Page images
PDF
EPUB

De 1605 per le moment favorable de confesser Jésus-Christ devant les officiers de l'empereur. Les femmes de qualité se réunissaient dans les maisons où elles croyaient pouvoir être le plus aisément découvertes, et il y eut à Méaco une jeune dame qui pria ses amies que, si elles la voyaient trembler ou reculer, elle la traînassent par force au lieu du supplice. En un mot, les moyens de se procurer l'honneur du martyre étaient la grande occupation des fidèles de tout âge, de tout sexe et de toute condition.

Ongasayara, gentilhomme du Bungo, ayant su qu'on dressait des listes des Chrétiens, dit publiquement qu'on ne pouvait lui disputer l'honneur d'y être inscrit des premiers. On fit ce qu'il souhaitait, et il travailla ensuite à procurer à sa famille le bonheur qu'il croyait s'être assuré à lui-même. Toutefois, pour son vieux père, âgé de quatre-vingts ans, et qui n'était baptisé que depuis six mois, il crut plus sage de l'engager à se retirer dans quelque maison de campagne, où l'on ne s'aviserait pas de l'aller chercher. Mais, malgré toutes les représentations, jamais le vieillard ne voulut entendre parler de retraite; il voulait absolument mourir pour Dieu, mais mourir les armes à la main, comme il convenait à un vieux militaire. Il entre ainsi plein d'émotion dans l'appartement de sa bru, et la trouve occupée à se faire des habits fort propres ; il voit en même temps les domestiques, et jusqu'aux enfants, qui s'empressaient à préparer, l'un son reliquaire, l'autre son chapelet, d'autres leur crucifix; il demande la cause de tout ce mouvement, et on lui répond que l'on se dispose au combat. — Quelles armes, et quelle espèce de combat? s'écrie-t-il. — Il s'approche de la jeune femme. Que faites-vous là, ma fille? lui demande-t-il. J'ajuste ma robe, répond-elle, pour être plus décemment lorsqu'on me mettra en croix; car on assure qu'on y va mettre tous les Chrétiens. Elle dit cela d'un air si doux, si tranquille, si content, qu'elle déconcerta son beau-père. Il demeura quelque temps à la regarder en silence; puis, comme s'il fût revenu d'une profonde léthargie, il quitta ses armes, tira son chapelet, et le tenant entre les mains : C'en est fait, dit-il, je veux aussi me laisser crucifier avec vous.

Les premiers martyrs de cette persécution furent deux filles esclaves, que leurs maîtres égorgèrent en haine du christianisme. L'âge le plus tendre donna des exemples du courage le plus héroïque. Un enfant de dix ans avait un père, lequel, après avoir lâchement abjuré sa foi, entreprit d'engager son fils dans l'apostasie. Il y trouva une résistance, à laquelle il ne s'était pas attendu ; mais il fut encore bien plus surpris lorsque l'enfant, fatigué de ses discours, lui parla en ces termes : « Un père qui est homme honneur ne doit avoir rien

plus à cœur que de porter ses enfants à la pratique de la vertu. Il est bien surprenant, mon cher père, qu'après avoir, par une insigne lâcheté, renoncé au culte du vrai Dieu, vous preniez à tâche de rendre votre fils complice d'une si grande infidélité. Vous devriez bien plutôt songer à rentrer vous-même dans le sein de l'Église qu'à vouloir m'en faire sortir. Mais vous ferez par rapport à vous tout ce qu'il vous plaira: il n'y a point de loi qui ordonne à un enfant d'être l'imitateur de la perfidie de son père, et j'espère que Dieu me fera la grâce de lui être fidèle jusqu'au bout, malgré tous vos efforts. » Cette déclaration irrita extrêmement le père apostat, et dans le premier mouvement de sa colère, il chassa son fils de chez lui. L'enfant sortit fort content, et, se regardant comme orphelin, sans aucune ressource de la part de ceux qui lui avaient donné le jour, il se jeta entre les bras de l'Église, qui lui servit de mère, un missionnaire s'étant chargé de lui. Quantité d'autres enfants firent paraître la même fermeté, et une ardeur, pour être inscrits dans les listes, qui jeta tout le monde dans l'admiration.

Toutefois, grâce à divers incidents, ce grand mouvement s'apaisa. Le nombre des prisonniers fut réduit à quinze, puis porté à dix-sept: cinq religieux de Saint-François et douze laïques, la plupart domestiques ou catéchistes de ces Pères. Comme on appelait ceux-ci par leurs noms, il se trouva qu'un d'eux, nommé Mathias, était allé faire des emplettes pour la maison. Un bon artisan du voisinage entendant l'officier qui criait : Où donc est Mathias? s'approcha et lui dit : Je me nomme Mathias; je ne suis point, apparernment, celui que vous demandez, mais je suis Chrétien aussi bien que lui et fort disposé à mourir pour le Dieu que j'adore. Cela suffit, dit l'officier; peu m'importe, pourvu que ma liste soit remplie. Le martyr Mathias fut donc ajouté aux seize, comme l'apôtre saint Mathias fut ajouté aux onze. Le 31 décembre, on leur en joignit encore sept autres : les trois Jésuites, un religieux de Saint-François et trois séculiers, ce qui portait leur nombre à vingt-quatre.

