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J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étoient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie françoise; et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges publics' plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvoient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. Il est vrai; mais je les ai loués tous: qui d'entre eux auroit une raison de se plaindre ? C'est une coutume toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avoit point encore eu d'exemple. — Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si longtemps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie françoise. M'étoit-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique, dans l'éloge de cette savante compagnie3? Être au comble de ses vœux de se voir académicien; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie*; douter si cet honneur qu'on vient de rece

1. VAR. (édit. 8): des éloges critiques.

2. VAR. (édit. 8): C'est une conduite.

3. La plupart des récipiendaires parlaient en effet de Rome et d'Athènes; et le jour même où la Bruyère avait prononcé son discours, on avait entendu l'abbé Bignon, reçu comme lui le 15 juin 1693, s'écrier: « Désormais je me verrai assis au milieu de cette élite de savants, nouveaux héros de l'empire des lettres, qui font revivre en nos jours ce qu'Athènes et Rome ont eu de plus merveilleux. » Dans la réponse aux discours de Bignon et de la Bruyère, Charpentier avait fait aussi intervenir les Grecs et les Romains.

4. « Voici le jour heureux où il m'est permis d'entrer dans le temple de Minerve.... Jour plein de gloire! jour remarquable entre tous les jours de ma vie! » (Discours de réception de l'abbé Testu de

voir est une chose vraie ou qu'on ait songée1; espérer de puiser désormais à la source les plus pures eaux de l'éloquence françoise; n'avoir accepté, n'avoir desiré une telle place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées3; promettre que tout indigne de leur choix qu'on se reconnoît, on s'efforcera de s'en rendre digne cent autres formules de pareils compliments Mauroy, 8 mars 1688.) <<< Permettez-moi, en ce jour le plus beau de ma vie, de ne penser qu'à ce qui peut exciter mon courage et redoubler ma joie. » (Discours de réception de Pavillon, 17 décembre 1691.)

1. « Je doute si je veille ou si je dors, et si ce n'est point ici un de ces beaux songes qui sans nous faire quitter la terre, nous persuadent que nous sommes dans le ciel. » (Discours prononcé par Pellisson, lorsque l'Académie lui donna le droit d'assister à ses séances et d'y opiner, en lui promettant la première place vacante, 30 décembre 1652).) — Boileau lui-même, que la Bruyère ne visait certainement pas, avait dit : « L'honneur que je reçois aujourd'hui est quelque chose pour moi de si grand, de si extraordinaire, de si peu attendu..., que dans le moment même où je vous en fais mes remerciements, je ne sais encore ce que je dois croire. Est-il possible, est-il bien vrai que vous m'avez en effet jugé digne d'être admis dans cette illustre Compagnie ?...» (Discours de réception de Boileau Despréaux, 3 juillet 1684.)

2. «....

Si le public doit tirer tant d'avantages de vos savantes leçons, que n'en doivent point attendre ceux qui, étant reçus dans ces conférences où vous répandez vos lumières si abondamment, peuvent les puiser jusque dans leur source? » (Discours de réception de Thomas Corneille, 2 janvier 1685.)

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3. « .... Aussi n'ai-je souhaité d'obtenir la grâce que vous m'accordez que pour acquérir parmi vous la perfection qui me manque, et les lumières dont j'ai besoin. » (Discours de réception de Quinault, 1670.) - « Ainsi, Messieurs, il n'y a point d'esprit si obscur qui ne s'éclaire à vos lumières.... Que j'avois d'impatience d'être en état de profiter de ces belles instructions! » (Discours de réception de l'abbé de Montigny, depuis évêque de Léon, janvier 1670.) — Combien d'autres encore parlent des lumières de l'Académie! Mais s'il est rare que les récipiendaires omettent de parler des lumières de l'Académie, ou des savants éclairés qui la composent, nous n'en connaissons pas qui ait réuni les deux expressions dans la même phrase.

4. « Pour moi, Messieurs, je m'efforcerai, avec le secours de vos

sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements?

Parce donc que j'ai cru que quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie françoise, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres pour toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition, qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer; et que dans cette prévention où je suis, je n'ai pas espéré que cette Compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches ? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étoient vivants, qui étoient présents: il les a loués plusieurs fois; il les a loués seuls dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avoit bien d'autres délicatesses de politique sur

doctes conférences, de vous suivre de loin et de mériter avec le temps la place qu'il vous a plu me donner aujourd'hui dans cette illustre Compagnie. » (Discours de réception de Perrault, 23 novembre 1671.)

