Page images
PDF
EPUB

tueux Tacayama, ainsi que l'ancien roi de Tamba, Jean Naytadono, le prince Thomas, son fils, la princesse Julie, sa sœur, Thomas Uquinda, un des plus grands seigneurs du royaume de Buygen, et quantité d'autres personnes qualifiées, en un mot tout ce qu'il y avait dans l'empire de Chrétiens qui fissent quelque figure ou pussent donner de l'ombrage, seraient conduits à Méaco, et livrés par le gouverneur de cette capitale à celui de Nangazaqui, pour être ensuite embarqués et transportés hors des terres du Japon.

On connaît les dispositions de ces confesseurs de la foi par ce que le saint roi de Tamba écrivit à un père de la compagnie de Jésus. « La persécution va toujours croissant, et, par la miséricorde du Seigneur, nous sommes en fort grand nombre disposés à donner tout notre sang pour la cause de Dieu. Je crois que ceci ne finira pas sitôt, et je me flatte que le divin Sauveur veut que nous ayons quelque part à ses souffrances. Si cela arrive, nous aurons la consolation de marcher sur les pas de ces anciens martyrs qui ont fait la gloire de l'Église dans ses plus beaux jours, et qui l'ont cimentée de leur sang. Priez pour nous, mon cher père, et conjurez l'auteur de tout bien de nous accorder la grâce de persévérer jusqu'à la fin. Qui l'eût cru que notre chère patrie dût être assez heureuse pour donner des martyrs à Jésus-Christ, et que de misérables pécheurs comme nous dussent être choisis pour entrer des premiers dans la lice! Cette seule pensée me remplit d'une joie inexprimable, et me fait verser des larmes en abondance, dans le souvenir des bontés de Dieu à mon égard. >>

Deux lettres, qu'on nous a conservées du prince Thomas, font voir que le fils ne le cédait pas à son père pour le zèle et les sentiments. Voici la seconde, qu'il écrivit aux fidèles de Cumamoto, pendant qu'il était enfermé dans une forteresse du Fingo, où l'on mettait sa foi aux plus rudes épreuves. « J'eus bien du chagrin, mes très-chers frères, lorsque j'appris dernièrement que la persécution avait fait quelques infidèles; mais la fidélité du plus grand nombre me console. Ah! que j'aurais de joie d'être auprès d'eux s'ils ont le bonheur de mourir martyrs! Je baiserais le sang qu'ils verseraient pour Jésus-Christ, et je les conjurerais de demander à mon divin Sauveur la même grâce pour moi. Je vous fais à tous cette même prière, mes très-chers frères, et c'est avec d'autant plus de confiance, que je reconnais plus visiblement mon indignité. Je suis ravi que ces généreux confesseurs aient renoncé à tout ce qu'ils possédaient sur la terre, mais je n'en suis nullement surpris. Peut-il y avoir des hommes assez insensés pour préférer de vaines richesses à un Dieu dont les trésors sont inépuisables, et qui ne se laisse

jamais vaincre en générosité? Que ceux qui les dépouillent de ces faux biens leur rendent un grand service! Car, enfin, que peuventils leur ôter, qu'il ne leur faille quitter un jour? D'ailleurs, n'est-il pas constant que ce sont ces biens périssables qui sont le plus grand obstacle à notre salut? J'ai toujours regardé ceux qui les sacrifient pour acquérir les trésors du ciel comme de sages usuriers qui donnent de la boue pour recevoir de l'or. Autrefois je tâchais de m'exercer dans ce saint trafic, en m'occupant tout entier de la prière et de la fréquentation des sacrements; mais j'ai tout gâté depuis par ma tiédeur. Aujourd'hui j'ai quelque espérance de suppléer à ce défaut par le martyre. Quelques-uns disent que vous n'êtes pas assez fervents pour mériter que Dieu vous fasse la grâce de confesser son saint nom au péril de votre vie; que sera-ce donc de moi, qui suis bien plus lâche que vous dans son service? J'ai néanmoins un secret pressentiment que le Seigneur ne rejettera point mes désirs, et que j'aurai l'honneur de verser mon sang pour lui.

