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l'office divin avec toute la décence possible. Il bannit les danses et les excès scandaleux qui déshonoraient les fêtes, surtout celle de l'Ascension de Notre-Seigneur. Il y avait dans la paroisse six vieux prêtres habitués, qui étaient loin de donner le bon exemple. Vincent les engagea tous à vivre en communauté, sous une règle. Il mania les esprits et les cœurs avec tant de force, de ménagement et d'adresse, que tout lui réussit. Toute la ville fut surprise et édifiée d'un changement si prompt et si parfait; les plus sages jugèrent qu'un homme à qui la réforme d'un clergé comme le sien avait si peu coûté serait assez heureux pour gagner à Dieu sa paroisse tout entière.

Effectivement, quatre mois n'étaient pas écoulés, qu'on ne trouvait plus Châtillon dans Châtillon même, tant tout y était changé. Les plus grands pécheurs se présentaient en foule au tribunal de la pénitence; et comme le saint ne renvoyait jamais personne, on était obligé assez souvent de l'aller retirer du confessionnal, où, tout occupé du besoin spirituel de ses frères, il oubliait les plus pressants besoins de la nature. Il y eut des conversions éclatantes celle de deux dames nobles, ne respirant que le monde, qui devinrent des modèles de piété et de charité, et se dévouèrent au soulagement des pauvres dans un temps de famine et de peste. Le comte de Rougemont, un des plus redoutables duellistes de France, se convertit si bien, qu'il vendit sa terre de Rougemont pour fonder des monastères et secourir l'indigence; qu'il fit du château où il demeurait un hospice pour les religieux et les pauvres, et qu'il fut jusqu'à la fin de sa vie un modèle de pénitence et de mortification. Enfin, la conversion de Beynier et de plusieurs autres calvinistes considérables, dont quelques-uns embrassèrent même la vie religieuse.

Un jour de fête, Vincent était près de monter en chaire, lorsqu'une des deux dames converties l'arrêta un moment, et le pria de recommander à la charité de ses paroissiens une famille extrêmement pauvre, dont la plupart des enfants et des domestiques étaient tombés malades dans une ferme éloignée d'une demi-lieue de Châtillon. Il le fit, et Dieu donna tant d'efficace à ses paroles, qu'un grand nombre de ses auditeurs s'en allèrent visiter ces pauvres gens: personne n'y alla les mains vides. Les uns leur portaient du pain, les autres du vin, de la viande et autres choses semblables. Vincent y alla lui-même après vêpres avec quelques habitants de Châtillon. Comme il ne savait pas que tant d'autres y eussent été avant lui, il fut fort surpris de rencontrer dans le chemin une multitude de personnes qui revenaient par troupes, et dont quelques-unes se reposaient sous des arbres, parce que la chaleur était excessive. Il loua leur zèle,

mais il ne le trouva point assez sage. Voilà, dit-il, une grande charité, mais elle n'est pas bien réglée. Ces malades auront trop de provisions à la fois, cette abondance même en rendra une partie inutile. Celles qui ne seront pas consommées sur-le-champ se gâteront et seront perdues, et ces pauvres malheureux retomberont bientôt après dans leur première nécessité.

Cette première réflexion porta Vincent, qui avait un esprit d'arrangement et de système, à examiner par quel moyen on pourrait secourir avec ordre, non-seulement cette famille affligée, mais encore tous ceux qui se trouveraient dans une nécessité semblable. Il en conféra avec plusieurs femmes de sa paroisse, lesquelles avaient du bien et de la piété. On convint assez aisément de la manière dont il faudrait s'y prendre. Après avoir fait prier Dieu, Vincent dressa un projet de règlement, pour le mettre à l'essai avant d'en demander l'approbation à l'autorité ecclésiastique. Car telle était sa marche dans ce qu'il entreprenait : consulter Dieu, consulter les personnes sages, consulter l'expérience avant de prendre une résolution définitive. Voici les principaux points du règlement pour cette première confrérie de charité.

I. Les personnes qui s'uniront ensemble pour soulager les pauvres malades se proposeront Jésus-Christ pour modèle. Elles se souviendront que ce divin Sauveur, qui est la charité même, n'a rien recommandé avec plus d'instance que la pratique des œuvres de mi- ~ séricorde, et qu'il l'a proposée à tous les Chrétiens par ces paroles: Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux. Et par celles-ci encore: Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde; car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai été malade, et vous m'avez visité.

