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l'état de sa maison et lui donna le titre de son aumônier ordinaire.

Il y avait à la cour de cette princesse un docteur qui avait toujours montré beaucoup de zèle pour la religion, et qui s'était rendu redoutable aux hérétiques et aux impies; mais Dieu, soit pour l'éprouver, soit pour le punir de quelques fautes, permit qu'il fût attaqué de violentes tentations contre la foi, avec des pensées horribles de blasphème contre Jésus-Christ, et même de désespoir. Il en fut réduit à une telle extrémité, qu'il fallut enfin l'exempter de réciter son bréviaire, de célébrer la sainte messe, et même de faire aucune prière; car lorsqu'il commençait seulement à réciter le Pater, il lui semblait voir mille spectres qui le jetaient dans le trouble et l'épouvante. Vincent de Paul, qui était de ses amis, lui conseilla cette pratique : toutes les fois qu'il tournerait la main ou un doigt du côté de Rome, ou de quelque église, il voudrait dire par ce mouvement qu'il croyait tout ce que croit l'Église romaine. Le docteur tomba dangereusement malade, les tentations redoublèrent. Vincent de Paul, craignant qu'il ne finit par y succomber, implora pour lui la miséricorde divine; il s'offrit même à Dieu en esprit de victime, et se chargea, pour dédommager sa justice, ou de subir une semblable épreuve ou telle autre peine qu'il plairait à Dieu de lui infliger. C'était imiter celui qui a pris toutes nos iniquités sur lui-même. Sa prière fut exaucée dans toute son étendue : le docteur recouvra le calme, fut entièrement délivré de la tentation; mais cette tentation resta à Vincent de Paul. Pour s'en délivrer, il eut recours à la prière et à la mortification. En vain le démon redoublait ses efforts, il ne perdait point courage, et mettait toujours en Dieu sa confiance. Enfin il fit deux choses: la première, d'écrire sa profession de foi et de l'appliquer sur son cœur; puis, faisant un désaveu général de toutes les pensées de mécréance, il convint avec Notre-Seigneur que, toutes les fois qu'il toucherait l'endroit où était cette profession de foi, il serait censé la renouveler, et par conséquent renoncer à la tentation, quoiqu'il ne proférât aucune parole extérieure par là il rendait inutiles les assauts de l'ennemi. Le second remède fut de faire tout le contraire de ce que la tentation lui suggérait, et de s'appliquer plus que jamais à honorer et servir Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la personne des pauvres et des malades. Quatre ans se passèrent dans ce rude exercice. Enfin, un jour, il s'avisa de prendre une résolution ferme et inviolable, pour honorer davantage Jésus-Christ et l'imiter plus parfaitement, de s'adonner toute sa vie, pour son amour, au service des pauvres. A peine eut-il formé cette résolution, que toutes les suggestions du malin esprit s'évanouirent; la paix remplit son âme avec une lu

mière si abondante, que, comme il l'avoua dans plus d'une occasion, il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière particulière. Vincent demeurait dans la même maison qu'un juge du village de Sore, situé dans les Landes et dans le district de Bordeaux. Celui-ci, étant sorti sans prendre les précautions nécessaires, trouva à son retour qu'on lui avait volé quatre cents écus. Il accusa Vincent du vol, et se mit à le décrier parmi toutes ses connaissances et ses amis. Le saint se contenta de nier le fait et de dire tranquillement : Dieu sait la vérité. Pendant les six années que dura la calomnie, il ne dit rien autre chose pour sa défense, et ne laissa jamais échapper la moindre plainte. Enfin le voleur, qui était aussi des environs de Bordeaux, fut arrêté pour quelque nouveau crime. Déchiré par les remords de sa conscience, il envoya chercher le juge de Sore, lui déclara qu'il était le voleur de son argent, et que le serviteur de Dieu était innocent du crime dont on l'avait accusé. Vincent raconta depuis cette histoire dans une conférence qu'il faisait à ses prêtres; mais il parla de lui en troisième personne, pour ne pas se faire honneur du mérite qui lui en revenait devant Dieu. Le but qu'il se proposait était d'apprendre à ses prêtres que la patience, la résignation et un humble silence sont en général la meilleure apologie des personnes que poursuit la calomnie; que par là on trouve le moyen de se sanctifier dans de pareilles épreuves, et que la Providence sait tôt ou tard nous justifier aux yeux des hommes, lorsque cela est expédient pour notre salut.

