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pas à publier contre moi une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop au-dessous des uns et des autres, facile à manier, et dont les moindres esprits se trouvent capables', mais à me dire de ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur réputation.

Et en vérité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre, depuis quelques années, de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au grand jour de l'impression: comme si on étoit cause qu'ils manquent de force et d'haleine, ou qu'on dût être responsable de cette médiocrité répandue sur leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n'en parlent point; mais s'il est tel que le monde en parle, ils l'attaquent avec furie. Prose, vers, tout est sujet à leur censure, tout est en proie à une haine implacable, qu'ils ont conçue contre ce qui ose paroître

p. 434, « Thomas Corneille, associé avec de Vizé pour le Mercure galant, donna des griffes à la Bruyère. » C'est donc à Thomas Corneille que l'on attribuait l'article du Mercure; mais il est vraimit aussi la main : l'apologie du Mercure doit

semblable que être de lui.

Visé y

1. << Rien n'est plus aisé que de faire trois ou quatre pages d'un portrait, qui ne demande point d'ordre, et il n'y a point de génie si borné qui ne soit capable de coudre ensemble quelques médisances de son prochain, et d'y ajouter ce qui lui paroît capable de faire rire. » (Mercure de juin 1693, p. 272, ou notre tome IV, p. 103.)

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dans quelque perfection, et avec les signes d'une approbation publique. On ne sait plus quelle morale leur fournir qui leur agrée : il faudra leur rendre celle de la Serre ou de des Marets', et s'ils en sont crus, revenir au Pédagogue chrétien et à la Cour sainte3. Il paroît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, qui d'un vers fort et d'un style d'airain, enfonce ses traits contre l'avarice, l'excès du jeu, la chicane, la mollesse, l'ordure et l'hypocrisie, où personne n'est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnoître*; un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes: il n'importe, c'est médisance, c'est calomnie. Voilà depuis quelque temps leur unique ton, celui qu'ils emploient contre les ouvrages des mœurs qui réussissent: ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n'y

1. Jean Puget de la Serre (1606-1665), dont les tragédies en prose avaient le plus grand succès, et qui n'est plus guère connu que par les railleries de Boileau, avait publié, parmi ses très nombreux ou vrages, quelques livres de morale, tels que les Délices de la mort, l'Entretien des bons esprits sur les vanités du monde, l'Esprit de Sénèque et de Plutarque. Son ouvrage le plus souvent réimprimé est un recueil de formules épistolaires qui a pour titre le Secrétaire de la cour; ce livre a eu, dit-on, cinquante éditions. Sur des Marets, voyez tome II, p. 196, note 5.

2. Le vrai Pédagogue chrétien, par le R. P. Philippe d'Outreman. Il a été réimprimé plus de « soixante fois », est-il dit de cet ouvrage dans l'édition publiée à Toulouse en 1687. Le Père d'Outreman est mort en 1652; Voltaire a cité son Pédagogue chrétien dans ses Fragments sur l'histoire.

3. La Cour sainte, ou l'Institution chrestienne des grands avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleury en saincteté, par le R. P. Nicolas Caussin, de la Compagnie de Jésus, Paris, 1623, in-8°. — Le P. Caussin, né en 1583, mort en 1651, confesseur de Louis XIII, disgracié en 1637.

4. La xe satire de Boileau, sur les femmes, achevée en 1693. 5. Voyez au tome I, p. 10, note 2.

6. VAR. (édit. 8): les ouvrages de mœurs.

entendent ni la poésie ni la figure; ainsi il les condamnent; ils y trouvent des endroits foibles : il y en a dans Homère, dans Pindare, dans Virgile et dans Horace; où n'y en a-t-il point? si ce n'est peut-être dans leurs écrits. BERNIN n'a pas manié le marbre ni traité toutes ses figures d'une égale force; mais on ne laisse pas de voir, dans ce qu'il a moins heureusement rencontré, de certains traits si achevés, tout proche de quelques autres qui le sont moins, qu'ils découvrent aisément l'excellence de l'ouvrier: si c'est un cheval', les crins sont tournés d'une main hardie, ils voltigent et semblent être le jouet du vent; l'œil est ardent, les naseaux soufflent le feu et la vie; un ciseau de maître s'y retrouve en mille endroits; il n'est pas donné à ses copistes ni à ses envieux d'arriver à de telles fautes par leurs chefs-d'œuvre l'on voit bien que c'est quelque chose de manqué par un habile homme, et une faute de PRAXITÈLE.