II. On n'admettra à cet emploi de charité que des femmes et des filles dont la vertu et la sagesse sont reconnues. Les unes et les autres n'y seront reçues que du consentement des personnes dont elles dépendent. Elles n'auront d'autre nom que celui de servantes des pauvres, et elles se feront gloire de le porter. Pour prévenir la confusion qui naîtrait de la multitude, on n'en recevra qu'un certain nombre. Ce nombre fut fixé par Vincent à vingt-quatre pour la ville de Châtillon.

III. Pour établir l'ordre et une juste subordination entre ces différentes personnes, elles éliront, sous les yeux du curé de la paroisse, une supérieure et deux assistantes. La supérieure veillera à l'observation du règlement. Elle s'emploiera, autant qu'il lui sera possible, à faire en sorte que les pauvres soient nourris et soulagés. Elle ne

les admettra aux charités de la confrérie que lorsqu'ils seront véritablement pauvres ; elle les congédiera lorsqu'ils n'auront plus besoin de secours. En tout cela elle ne fera rien que de l'avis des autres officières, à moins qu'il ne se trouve des cas si pressants, qu'elle ne puisse les consulter; et alors elle sera obligée de leur rendre au plus tôt compte des raisons qu'elle a eues d'agir sans leur participation. Chacune de celles qui composeront l'assemblée respectera et aimera très-sincèrement celle qui sera à leur tête. On lui obéira dans tout ce qui regarde les pauvres; et, pour le faire avec plus de facilité, on se souviendra que le Fils de Dieu a été obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix.

IV. La première assistante, qui sera en même temps la trésorière et le principal conseil de la supérieure, gardera l'argent de la confrérie dans un coffre à deux serrures, dont elle aura une clef, et la supérieure l'autre. Elle pourra cependant avoir entre les mains une somme peu considérable, pour être en état de fournir aux dépenses imprévues.

V. La seconde assistante, dont la supérieure prendra aussi les conseils, sera chargée de garder et d'entretenir le linge et les meubles qui seront destinés au service des malades. Lorsqu'ils en auront besoin, elle leur en fournira, après avoir consulté la supérieure, et elle aura soin de le retirer après la maladie.

VI. Outre ces trois officières, la confrérie élira pour procureur un homme pieux et affectionné au bien des pauvres, et qui puisse faire son capital de leurs intérêts. On ne prendra pour cet emploi qu'un homme de la paroisse, séculier ou ecclésiastique, n'importe, pourvu qu'il soit vertueux et charitable. Il aura soin d'écrire le produit des quêtes qui se feront à l'église ou dans les maisons; il gérera les affaires qui concerneront le fonds du temporel, après avoir pris l'avis du curé et des officières de la confrérie. Il proposera dans les assemblées ce qu'il jugera de plus propre au bien des pauvres, ce qu'il aura fait ou ce qu'il voudrait entreprendre pour leur service. Si la confrérie a une chapelle particulière, il veillera sur les ornements, fera acquitter les messes, etc. Il sera regardé comme membre de l'association; en cette qualité, il aura part aux indulgences qui lui seront accordées, et il aura voix dans les délibérations pendant qu'il exercera son office.

VII. Comme il est très-utile à une communauté que ceux qui la composent s'assemblent de temps en temps pour traiter de ce qui peut contribuer au bien et aux progrès du corps tout entier et de chacun de ses membres, les servantes des pauvres s'assembleront tous les troisièmes dimanches de chaque mois. Elles se confesseront

et communieront ce jour-là, s'il est possible; elles entendront après vêpres une courte exhortation, qui leur sera faite par le curé du lieu; on délibérera ensuite sur ce qui peut intéresser la confrérie. S'il est besoin de recueillir les suffrages, le curé sera chargé de le faire; il commencera par celles qui auront été reçues les dernières, et il continuera, en suivant le temps de la réception et remontant. jusqu'au procureur, aux assistantes et à la supérieure.

VIII. Les officières ne pourront être en place que deux ans. Ce terme expiré, elles rendront leurs comptes en présence du curé et de tous ceux des habitants de la paroisse qui voudront s'y trouver. Ce sera le lundi d'après la Pentecôte qu'on procédera à une nouvelle élection. On continuera le procureur, si rien n'oblige à lui en substituer un autre. Si quelque personne de la confrérie vit d'une manière peu édifiante ou néglige le soin des pauvres, on l'avertira avec charité; si elle ne se corrige pas, elle sera congédiée.