Ce qui était arrivé au docteur chez la reine Marguerite, et ce qu'il avait éprouvé lui-même dans la maison du juge de Sore, fit voir à Vincent combien le commerce des séculiers était dangereux à un ecclésiastique. Il se retira chez les Pères de l'Oratoire, que monsieur de Bérulle venait de fonder ce n'était pas pour s'agréger à leur compagnie, mais pour vivre dans la retraite sous la direction de leur pieux instituteur. Il y resta deux ans. Dans l'intervalle, le curé de Clichy, à une lieue de Paris, nommé Bourgoing, quitta sa cure pour entrer dans l'Oratoire, où il succéda comme supérieur général au père de Bérulle. Celui-ci porta Vincent de Paul à se charger de la cure vacante : ce qu'il fit en esprit d'obéissance. Il y remplit si bien tous les devoirs d'un bon pasteur, qu'il s'attira l'estime et l'affection, non-seulement de ses ouailles, mais encore des curés du voisinage. Il rebâtit à neuf l'église tout entière, la fournit des ornements convenables, y institua la confrérie du Rosaire, et engagea son successeur à y former de jeunes clercs pour les cérémonies du culte divin.

Ce qui le fit revenir à Paris, ce fut le conseil du père de Bérulle, qui le détermina, vers l'an 1613, à accepter la charge de précepteur

des enfants de Philippe-Emmanuel de Gondi, comte de Joigny, général des galères de France, et de Françoise-Marguerite de Silly, femme d'une excellente vertu. Ils avaient trois fils: le plus jeune mourut à l'âge de dix ou douze ans, l'aîné devint duc et pair, le second fut le fameux cardinal de Retz. Vincent de Paul demeura douze ans dans cette maison. Voici la conduite qu'il y tint.

Il se proposa d'abord d'honorer Jésus-Christ en la personne du seigneur de Gondi, la sainte Vierge en la personne de sa dame, et les disciples du Sauveur dans celle des officiers et domestiques. Jamais il ne se présentait devant le comte ou la comtesse qu'ils ne le fissent appeler. Il ne s'ingérait de lui-même en quoi que ce fût, sinon en ce qui regardait la charge qu'on lui avait confiée; et, hors le temps destiné au service de ses trois élèves, il demeurait dans cette grande maison comme dans une chartreuse, et retiré en sa chambre comme dans une petite cellule. Seulement, quand il était question de rendre quelque bon office au prochain pour le bien de son âme, il quittait volontiers sa retraite; on le voyait alors parler et s'entremettre avec grande charité, et faire tout le bien qu'il pouvait aux uns et aux autres il apaisait les querelles et les dissensions, et procurait l'union et la concorde entre les domestiques; il les allait visiter dans leurs chambres quand ils étaient malades, et, après les avoir consolés, leur rendait jusqu'aux moindres services. Aux approches des fêtes solennelles, il les assemblait tous pour les instruire et les disposer à la réception des sacrements; il faisait couler de bons propos à table, pour en bannir les paroles inutiles : et lorsque le père ou la mère le menaient à la campagne avec leurs enfants, tout son plaisir était d'employer ses heures libres à instruire et à catéchiser les pauvres, à faire des exhortations et des prédications au peuple, ou administrer les sacrements, et particulièrement celui de la pénitence, avec l'approbation des évêques et l'agrément des curés.

Étant ainsi, l'an 1616, au château de Folleville, diocèse d'Amiens, on le vint prier d'aller à Gannes, petit village éloigné d'environ deux lieues. Il s'agissait de confesser un paysan dangereusement malade, qui passait pour très-homme de bien, mais qui avait témoigné un grand désir de se confesser à monsieur Vincent. Le malade avait soixante ans. Le saint, l'étant allé voir, eut la pensée de le porter à faire une confession générale. Elle fut aussi profitable qu'elle était nécessaire. Le malade dit tout haut à la comtesse, qui vint le visiter : Ah! madame, j'étais damné, si je n'eusse fait une confession générale, à cause de plusieurs gros péchés dont je n'avais osé me confesser. Ces paroles émurent profondément la comtesse. S'adressant à Vincent de Paul, elle s'écria: Ah! monsieur, qu'est-ce que cela?

qu'est-ce que nous venons d'entendre? Il en est sans doute ainsi de la plupart de ces pauvres gens. Ah! si cet homme, qui passait pour homme de bien, était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal? Ah ! monsieur Vincent, que d'âmes se perdent ! quel remède à cela? C'était au mois de janvier 1617. Le 25 du mois, fête de la Conversion de saint Paul, elle pria Vincent de faire une prédication dans l'église de Folleville, pour exhorter les habitants à la confession générale et leur enseigner la manière de la bien faire. Dieu y donna une telle bénédiction, que toutes ces bonnes gens vinrent pour faire leur confession générale; il fallut appeler au secours deux Jésuites d'Amiens, et tous les trois y pouvaient à peine suffire. Ils firent ensuite des missions semblables, et avec le même succès, dans les autres villages qui appartenaient à la maison de Gondi. Telle fut la première mission de Vincent de Paul: elle fut comme la mère et la source des missions sans nombre que lui et ses enfants n'ont cessé et ne cessent de faire par tout le monde.

