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1803
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1922

V.3

NOTICE pt.2

La Bruyère ne lut pas très bien son discours, paraît-il. Il écrivait mal et peu lisiblement, dira-t-il un jour devant ses confrères; il faisait de plus beaucoup de ratures, nous en serions certain alors même qu'il n'eût pas été raconté que son manuscrit des Dialogues sur le quiétisme en était chargé. N'avait-il pas apporté une copie assez nette lorsque, le 15 juin 1693, il vint prendre place à l'extrémité de la longue table autour de laquelle s'étaient assis les académiciens? Usant d'une sotte et brutale expression que je relègue dans une note1, un de ses auditeurs constata qu'il dut reprendre plusieurs fois sa lecture, et ce témoignage est confirmé par le P. Léonard.

Ce n'était pas seulement le lecteur, c'était surtout l'auteur que l'on critiquait. Peu de jours après la séance, le 24 juin, Bourdelot écrivait à l'abbé Nicaise : « M. l'abbé Bignon.... fit assez bien, et... M. de la Bruyère.... fit très mal, à ce que tout le monde dit2. » Dans une lettre du 26 juin Galland se montra aussi peu bienveillant : « La harangue de M. l'abbé Bignon a répondu à ce qu'on attendait de lui; mais celle de M. de la Bruière ne correspondit pas à ses Caractères 3. >>> ! Après l'impression le discours fut goûté à Marly, où le Roi l'écouta, à Chantilly, « écueil des mauvais ouvrages »>, à Rotterdam, d'où Bayle écrivit la seule lettre des correspondances du temps où nous ayons trouvé un éloge; mais

1. Voyez ci-après p. 441, note 2.

2. Bibliothèque nationale, fonds français, no 9360, lettre 83. Conférez ci-après, p. 452, le fragment d'une lettre que Bourdelot écrivit à Nicaise le 25 juillet.

3. Ibidem, lettre go.

4. « Il m'a prêté, dit-il de Jacques Basnage, le discours de M. de la Bruyère prononcé à l'Académie le jour de sa réception. Je ne sais point ce que les connoisseurs en disent, mais pour moi, je l'ai trouvé tout à fait beau. C'est un style d'un tour fort singulier et qui, sans être selon toutes les règles du dégagement des périodes et des équivoLA BRUYÈRE. III. 28

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obtint-il, ainsi que la Bruyère s'en flattait, l'approbation générale à Paris et à Versailles? Non, si les abbés d'Olivet et Trublet ont exactement résumé les jugements des contemporains de la Bruyère et ceux de la génération qui suivit la sienne. << Il est vrai, écrit d'Olivet en 1736, que le discours de la Bruyère déplut beaucoup. Ceux mêmes qu'il avoit le plus loués s'en plaignirent par considération pour ceux qu'il avait laissés dans l'oubli1. » Et Trublet en 1759: «En général ce discours, quoique très beau, fut peu goûté lorsqu'il fut prononcé. Il ne s'est même pas relevé à la lecture, pas même auprès de la génération présente, et j'entends encore tous les jours citer la Bruyère lorsqu'on parle d'académiciens célèbres par d'excellents ouvrages et qui pourtant n'ont fait à leur réception qu'un discours médiocre ou même mauvais. Je suis bien éloigné, ajoute Trublet, de penser ainsi de celui de la Bruyère. Je n'en connois guère d'aussi beaux, et je n'ai point craint de le dire plus d'une fois à M. de Fontenelle même. J'avoue qu'il n'étoit pas de mon avis; mais il avoit ses raisons, ou plutôt ses motifs 2. » Boileau, qui n'avait pas assisté à la séance où la Bruyère le déclarait l'égal d'Horace et proclamait << la sûreté, la justesse, l'innocence de sa critique, » n'était pas plus indulgent que beaucoup d'autres, si l'on s'en rapporte au Bolæana: « J'ai eu le courage de lui soutenir, aurait-il dit, que son discours à l'Académie étoit mauvais, quoique d'ailleurs très ingénieux et parfaitement écrit; mais que l'éloquence ne consiste pas à dire simplement de belles choses, qu'elle tend à persuader, et que pour cela il faut dire des choses convenables aux temps, aux lieux et aux personnes3. » Tous les commentaires qu'échangeaient sur le discours,

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ques de nos nouveaux grammairiens, est plein d'idées qui, en peu de mots, enferment de grands objets. » Lettres inédites adressées de 1686 à 1737 à J.-A. Turretini, théologien génevois, publiées par E. de Budé, Paris, 1887, tome I, p. 234.