Mais qui sont ceux qui, si tendres et si scrupuleux, ne peuvent même supporter que sans blesser et sans nommer les vicieux, on se déclare contre le vice? sont-ce des chartreux et des solitaires ? sont-ce les jésuites, hommes pieux et éclairés? sont-ce ces hommes religieux qui habitent en France les cloîtres et les abbayes? Tous au contraire lisent ces sortes d'ouvrages, et en particulier, et en public, à leurs récréations; ils en inspirent la lecture à leurs pensionnaires, à leurs élèves; ils en dépeuplent les boutiques, ils les conservent dans leurs bibliothèques. N'ont-ils pas les premiers reconnu le plan et l'économie

1. Il était arrivé, en 1668, à Versailles, une statue équestre du Bernin, qui avait été l'objet des plus vives critiques. Louis XIV, qu'elle représentait, avait failli la faire briser. C'est du cheval de cette statue que parle la Bruyère. Le Roi ayant chargé Girardon de la modifier, elle devint une statue de Marcus Curtius, et fut placée à l'extrémité de la pièce d'eau des Suisses à Versailles.

du livre des Caractères ? N'ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affoiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connoissance de Dieu; qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué, et peut-être confondu; où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les foibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées; où la providence de Dieu est défendue contre l'insulte et les plaintes des libertins? Qui sont donc ceux qui osent répéter contre un ouvrage si sérieux et si utile ce continuel refrain: C'est médisance, c'est calomnie? Il faut les nommer: ce sont des poëtes; mais quels poëtes? Des auteurs d'hymnes sacrés ou des traducteurs de psaumes, des Godeaux ou des Corneilles1? Non, mais des faiseurs de stances et d'élégies amoureuses, de ces beaux esprits qui tournent un sonnet sur une absence ou sur un retour, qui font une épigramme sur une belle gorge, et un madrigal sur une jouissance*.

1. Antoine Godeau(1605-1672), évêque de Grasse et de Vence, a traduit les Psaumes en vers français; Corneille, l'Imitation de JésusChrist.

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2. Voyez les Précieuses ridicules de Molière, scène Ix. Il y a plusieurs pièces de Fontenelle « sur un retour ou sur une absence*; » quelques-unes, sinon toutes, étaient sans doute composées à cette époque. Pavillon, que l'Académie avait préféré à la Bruyère en 1691, a fait, non pas des sonnets, mais pour le moins un madrigal sur une absence, une pièce de vers sur un retour, une autre sur le mot jouissez**: il est probablement aussi

* Voyez ses OEuvres, tome IV, p. 364, 379-399, et tome X, p. 462 et 463, édition de 1766.

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Voyez ses OEuvres, édition de 1720, p. 53, 55 et 163.

Voilà ceux qui par délicatesse de conscience, ne souffrent qu'impatiemment qu'en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut suggérer, j'essaye, dans mon livre des Mœurs, de décrier, s'il est possible, tous les vices du cœur et de l'esprit, de rendre l'homme raisonnable et plus proche de devenir

l'un des beaux esprits que raille la Bruyère. — Chaulieu, le trop tendre ami de Mme de Boislandry, pourrait être encore l'un d'eux, puisqu'il a fait des stances et des élégies amoureuses, des madrigaux sur des absences, et une pièce qu'il a intitulée: Jouissance; cette dernière pièce, il est vrai, doit être postérieure à la Préface; car bien que publiée une seconde fois à part et sans date dans plusieurs éditions des OEuvres de Chaulieu, elle fait partie d'une fable écrite en 1702*. Cette fable même nous donne le nom du poëte qui semble avoir fait le plus souvent des vers sous le titre de Jouissance : « .... Au lieu qu'avant eux, dit Chaulieu en parlant de certains habitants de l'Ile des Bergers, on ne faisoit que des Madrigaux et des Élégies dans l'Ile fortunée, un d'eux commença à y faire la première Jouissance, que voici. Sur quoi Catulle, Pétrone, Martial, et l'abbé Testu en ont fait depuis. » Il y avait deux abbés Testu à l'Académie : il s'agit de Testu de Mauroy, qui sur la recommandation pressante du duc d'Orléans, avait été reçu en 1688 par acclamation et sans scrutin; il avait été aumônier de la duchesse d'Orléans, et le duc d'Orléans l'avait donné pour précepteur à sa fille. Nous ne connaissons point de poésies galantes de lui. Son discours académique est l'un de ceux auxquels la Bruyère avait fait de malicieuses allusions. Mme Deshoulières, elle aussi, avait composé en 1688 une épître sur une absence, celle de Benserade '; elle ne devait pas être l'amie de la Bruyère n'étant point l'ami de Racine: avait-elle sa part dans la phrase que nous commentons ? Notons enfin que Charpentier qui présida à la séance de l'Académie où la Bruyère fit son discours, composa une pièce de vers, nous ne savons à quelle date, en réponse à une Mlle D*** qui lui avait demandé la description d'une jouissance. (Carpenteriana, 1714, p. 139).

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La Perfection d'amour, fable, à S. A. R. Mgr le Duc, servant de réponse à sa lettre, au nom de Mme de Lassay, dans les OEuvres de Chaulieu, tome I, p. 284-301, et tome II, p. 77, édition de 1774.

** OEuvres de Mme Deshoulières, tome II, p. 230, édition de 1747.

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