IX. Les besoins spirituels des malades seront encore plus l'objet du zèle de la confrérie que leurs besoins temporels. On commencera donc par les premiers, qui sont plus intéressants que les autres. Ainsi on travaillera d'abord à porter les malades à faire une bonne confession. On leur représentera que rien n'est plus propre à sanctifier l'homme que les souffrances et les afflictions, quand on les reçoit comme il faut de la main de Dieu. Pour toucher plus leur cœur et les rendre plus attentifs, on leur mettra devant les yeux l'image du Fils de Dieu attaché à la croix. On leur apprendra à unir leurs peines à celles de ce divin Sauveur; on leur fera sentir que, si le bois vert a été si peu ménagé, un bois sec et aride, qui n'est bon à rien, mérite un traitement bien plus rigoureux. Lorsqu'on portera le saint viatique à quelqu'un de ceux dont la confrérie aura soin, celle qui servira ce jour-là nettoiera la maison du malade, et elle la parera autant qu'il lui sera possible pour recevoir avec décence la visite du Fils de Dieu. La confrérie assistera en corps à l'enterrement des pauvres qu'elle aura assistés pendant leur maladie, et elle fera dire une messe pour le repos de leurs âmes. On rendra, à plus forte raison, à celle des sœurs dont Dieu disposera, les mêmes devoirs de charité.

X. Pour empêcher qu'une association, qui n'est assez souvent composée que de personnes obligées de vivre du travail de leurs mains, ne porte préjudice au ménage de celles qui seront jugées dignes d'y être reçues, les sœurs de la confrérie serviront tour à tour les malades pendant un jour seulement. La supérieure commencera, ses assistantes continueront, et après elles chacune des autres, selon l'ordre de sa réception. On préparera la nourriture des

malades, et on les servira de ses propres mains. On en usera à leur égard comme une mère pleine de tendresse en use à l'égard de son fils unique. On leur dira quelque petit mot de Notre-Seigneur, et on tâchera de les égayer et de les réjouir, s'ils paraissent trop frappés de leur mal'.

Tel est en somme le règlement de la première confrérie, de la première société de dames de charité : institution qui, comme toutes celles de Vincent de Paul, s'est propagée avec le temps dans tous les pays chrétiens.

Quand il eut quitté la maison de Gondi pour aller à Châtillon, il en écrivit la nouvelle et les motifs au comte, qui était alors en Provence. Voici en quels termes ce seigneur en informa sa femme, par une lettre du mois de septembae 1617: « Je suis au désespoir d'une lettre que m'a écrite monsieur Vincent, et que je vous envoie, pour voir s'il n'y aurait pas encore quelque remède au malheur que ce nous serait de le perdre. Je suis extrêmement étonné de ce qu'il ne vous a rien dit de sa résolution, et que vous n'en ayez point eu d'avis. Je vous prie d'employer toute sorte de moyens pour faire que nous ne le perdions pas..... Je crois qu'il n'y aura rien de plus puissant que monsieur de Bérulle. Dites-lui que, quand même monsieur Vincent n'aurait pas la méthode d'enseigner la jeunesse, il peut avoir un homme sous lui; mais qu'en toute façon je désire passionnément qu'il revienne en ma maison, où il vivra comme il voudra, et moi un jour en homme de bien, pourvu qu'il ne m'abandonne pas. >>

On employa donc tous les moyens possibles pour faire revenir monsieur Vincent. Le père, la mère, les enfants, les amis lui écrivirent les lettres les plus pressantes; on fit intervenir monsieur de Bérulle; on fit partir pour Châtillon les hommes en qui Vincent avait le plus de confiance enfin il promit de s'en rapporter aux Oratoriens de Lyon, qui se prononcèrent pour le retour. Il rentra donc dans la maison de Gondi la veille de Noël 1617.

Comme il n'eut plus qu'une inspection générale sur l'éducation des fils de la famille, il eut toute la facilité possible de suivre son attrait pour le salut des peuples de la campagne. Assisté de plusieurs vertueux prêtres, tant séculiers que religieux, il fit un grand nombre de missions dans les diocèses de Paris, de Beauvais, de Soissons et de Sens, où la maison de Gondi avait des terres. Ces missions, auxquelles la comtesse de Joigny travaillait à sa manière, en visitant les malades, en consolant les affligés, en terminant les procès, en répan

1 Collet., Vie de saint Vincent de Paul, 1. 1.

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