Nous avons vu de quelle manière Vincent de Paul se comportait dans la maison de Gondi. Aussi le comte et la comtesse eurent-ils pour lui une estime et une confiance qui allaient toujours augmentant. Vincent n'en usait que pour le salut de l'un et de l'autre. Le comte devait un jour se battre en duel pour tirer vengeance d'un affront qu'il croyait avoir reçu d'un seigneur de la cour. Vincent l'en détourna de la manière suivante. Il célébra la sainte messe : le comte y assista et resta même à genoux dans la chapelle après que le monde se fut retiré. Alors le saint prêtre alla se jeter à ses pieds et lui dit : Monsieur, permettez-moi, s'il vous plaît, qu'en toute humilité je vous dise un mot je sais de bonne part que vous avez dessein de vous aller battre en duel; mais je vous dis de la part de mon Sauveur, que je vous ai montré maintenant, et que vous venez d'adorer, que, si vous ne quittez ce mauvais dessein, il exercera sa justice sur vous et sur votre postérité. Ayant parlé de la sorte, il se retira. Le comte fut profondément touché d'une remontrance faite avec tant de charité, de prudence et de discrétion. Il laissa la vengeance à celui qui s'est réservé la vengeance.

Quant à la comtesse, elle avait pris le saint prêtre pour son père spirituel, et se conduisait en tout d'après ses avis. Elle eut à s'en féliciter sous tous les rapports, entre autres d'être guérie de ses inquiétudes et scrupules de conscience. Aussi sa reconnaissance pour le saint homme était-elle des plus vives, et craignait-elle beaucoup de le perdre. Elle le perdit à cause de cela même. Vincent eut peur de tant d'estime et de confiance qu'on lui témoignait, et quitta inopinément la maison de Gondi, qui le regardait comme son ange tuté

laire. Il avait pour maxime, qu'il vaudrait mieux être livré aux insultes et à la rage de l'enfer que de vivre sans croix et sans humiliation; et il regardait comme exposé à un danger prochain de se perdre un homme à qui tout réussit, et qui n'a point de contradiction à essuyer. D'ailleurs ses élèves, les jeunes de Gondi, commençaient à croître, et il ne se croyait pas les talents nécessaires pour leur donner une éducation proportionnée à leur naissance et aux charges qui les attendaient. Enfin, Paris et la cour, où la famille se trouvait une grande partie de l'année, étaient remplis de troubles et de factions par l'ambition des princes. Pour toutes ces causes, et de l'avis de monsieur de Bérulle, Vincent de Paul quitta la maison de Gondi l'an 1617, sous prétexte d'un voyage, et se retira dans la Bresse, à Châtillon-lez-Dombes. Nous verrons à quel point monsieur et madame de Gondi en furent affligés, et les peines qu'ils se donnèrent pour le faire revenir auprès d'eux.

Châtillon était une paroisse comme abandonnée. Il y avait environ quarante ans qu'elle n'était possédée que par des bénéficiers de Lyon, qui n'y venaient que pour en retirer les revenus, et pour ne pas donner lieu à un dévolu. Ainsi, depuis près d'un demi-siècle, cette ville infortunée, composée de deux mille âmes, n'avait, à proprement parler, ni curé ni pasteur. Le chapitre de Lyon s'était adressé aux Pères de l'Oratoire pour avoir un homme capable de remédier à ce désordre. Monsieur de Bérulle en cherchait un, lorsque Vincent de Paul vint le consulter sur son projet de quitter la maison de Gondi: il lui proposa la paroisse de Châtillon, qui fut acceptée. Vincent y arriva pour le mois d'août 1617, avec un bon prêtre du pays, nommé Louis Girard. Comme la maison curiale était en ruine, ils se logèrent d'abord chez un calviniste, nommé Beynier, qui se convertit avec le temps. Voici l'ordre que Vincent y établit. On s'y levait à cinq heures; on y faisait ensuite une demi-heure d'oraison; l'office et la sainte messe se disaient à une heure marquée, et on ne s'en écartait point sans nécessité. Nos deux prêtres faisaient eux-mêmes leurs chambres; il n'y avait ni fille ni femme qui servissent dans la maison. Vincent ne le voulut pas souffrir; et la belle-sœur de son hôte, pour ne pas troubler un si bel ordre, eut la générosité de s'y conformer la première.

Le nouveau pasteur visitait régulièrement deux fois par jour une partie de son troupeau. Le reste du temps était donné à l'étude ou au confessionnal. Le désir de se rendre également utile aux petits et aux grands lui fit faire une étude particulière de l'espèce de patois qui est en usage chez le petit peuple. Il l'apprit en peu de temps, et s'en servait quelquefois pour faire les catéchismes. Il fit célébrer

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