« Ce n'est pas à moi à vous donner des avis, mais je vous conjure, comme mes frères et nos chers fils en la foi, de mettre sous les pieds tout ce qui est terrestre. Vous pouvez bien vous souvenir de ce que nous avons souvent dit dans nos conférences spirituelles, que de négliger les biens du ciel pour courir après ceux de la terre, c'est renverser l'ordre naturel des choses... Songez aussi que nous voici au temps de l'épreuve: c'est à coups de ciseau que d'une pierre brute on fait une pierre propre à bâtir, et c'est par le moyen du feu et du marteau qu'on donne au fer la forme qu'on veut lui faire prendre; Jésus-Christ, pour construire l'édifice spirituel de son Église, en a usé de la même manière : il a commencé par lui-même, qui en devait être la pierre angulaire; et c'est par le feu des tribulations qu'il a éprouvé et sanctifié ceux qu'il a voulu y faire servir de base et de fondement. Montrons-nous dignes d'être traités de la même manière que l'ont été ses disciples les plus chéris : il n'aurait point permis que nous fussions attaqués s'il n'avait eu dessein de nous couronner. Quant à ce qui me regarde, on ne peut avoir plus d'assauts à essuyer que je n'en ai eu depuis que je suis ici. On me représentait ma jeunesse, ma naissance, mes services, ce que je devais à mes enfants, les affreux périls auxquels je m'exposais: jugez si, n'ayant personne avec moi pour m'animer et me fortifier, je n'ai pas eu besoin d'une assistance toute particulière du ciel pour me soutenir. Depuis quelque temps on me laisse un peu en repos, et je vois bien qu'on désespère de me gagner. Aussi ne tient-il qu'à nous d'être invincibles, assistés que nous sommes du bras du Tout-Puissant. Mais ce n'est pas assez d'être sorti une ou deux fois victorieux du combat; la récompense

n'est donnée qu'à celui qui persévérera jusqu'à la fin: ne vous lassez point de demander pour vous et pour moi une grâce si nécessaire. >> Tels étaient les sentiments des confesseurs du Japon. On y respire le même esprit que dans les épitres des apôtres, que dans les lettres de saint Ignace d'Antioche, de saint Polycarpe de Smyrne, de sainte Perpétue de Carthage, des saints martyrs de Lyon. L'Eglise de Dieu est toujours la même : l'esprit de Dieu demeure avec elle éternellement.

La troupe sainte des confesseurs japonais, qui montait à plus de mille, y compris Ucundono, le roi et le prince de Tamba, avec toutes leurs familles, tous les religieux de Saint-Augustin, de Saint-Dominique et de Saint-François, et vingt-trois Jésuites, furent déportés à Manille, capitale des Philippines 1. Ils y furent reçus par l'archevêque et par le gouverneur, par le clergé et par le peuple, comme des confesseurs de la foi, au bruit du canon, au son des cloches, en procession, avec la croix et les bannières : ce fut une joie publique. Cette joie durait encore, lorsque le plus illustre de ces confesseurs, Juste Ucundono, tomba dangereusement malade. Aussitôt il fit appeler son confesseur, et, après lui avoir témoigné le plaisir qu'il ressentait de mourir exilé pour Jésus-Christ, il ajouta: Je ne recommande ma famille à personne : ils ont l'honneur, aussi bien que moi, d'être proscrits pour la religion; cela leur doit tenir lieu de tout. Il parla sur le même ton à ses enfants: « Quelle comparaison, leur dit-il, du service des hommes au service de Dieu! J'ai, dès l'enfance et jusqu'à mon premier exil, fait la guerre pour mes seigneurs et mes empereurs. Pendant tout ce temps-là, j'ai plus souvent endossé la cuirasse que je n'ai vêtu la robe de soie; j'ai blanchi sous le casque, et mon épée n'est pas demeurée dans le fourreau tant que j'ai eu les ennemis de l'État à combattre ; j'ai cent fois risqué ma vie pour mes souverains : quel fruit en ai-je retiré? Vous le voyez. Mais, au défaut des hommes, Dieu ne m'a point manqué. Dans le temps de ma plus brillante fortune, me suis-je vu plus honoré et dans une plus grande abondance de tout que je le suis ici? Et qu'est-ce encore que cette prospérité passagère, au prix de la récompense que j'attends au ciel? Que je ne voie donc point couler de larmes, si ce n'est de joie ; vous avez bien plus de raison de me féliciter que de me plaindre; et quant à ce qui vous touche, je ne saurais vous croire malheureux, puisque je vous laisse à la garde de Dieu, dont la bonté et la puis

1 Une autre bande d'exilés, composée de soixante-treize Jésuites et d'un grand nombre de Japonais, fut embarquée le mème jour et dirigée vers Macao où elle arriva en peu de jours. Hist. du Japon, l. 13.

[ocr errors]

sance n'ont point de bornes. Continuez à lui être fidèles, et soyez assurés qu'il ne vous abandonnera point. >>

Le malade fit ensuite son testament, qui fut assez semblable à celui du saint homme Tobie: aussi n'avait-il, comme cet autre chef d'une famille exilée, que des vertus et de grands exemples à laisser à ses héritiers. Il conclut tout ce qu'il avait à leur dire par déclarer qu'il désavouait pour son sang quiconque d'entre eux se démentirait dans la suite de ce qu'ils avaient fait paraître jusqu'alors de piété et de religion. Il mourut dans ces sentiments le 5me de février 1615, après avoir reçu les sacrements de l'Église avec une dévotion et dans des transports de ferveur dignes d'un héros chrétien et d'un confesseur de Jésus-Christ. Sa mort, qui fut annoncée par le son des cloches de toute la ville, mit également en deuil les Japonais et les Espagnols: il semblait que chaque particulier eût perdu son père, et l'on n'entendait de tous côtés que des gens qui se disaient les uns aux autres en gémissant : Le saint est donc mort! Ah! nous n'étions pas dignes de le posséder 1.