Parmi ces Chrétiens condamnés à mourir, il y avait trois enfants, dont la ferveur et la constance étonnèrent les infidèles et attirèrent sur toute la troupe la compassion de la multitude. L'un se nommait Louis et n'avait que douze ans ; les deux autres avaient nom Antoine et Thomas, et n'en avaient pas plus de quinze: ils servaient à l'autel chez les Pères de Saint-François et avaient été mis des premiers sur la liste. Il n'avait tenu qu'à eux de n'y être pas; on avait même refusé d'abord d'y mettre le petit Louis; mais il fit tant par ses pleurs et par ses prières, qu'on lui donna cette satisfaction. Il refusa dans la suite un moyen qu'on lui suggéra de s'évader, et ils soutinrent tous

trois jusqu'au bout de la carrière ce grand courage qui les y avait fait entrer.

Le troisième jour de janvier 1597, sur une place de Méaco, on devait couper le nez et les oreilles aux martyrs. Le gouverneur, qui était humain, leur fit seulement couper une partie de l'oreille gauche. On les promena ensuite, couverts de leur sang, sur des charrettes, de ville en ville, jusqu'à Nangazaqui, où ils devaient être crucifiés. Le but de cette exposition était d'intimider les Chrétiens; elle fit un effet contraire : la vue des trois enfants toucha même les infidèles, et plusieurs se convertirent. Deux Chrétiens, Pierre Cosaqui et François Dauto, qui portaient toujours des rafraîchissements aux martyrs, furent mis avec eux par les gardes, ce qui porta leur nombre à vingtsix. Leur martyre eut lieu à Nangazaqui, le 5 février 1597: ils purent se confesser encore tous auparavant. « Quand on vint leur dire que le commandant les attendait sur la colline où ils devaient consommer leur sacrifice, ils s'y rendirent aussitôt, suivis d'un peuple infini. Les Chrétiens qui se trouvaient sur leur passage se prosternaient devant eux, et, les yeux baignés de larmes, se recommandaient à leurs prières ils arrivèrent enfin au pied de la colline, et du plus loin qu'ils aperçurent leurs croix, ils coururent les embrasser, ce qui causa un nouvel étonnement aux infidèles.

« Les croix du Japon ont vers le bas une pièce de bois en travers, sur laquelle les patients ont les pieds posés, et au milieu une espèce de billot sur lequel ils sont assis. On les attache avec des cordes par les bras, par le milieu du corps, par les cuisses et par les pieds, qui sont un peu écartés. On y ajouta un collier de fer, qui tenait aux martyrs le cou fort roide. Quand ils sont ainsi liés, on élève la croix et on la place dans son trou. Ensuite le bourreau prend une manière de lance et en perce de telle manière le crucifié, qu'il la fait entrer par le côté et sortir par l'épaule; quelquefois cela se fait en même temps des deux côtés, et si le patient respire encore, on redouble sur-le-champ, de sorte qu'on ne languit point dans ce supplice.

« On allait commencer l'exécution, lorsque le Jésuite Jean de Gotto aperçut son père, qui était venu pour lui dire un dernier adieu. « Vous voyez, mon cher père, lui dit le saint novice, qu'il n'y a rien qu'on ne doive sacrifier pour son salut. — Je le sais, mon fils, répondit le vertueux père, je remercie Dieu de la grâce qu'il vous a faite, et je le prie de tout mon cœur de vous continuer jusqu'au bout ce sentiment si digne de votre état. Soyez persuadé que votre mère et moi sommes très-disposés à imiter votre exemple, et plût au ciel que nous eussions eu l'occasion de vous le donner! » On attacha ensuite le martyr à la croix, au pied de laquelle, dès qu'elle fut dres

sée, le père eut le courage de se tenir. Il y reçut une partie du sang de son fils sur lui, et ne se retira que quand il l'eut vu expirer, faisant connaître, par la joie qui éclatait sur son visage, qu'il était bien plus charmé d'avoir un fils martyr que s'il l'eût vu élever à la plus brillante fortune.