« Je sais bien, Messieurs, qu'en me recevant parmi vous, vous ne m'avez pas rendu digne de vous......... Animé par votre présence, ravi de l'honneur que je reçois, j'oublie ma foiblesse dans ce glorieux moment, et j'ose même espérer de marcher un jour sur vos traces, quand vos lumières, votre exemple et vos leçons m'auront donné assez de force pour vous suivre. » (Discours de Pavillon, déjà cité.) Cette phrase est presque toujours, sous une forme ou sous une autre, la péroraison des récipiendaires, avant la Bruyère. L'abbé Bignon avait dit, dans le cours de sa harangue, quelques minutes avant que la Bruyère prît la parole: « C'est en ces lieux où je me vois admis que je puise, pour la perfection des beaux-arts, l'esprit qui les anime, les trésors qui les enrichissent, des lumières fécondes, etc. >>

I. VAR. (édit. 8): par.

la vertu des grands hommes que n'en sauroit avoir l'Académie françoise. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément: que me seroit-il arrivé si je les avois blâmés tous?

Je viens d'entendre, a dit Théobalde1, une grande vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et qui m'a ennuyé à la mort. Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue; ils allèrent de maisons en maisons; ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès que je leur avois balbutié la veille un discours où il n'y avoit ni style ni sens commun, qui étoit rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi,

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1. Le Théobalde du chapitre de la Société et de la Conversation, avons-nous dit*, est Bensserade; mais il ne s'agit plus de Bensserade, mort depuis trois ans. Théobalde est maintenant Fontenelle, que dans l'édition même où il publiait cette préface, la Bruyère raillait déjà sous le nom de Cydias**. Il ne pouvait répéter ici le même surnom sans confesser publiquement que le caractère de Cydias était le portrait satirique de Fontenelle. S'il ne voulait dire qui était Cydias, il ne devait pas, en effet, avertir les lecteurs que Cydias était le même personnage que le « chef des mécontents *** » dont il repousse les attaques, et qui était connu de toute l'Académie, de beaucoup de gens de la cour et d'une partie de la ville.

2. En marge de la remarque 100 du chapitre des Jugements, un annotateur a écrit : « L'auteur s'attaque lui-même. Il manqua trois fois dans le discours qu'il prononça à l'Académie le jour de sa réception. » D'autre part, le P. Placide va raconter au P. Léonard qu'en prononçant son discours, la Bruyère « anonnait et recommença quelques périodes ». (Manuscrit déjà cité, fo 321, vo.)

* Voyez tome II, p. 149, no 66, et p. 385 et 386, note xvi. **** Ibidem, P. 153, no 75, et p. 386-389, note xviii.

***

Voyez ci-après, p. 451, ligne 16.

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s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avoit pas entendue, qu'ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les Caractères faits de la même main étoient mauvais, ou que s'ils étoient bons, je n'en étois pas l'auteur, mais qu'une femme de mes amies m'avoit fourni ce qu'il y avoit de plus supportable'. Ils prononcèrent aussi que je n'étois pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface: tant ils estimoient impraticable à un homme même qui est dans l'habitude de penser, et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lier ses pensées et de faire des transitions2.

Ils firent plus violant les lois de l'Académie françoise, qui défend aux académiciens d'écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette"; ils les animèrent, non

1. Nous ne connaissons jusqu'ici que deux des amies de la Bruyère : l'une est Mme de Belleforière; l'autre, Mme d'Aligre de Boislandry, qui n'était sans doute pas encore la maîtresse de Chaulieu au moment où parut cette Préface*. Il n'a jamais été dit que Mme de Belleforière sût écrire ; mais Mme de Boislandry avait renom d'écrivain. S'agit-il de Mme de Boislandry?

2. Ils l'avaient presque dit dans le Mercure : « Ce n'est ( il s'agit des Caractères) qu'un amas de pièces détachées, qui ne peut faire connoître si celui qui les a faites auroit assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui seroit suivi. » (Mercure de juin 1693, p. 271, ou notre tome IV, p. 103).

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3. Merc. gal. (Note de la Bruyère). Lisez: Mercure galant. Les deux auteurs associés à cette gazette étaient Donneau de Visé et Thomas Corneille, qui était membre de l'Académie; leur association s'était faite en 1600. « Thomas Corneille, » dit l'abbé d'Olivet, à la suite du passage d'une de ses lettres que nous avons cité

Voyez la Notice biographique, et ci-dessus, p. 322 et suivantes, la note ix.

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