Au Japon, le cubosama Gixasu suivait toujours son premier plan, qui était de ne point répandre le sang des fidèles, mais de les priver des plus considérables d'entre eux, surtout de leurs pasteurs, et puis de les anéantir par des vexations de détail. A Méaco, un officier fit tourmenter cruellement plusieurs confesseurs de la foi : l'un d'eux étant près de rendre l'âme, il le fit jeter à la voirie. Les Chrétiens l'enlevèrent, et, l'ayant trouvé qui respirait encore, ils le firent panser avec tant de soin et de bonheur, qu'il guérit parfaitement. Les confesseurs étant sortis victorieux de ce premier combat, on songea à leur en livrer un second beaucoup plus dangereux. On choisit parmi leurs femmes douze des plus jeunes et des plus belles, et on les envoya à ceux qui tenaient des lieux publics de débauche. Ceux-ci firent d'abord quelque difficulté de les recevoir, disant qu'elles se tueraient plutôt que de se laisser déshonorer; mais on leur répondit que la religion chrétienne, dont elles faisaient profession, défendait d'attenter à sa vie sous quelque prétexte que ce fût ; et sur cette assurance ils les acceptèrent. A peine ces ferventes chrétiennes se virent-elles enfermées dans ce lieu d'horreur, qu'elles demandèrent la permission de se couper les cheveux on la leur accorda sans peine, et on leur donna des ciseaux; mais, au lieu d'en faire l'usage qu'elles avaient dit, elles s'en tailladèrent tout le visage et se défigurèrent tellement, que de jeunes débauchés qui les attendaient en furent effrayés et se retirèrent d'abord. Ceux qui les avaient achetées appelèrent aussitôt

1 Hist. du Japon, t. 4, l. 13, sub fine.

des Chrétiens, et les prièrent de reconduire ces femmes à leurs maris, en qui leur difformité ne fit qu'augmenter l'amour qu'ils leur portaient, et qui les firent si bien panser, qu'aux cicatrices près, marques glorieuses de leur vertu, elles furent très-bien guéries.

Le stratagème diabolique de tenter les fidèles par la prostitution de leurs femmes eut plus de succès dans le royaume de Buygen; il y fit plusieurs apostats, dont la lâcheté se vit confondue par ce qui paraissait le plus faible. Il y avait près de la capitale un hôpital de lépreux : le roi leur fit dire qu'il prétendait que désormais ils adorassent les dieux de l'empire. Ils répondirent tous unanimement qu'en tout ce qui leur serait ordonné de la part de leur souverain, et qui ne serait point contraire à la loi de Dieu, ils obéiraient sans peine, dût-il leur en coûter la vie; mais qu'ils devaient encore plus de fidélité à celui dont ils avaient reçu l'être et tout ce qu'ils étaient. On les menaça de les brûler dans leur hôpital, et l'on fit même semblant d'en venir à l'exécution: ils protestèrent qu'ils n'en sortiraient point, de peur qu'on ne prit leur fuite pour un signe d'apostasie. On rendit compte au roi de leur résistance, et ce prince, bien loin d'en être irrité, la trouva digne des plus grands éloges et voulut qu'on les laissât en repos 1.

Dans sa politique envers les Chrétiens, le cubosama Gixasu avait probablement encore autre chose en vue: c'était de dépouiller de l'empire son ancien pupille, l'empereur séculier Fide Jory. Il prévoyait sans doute que, dans le cas d'une guerre, les seigneurs chrétiens se déclareraient plutôt pour le fils de Taïcosama que pour un nouvel usurpateur. Il exila donc prudemment les plus braves d'entre les Japonais, surtout le fameux Ucundono, dont il disait lui-même qu'il valait lui seul une armée entière.

La guerre éclata effectivement entre le tuteur et le pupille; après quelques combats, il y eut une paix simulée, suivie d'une bataille sanglante, à la suite de laquelle l'empereur Fide Jory disparut, et le cubosama Quixasu se trouva le seul maître du Japon. Ce dernier mourut vers le commencement du mois de juin 1615, en recommandant à son fils et successeur, par-dessus toutes choses, d'arracher de ses États jusqu'à la dernière racine de la religion chrétienne, et de tenir surtout la main à ce qu'il n'y restât aucun docteur européen 2.

Parmi les missionnaires, plusieurs étaient demeurés au Japon, d'autres y rentraient sous divers déguisements; la position des Chrétiens y devenait de jour en jour plus périlleuse; le nouvel empereur,

Hist. du Japon, t. 4, l. 13, sub fine. — Ibid., t. 4, l. 14.

« PreviousContinue »