« Presque tous étaient attachés à leurs croix et prêts à être frappés du coup mortel, lorsque le père franciscain Baptiste, qui se trouva placé au milieu de la troupe rangée sur une même ligne, entonna le cantique de Zacharie, que tous les autres achevèrent avec un courage et une piété qui en inspirèrent aux Chrétiens et attendrirent les infidèles. Quand il eut fini, le petit Antoine, qui était à côté du père, l'invita à chanter avec lui le psaume : Laudate, pueri, Dominum. Le saint religieux, qui était absorbé dans une profonde contemplation, ne lui répondant rien, l'enfant le commença seul ; mais ayant, quelques instants après, reçu le coup de la mort, il alla l'achever dans le ciel avec les anges. Le premier qui mourut fut Philippe de Jésus, et le père Baptiste fut le dernier. Paul Miki prêcha de dessus sa croix avec une éloquence toute divine, et finit par une fervente prière pour ses bourreaux : tous firent éclater leur zèle et leur joie, et ces grands exemples excitèrent dans le cœur des fidèles qui en furent les témoins une merveilleuse ardeur pour le martyre. >>

Dès qu'ils eurent tous expiré, les gardes ne furent plus les maîtres, et quoiqu'ils se fussent d'abord mis en devoir d'écarter à grands coups de bâton la foule du peuple, ils furent contraints de céder pour quelque temps et de s'éloigner. Ils laissèrent donc les Chrétiens contenter leur dévotion et recueillir tout ce qu'ils purent du sang dont la terre était teinte : les idolâtres mêmes témoignèrent une grande estime pour une religion qui inspirait tant de joie à ceux qui en étaient les victimes, et une si sainte jalousie à ceux qui en étaient les spectateurs. Sur le soir, l'évêque du Japon, à qui le commandant n'avait pas voulu permettre d'assister les martyrs à la mort, vint avec tous les Jésuites de Nangazaqui se prosterner au pied de leurs croix. La sainte colline devint un lieu de pèlerinage, où les Chrétiens ne cessaient d'affluer de toutes les provinces. Il s'opéra un grand nombre de miracles, qui furent constatés juridiquement. Urbain VIII décerna les honneurs des saints martyrs à ces vingt-six Chrétiens du Japon, et, en attendant une canonisation plus solennelle, permit d'en faire l'office dans toutes les églises de la compagnie de Jésus pour les trois Jésuites, et pour les vingt-trois autres dans celles de l'ordre de Saint-François, parce que les séculiers étaient du tiers-ordre 1.

1 Hist. du Japon, t. 4, 1. 10.

La même année Taïcosama proscrivit les missionnaires : plusieurs se retirèrent effectivement, entre autres l'évêque du Japon Pierre Martinez, qui mourut en retournant aux Indes: plusieurs demeurèrent, même un peu au su de l'empereur, qui tomba malade et mourut l'année suivante 1598. Soldat parvenu à l'empire, il se croyait parvenu à la divinité.

De son vivant, il se fit bâtir des temples, un principal à Méaco, où il se faisait adorer sous le nom de Xin-Fachiman, qui veut dire nouveau Fachiman; c'est le nom que l'on donne à un cami ou dieu japonais, qui passe pour le dieu de la guerre. On le voit, c'est partout le même esprit, la même politique ; la politique de Nemrod, de Nabuchodonosor, de Caligula, de Néron : la divinité, la religion, la justice, ce n'est que la force. On dit au christianisme, comme on a dit au Christ: Je vous donnerai tout cela, si vous vous prosternez devant moi et m'adorez, et parce que le christianisme ne veut pas se prosterner, non plus que le Christ, on le persécute, on le crucifie, au Japon comme ailleurs, ailleurs comme au Japon. De là cette opposition incessante qu'il rencontre partout.

Le prétendu dieu Taïcosama laissait un fils âgé de six ans, nommé Fide Jory: il lui donna pour tuteur Gixasu, nommé Daï-fu-Sama ou grand-gouverneur, et dont il lui fit épouser la fille, âgée de deux ans. En quoi le prétendu dieu ne montra guère de prévoyance, car la principale sollicitude de Daï-fu-Sama fut à dépouiller son pupille et son gendre, pour se mettre à sa place. De là des guerres civiles qui se terminèrent en 1615 par une sanglante bataille à Ozaca, après laquelle on n'entendit plus parler de Fide Jory, et Daï-fu-Sama mourut l'année suivante, laissant l'empire à son fils Fide Tadda, qui en fit un dieu suivant ses ordres.

Dans cette période de dix-sept ans, il y eut des persécutions contre les Chrétiens en plusieurs provinces, et les choses se disposaient à une persécution générale. L'empereur du Japon y était excité par de nouveaux venus. Les protestants de Hollande et d'Angleterre, qui avaient renié chez eux la foi de leurs pères pour s'emparer du bien des églises, continuaient leur négoce de Judas par tout le monde. Afin de supplanter mieux les Portugais et les Espagnols catholiques dans leur commerce avec les Japonais, ils pousseront ceux-ci à déclarer une guerre d'extermination à tous les Chrétiens de leur empire. Faudra-t-il, pour gagner quelques pièces d'argent, marcher sur la croix? eux qui se font gloire de la fouler aux pieds chez eux, n'auront garde de s'en faire scrupule à l'extrémité de l'Orient. Pour les Chrétiens, c'est une marque d'apostasie; pour les protestants, c'est une profession de leur culte.

« PreviousContinue »