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Bordeaux, vers les Pyrénées. Son père se nommait Guillaume de Paul, sa mère Bertrande de Moras. Ils faisaient valoir par euxmêmes une petite ferme qui leur appartenait en propre, et ils tiraient du travail de leurs mains de quoi subsister avec leur famille. Ils avaient six enfants, deux filles et quatre garçons. Vincent, qui était le troisième, fut employé comme les autres à travailler, particulièrement à mener paître et à garder le troupeau de son père. Il montra de bonne heure une grande compassion pour les pauvres. Quand il revenait du moulin avec le sac de farine, il leur en donnait quelques poignées, lorsqu'il n'avait pas autre chose. Il partagea plus d'une fois avec eux son pain et ses vêtements. Ayant économisé jusqu'à trente sous, somme considérable pour son temps et pour son âge, il donna le tout à un pauvre qui lui parut plus abandonné.

Avec cette bonté de cœur, il montrait une grande vivacité d'esprit. Son père résolut donc de le mettre aux études. La dépense l'effrayait, mais il espérait en être dédommagé un jour. Il voyait à sa porte un homme d'une condition assez semblable à la sienne, qui, étant devenu prêtre, et ensuite prieur, avait beaucoup avancé ses frères du revenu de son bénéfice. Il comptait que son fils en userait de même. Il le mit donc en pension chez les Cordeliers de Dax, moyennant soixante livres par an, selon la coutume du temps et du pays. Ce fut vers l'an 1588. Le jeune Vincent fit de tels progrès, que, au bout de quatre ans, sur le rapport avantageux du supérieur de ce monastère, le sieur de Commet, avocat de Dax, le prit chez lui pour faire l'éducation de ses deux fils, tout en continuant ses études chez les mêmes maîtres: ce qui dura cinq années encore. Alors le sieur de Commet, édifié de son bon esprit et de sa vertu, lui conseilla d'embrasser l'état ecclésiastique. Vincent, qui lui portait un grand respect et le regardait comme un second père, reçut la tonsure et les quatre ordres mineurs, le 20 décembre 1596, à l'âge de vingt ans, après en avoir employé neuf aux études d'humanités à Dax. Après quoi, du consentement de son père, qui vendit une paire de bœufs pour venir à son aide, il se rendit à Toulouse pour s'appliquer aux études de théologie, où il employa sept ans : ce qui fit seize ans d'études suivies. Durant son séjour à Toulouse, il alla étudier quelque temps à Saragosse.

Pour n'être point à charge à sa famille, quoique son père, en mourant, eût ordonné de fournir à son entretien, il se retira dans la petite ville de Buset pendant les vacances, et s'y chargea de l'éducation d'un nombre considérable d'enfants de condition. Les parents les confiaient avec plaisir à un homme dont la vertu et la capacité

étaient publiquement reconnues. On lui en envoya même de Toulouse, comme il le manda par lettre à sa mère. Parmi ses élèves, il eut deux petits-neveux du célèbre Jean de la Valette, grand maître de Malte, qui résista si glorieusement à toutes les forces ottomanes. Le duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, proche parent des deux jeunes seigneurs, apprit ainsi à connaître monsieur Vincent, et conçut pour lui une estime particulière. Vincent retourna de Buset à Toulouse avec ses pensionnaires, et y acheva ses sept années de théologie. Après quoi il reçut le grade de bachelier et expliqua le second livre du Maître des sentences. Les auteurs de la Gallia christiana disent même qu'il fut reçu docteur en théologie; mais on n'a pu en retrouver la preuve authentique.

