'abbé Nicaise, du 25 juillet 1693, Bibliothèque nationale, Manuscrits, Fonds français, no 9360.) — La même

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