1. Catalogue de la vente des autographes de M. Parison (1864), p. 68, no 491, lettre du 16 mars 1736.

2. Mémoires sur Fontenelle, p. 223 et 224.

3. Bolæana ou Entretiens de M. de Losme de Monchesnay avec M. Despréaux, dans le tome V de l'édition Saint-Marc des OEuvres de Boileau, p. 77.

même avant qu'il ne fût imprimé, ceux qu'intéressaient les choses de l'Académie ne nous sont point parvenus. A qui, par une interprétation « dangereuse » pour lui, disait la Bruyère, appliquait-on une apostrophe qu'il avait assez singulièrement introduite dans l'éloge du cardinal de Richelieu? Il s'adressait à certains ambitieux, parvenus enrichis que favorisaient de puissants personnages et qui, se donnant pour de « bonnes têtes » et des « génies heureux », se vantaient de ne jamais rien lire; il proposait à leurs méditations la vie du fondateur de l'Académie qui, au milieu de ses occupations et de ses devoirs, avait aimé la littérature et les gens de lettres. A qui la Bruyère faisait-il ainsi la leçon? à Gourville ou à quelque autre commensal de ses princes? En 1689, dans le chapitre des Jugements1, il avait parlé, et cette fois pour en faire l'éloge, de telle « bonne tête », de tel « ferme génie »,.... « âme sublime, née pour régir les autres », qui pouvait se dispenser de lecture et d'étude. Les auteurs des clefs avaient inscrit le nom de Louvois en marge de la réflexion. Ici, dans l'alinéa consacré à Richelieu, ce n'était pas l'apostrophe aux contempteurs des belles-lettres qui pouvait éveiller en l'esprit des critiques subtils le souvenir de Louvois, c'était un autre passage. Après avoir rappelé la phrase où il est dit que Richelieu a respecté l'étranger, ménagé les couronnes, connu le poids de leur alliance, opposé des alliés à des ennemis, veillé aux intérêts du dehors, Léonard écrit : << L'assemblée prit cette louange pour une satire contre M. de Louvois, qui avoit méprisé les étrangers, qui ne gardoit aucune mesure avec les couronnes et qui n'engageoit aucun prince dans les intérêts de la France. »

Comme il a été dit, les adversaires de la Bruyère s'étaient surtout conjurés pour obtenir la suppression du parallèle de Corneille et de Racine; ils voulaient empêcher la publication du discours ou du moins sa publication intégrale. A cette question, qui se termina par l'accord désirable, s'en mêlait une autre la Bruyère s'était permis de faire imprimer sa harangue par son libraire, oubliant que l'Académie avait son imprimeur, le libraire Coignard; « Il avoit commencé, dit le P. Léonard, à faire imprimer son discours, qu'il avoit fait à 1. Tome III, p. 33 et 34, no 67.

sa réception à l'Académie, par Michallet, et ne s'étoit pas servi du libraire de l'Académie. Elle s'en est plainte: il a dit que c'étoit une épreuve et que, ne pouvant pas bien écrire facilement et écrivant mal, etc. » Cette phrase, textuellement citée, n'est pas claire. La Bruyère, devançant les temps, aurait-il eu la pensée de faire imprimer son discours avant de le prononcer et l'aurait-il lu sur une épreuve, comme il se fait aujourd'hui? A-t-il prétendu que l'impression d'une épreuve dans les ateliers de Michallet, où l'on savait déchiffrer son écriture, avait pour objet d'offrir à Coignard un texte d'une lecture facile? Ni l'une ni l'autre de ces conjectures n'est bien satisfaisante.

La discussion qui s'était ouverte à l'occasion du conflit entre les deux libraires et du parallèle des deux grands poëtes tragiques avait été vive, car Léonard, après avoir écrit que le discours ne serait pas publié, ajoute en parlant de la Bruyère: « Il est fort difficile, et l'Académie le regarde déjà comme un autre Furetière. » Pour se justifier d'avoir porté son manuscrit à l'imprimerie Michallet, la Bruyère pouvait invoquer un meilleur argument que celui qu'il avait employé, quel qu'il fût : c'est que Coignard, tout en étant de fait l'imprimeur et le libraire de l'Académie, n'avait pas encore demandé le privilège qui devait le garantir contre toute concurrence. C'est là sans doute la considération qui rendit facile un accommodement. Le procès engagé par Coignard contre Michallet prit fin dès les premiers actes de procédure. Les formalités nécessaires furent remplies pour qu'un privilège assurât les droits de Coignard, et, tandis qu'il publiait le discours en l'accompagnant de l'extrait du privilège, Michallet, de son côté, mettait en vente << avec permission » une autre édition in-quarto.

Le discours fut réimprimé en 1694 dans la 8o édition, où la publication en avait été autorisée par un privilège nouveau. İl y était précédé de la préface, qui fit voir aux adversaires de la Bruyère que le nouvel académicien n'avait rien pardonné. Nous publions la Préface et le Discours d'après le texte de édition des Caractères, et nous donnons dans les notes les variantes, peu importantes d'ailleurs, qu'offrent la 8 édition pour la Préface et le Discours, et, de plus, pour le Discours, les éditions détachées de Coignard et de Michallet.

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PRÉFACE.

CEUX qui, interrogés sur le discours que je fis à l'Académie françoise le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avois fait des caractères, croyant le blâmer, en ont donné l'idée la plus avantageuse que je pouvois moi-même desirer; car le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c'étoit le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restoit plus que de savoir si je n'aurois pas dû renoncer aux caractères dans le discours dont il s'agissoit; et cette question s'évanouit dès qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien compose celui qu'il doit prononcer, le jour de sa réception, de l'éloge du Roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Seguier, de la personne à qui il succède, et de l'Académie françoise. De ces cinq éloges, il y en a quatre de personnels; or je demande à mes censeurs qu'ils me posent si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique, et peut-être me condamner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

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