Pendant ces études de théologie à Toulouse, Vincent reçut le sous-diaconat le 19 septembre 1598, le diaconat trois mois après, et enfin la prêtrise le 23 septembre 1600. Les grands vicaires de Dax, le siége vacant, ne le surent pas plutôt prêtre, qu'ils le nommèrent à la cure de Tilh; mais elle lui fut contestée par un compétiteur qui l'avait impétrée en cour de Rome. Vincent, qui ne voulut pas plaider, continua ses études à Toulouse. D'ailleurs, on lui faisait espérer un évêché par l'entremise du duc d'Épernon. Il fit effectivement un voyage à Bordeaux, au commencement de 1605, eut une entrevue avec le duc, sans qu'on en sache le sujet. Seulement il dit dans une lettre de ce temps qu'il avait entrepris ce voyage pour une affaire qui demandait de grandes dépenses et qu'il ne pouvait déclarer sans témérité. La fortune semblait lui sourire. Revenu à Toulouse, il apprend qu'un ami l'a institué son héritier. Pour recueillir une partie de la succession, il dut aller à Marseille. Il comptait s'en revenir par terre, lorsqu'un gentilhomme de Languedoc avec lequel il était logé lui proposa de s'embarquer avec lui jusqu'à Narbonne. On était au mois de juillet, la saison ne pouvait être plus belle, le temps était tout propre à la navigation, et dès le jour même on arrivait au terme.

Vincent s'embarqua donc le vent était si favorable, que tout le monde comptait arriver à Narbonne de bonne heure. C'était au commencement de la foire de Beaucaire, où les richesses de l'Orient viennent s'échanger contre celles de l'Europe. Les corsaires barbaresques croisaient dans le golfe de Lyon pour faire des captures. Trois brigantins turcs attaquèrent la barque où était Vincent : les Français se défendirent, malgré leur petit nombre, tuèrent un des chefs ennemis, avec quatre ou cinq forçats; mais enfin, accablés par le nombre, ayant perdu deux ou trois d'entre eux et tous les autres étant blessés, ils furent obligés de se rendre. Les Turcs hachèrent le

XXV.

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pilote en mille pièces et enchaînèrent les autres après les avoir grossièrement pansés. Vincent avait reçu un coup de flèche, qui, écrivaitil deux ans après à un de ses anciens élèves, me servira d'horloge toute ma vie. Les corsaires poursuivirent leur pointe, faisant mille voleries, donnant néanmoins la liberté à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir volés. Enfin, continue Vincent dans sa lettre, chargés de marchandises, au bout de sept à huit jours, ils prirent la route de Barbarie, tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-Turc, où étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir été faite dans un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul que le roi tient en ce lieu-là pour rendre libre le commerce aux Français. Leur procédure à notre vente fut, qu'après qu'ils nous eurent dépouillés, ils nous donnèrent à chacun une paire de caleçons, un hoqueton de lin avec un petit bonnet, et nous promenèrent par la ville de Tunis, où ils étaient venus expressément pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au cou, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait bien manger et qui non, pour montrer que nos plaies n'étaient pas mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands nous vinrent visiter tout de même qu'on fait à l'achat d'un cheval ou d'un boeuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtés, sondant nos plaies, nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter pour voir la force de chacun, et mille autres sortes de brutalités.

Vincent fut vendu à un pêcheur, qui, le voyant incapable de soutenir l'air de la mer, le revendit à un vieux médecin que Vincent appelle « souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu'il me disait, avait travaillé l'espace de cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale. Il m'aimait fort, et se plaisait à me discourir de l'alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il faisait tous ses efforts de m'attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières que je lui faisais, et à la Vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je crois fermement avoir été délivré. L'espérance donc et la ferme croyance de vous revoir, monsieur, me fit être plus attentif à m'instruire du moyen de guérir de la gravelle, en quoi je lui voyais journellement faire des merveilles; ce qu'il m'enseigna, et même il me fit préparer et administrer les ingrédients. Oh! combien de fois ai-je désiré depuis d'avoir été esclave avant la mort de votre frère ! car je crois que, si j'eusse su le secret

que maintenant je vous envoie, il ne serait pas mort de ce mal-là. » -La lettre, qui est du 20 juillet 1607, est adressée au plus jeune des deux Commet, dont le saint avait été précepteur et dont l'aîné était mort. La lettre continue :

« Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusqu'au mois d'août 1606, qu'il fut pris et mené au grand sultan pour travailler pour lui; mais en vain, car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à un sien neveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit bientôt après la mort de son oncle, parce qu'il ouït dire que monsieur de Brèves, ambassadeur pour le roi en Turquie, venait avec bonnes et expresses patentes du Grand-Turc pour recouvrer tous les esclaves chrétiens. Un renégat de Nice en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et m'emmena en son témat. Ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand-Seigneur; car là le peuple n'a rien, tout est au sultan. Le témat de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait était Grecque chrétienne, mais schismatique; une autre était Turque, qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie et le remettre au giron de l'Église, et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs où je fossoyais, et un jour elle me commanda de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodò cantabimus in terrâ alienâ, des enfants d'Israël captifs à Babylone, me fit commencer, la larme à l'œil, le psaume Super flumina Babylonis, et puis le Salve regina, et plusieurs autres choses; en quoi elle prenait tant de plaisir, que c'était merveille. Elle ne manqua pas de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion, qu'elle estimait extrêmement bonne, pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu et quelques louanges que j'avais chantées en sa présence; en quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir, qu'elle ne croyait point que le paradis de ses pères, et celui qu'elle espérait, fùt si glorieux ni accompagné de tant de joie que le contentement qu'elle avait ressenti pendant que je louais mon Dieu; concluant qu'il y avait en cela quelque merveille. Cette femme, comme un autre Caïphe, ou comme l'ânesse de Balaam, fit tant par ses discours, que son mari me dit dès le lendemain qu'il ne tenait qu'à une commodité que nous ne nous sauvassions en France; mais qu'il y donnerait tel remède que dans peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura dix mois, qu'il m'entretint dans cette espérance, au bout desquels nous nous sauvâmes sur un esquif, et nous rendimes à Aigues-Mortes, et tôt après à Avignon, où monsieur le vice-légat reçut publiquement le

renégat, avec la larme à l'œil et le sanglot au cœur, dans l'église de Saint-Pierre, à l'honneur de Dieu et à l'édification des assistants. Mondit seigneur nous a retenus tous deux pour nous mener à Rome, où il s'en va tout aussitôt que son successeur sera venu : il a promis au pénitent de le faire entrer à l'austère couvent des Fateben-Fratelli, où il s'est voué 1. »

C'est d'Avignon que saint Vincent de Paul écrivit cette lettre à son ancien élève. Elle ne fut découverte que cinquante ans après. On en adressa une copie au saint, croyant lui faire plaisir; il la jeta au feu, et demanda instamment l'original pour en faire autant. Mais, comme on s'en douta, on la fit tenir à un autre, qui n'eut garde de lui en parler; car il évitait, avant tout, de rien faire, ni dire, ni laisser paraître qui pût exciter l'intérêt ou l'estime pour sa personne.

Arrivé à Rome, Vincent y demeura jusque vers la fin de 1608, par l'assistance qu'il reçut du vice-légat, qui lui donnait sa table et de quoi s'entretenir. Il était touché jusqu'aux larmes de se voir dans cette ville maîtresse de la chrétienté, où est le chef de l'Église militante, où sont les corps de saint Pierre et de saint Paul, et de tant d'autres martyrs et saints personnages. Le temps qu'il ne donnait pas à la dévotion, il l'employait à repasser les études de théologie qu'il avait faites à Toulouse. Le vice-légat l'ayant fait connaître à l'ambassadeur de France, le cardinal d'Ossat, celui-ci le chargea d'une mission très-importante, mais secrète, auprès de Henri IV. Vincent revint ainsi en France vers le commencement de 1609, entretint le roi de l'affaire en question, puis se logea au faubourg SaintGermain, près de l'hôpital de la Charité, et il y allait souvent servir et consoler les malades.

Henri IV avait vu et entretenu Vincent de Paul, mais paraît ne l'avoir pas connu. C'est que le saint évitait avec soin tout ce qui pouvait donner de lui quelque idée avantageuse. Jusqu'alors on l'avait appelé monsieur de Paul: c'était son nom de famille. En arrivant à Paris, il craignit que ce nom ne donnât sujet de penser qu'il fût d'une famille considérable : il se fit donc appeler monsieur Vincent, de son nom de baptême, et ce n'est presque que sous ce nom qu'il a été connu pendant sa vie. Au lieu de prendre le titre de licencié en théologie, il ne se disait qu'un pauvre écolier de quatrième. Cependant, quelque soin qu'il prît de cacher ses vertus, plusieurs personnes les découvrirent. On le fit connaître à la reine Marguerite, première femme de Henri IV, laquelle faisait alors profession de piété. Cette princesse voulut le voir; elle le mit sur

1 Abelly, Vie de saint Vincent de Paul, 1. 1, c. 4.

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