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perfection, ils descendent, et l'excès de la civilisation les ramène à l'ignorance et au désordre. Le goût sc blase; les esprits s'énervent, et pour les remuer, il faut des passions fortes, des secousses violentes. Alors les principes du langage, la pureté du style, les convenances, les coutumes, le bon goût, rien n'est respecté. On veut avant tout captiver, enivrer l'imagination; on est à la recherche des émotions puissantes capables d'ébranler et de réveiller les esprits endormis. Mais où les trouver, si ce n'est dans les idées nationales et religieuses? Aussi cette troisième époque se rapprochera-t-elle de la première par les efforts de l'imagination, l'imperfection de la forme, le caractère national et religieux.

Ilya cependant une grande différence entre ces deux littératures : l'une appartient à un peuple qui naît et qui grandit, l'autre à un peuple qui vieillit et qui meurt. Dans l'une, les conceptions de l'imagination sont vives, naturelles, impétueuses, parce qu'elles sont jeunes; dans l'autre, elles sont profondes, sombres, idéales, philosophiques. Dans l'une, l'imperfection de la forme vient de l'ignorance et de la barbarie des temps; dans l'autre, elle vient de l'indifférence et de la corruption des hommes. Dans l'une, le caractère national est plein d'enthousiasme et d'espérance; dans l'autre, il ne présente que des souvenirs et des regrets. Dans l'une enfin, l'esprit religieux vit d'amour, de foi et de tous les sentiments généreux de l'âme ; dans l'autre, il ne consiste que dans de grandes idées, de sublimes raisonnements, de profondes conceptions. Toutefois, cette dernière période de la poésie moderne n'est pas encore achevée, et toutes ces observations historiques ne peuvent être fondées que sur la marche de la littérature curopéenne jusqu'à ce

jour, ou sur la troisième époque des lettres grecques et romaines. Par là même bien des doutes peuvent s'élever sur l'avenir; car pourrait-on établir une comparaison entre les peuples anciens et les peuples modernes? Chez les uns, la religion est sans force parce qu'elle n'a ni vérité ni espérance; sa destinée est de s'éteindre peu à peu, et même de communiquer la mort aux nations qui obéissent à ses lois. Chez les autres, au contraire, elle a une promesse de vie; elle pourrait encore réveiller les générations endormies et éclairer les peuples assis à l'ombre de la mort.

Voilà le tableau des trois grandes époques que l'on rencontre dans l'histoire de la littérature; maintenant passons en revue les différents peuples, et voyons si ces observations seront confirmées par les faits. La chevalerie naquit en France avec le système féodal, conséquence naturelle de cette nouvelle combinaison politique; et aussitôt parut la poésie des Troubadours et des Trouvères, expression vive et brillante des mœurs et des exploits chevaleresques. Ce fut le siècle de la foi, de la loyauté et de l'enthousiasme; le temps des passe-d'armes, des tournois, des croisades ; ce fut aussi l'époque des chroniques, des chants lyriques, des ménestrels, des maîtres de la gaie-science, des Troubadours chantant la vaillance des preux. Ces poëtes errants devaient contribuer à la civilisation de l'Europe, comme autrefois les Rhapsodes, parcourant les campagnes et répétant les vers d'Homère, avaient contribué à la civilisation de la Grèce. Les Trouvères passèrent en Angleterre avec les Normands; la poésie provençale enfanta les Minnesingers de l'Allemagne, et exerça une heureuse influence sur l'Italie; ainsi, comme le système féodal, la chevalerie et l'enthousiasme des croisades

avaient commencé en France, ce fut aussi en France que naquit la littérature du moyen âge. Cependant cette poésie chevaleresque y dégénéra de bonne heure, avant d'avoir atteint la moindre perfection artistique, et avant d'avoir élevé aucun monument durable.

Ce qu'il y a de plus important dans l'ancienne littérature française, c'est la supériorité qu'elle avait dès cette époque sur les autres littératures européennes, dans un genre où plus tard elle s'est montrée si riche et si féconde : je veux parler ici de ces vieilles chroniques, de ces mémoires historiques qui décèlent un esprit juste et observateur, et qui ont quelques rapports avec le roman, soit dans la peinture des mœurs, soit dans l'exposition des détails. Ainsi, ce sont surtout ces chroniques et ces mémoires, ce sont les ouvrages de Joinville, de Froissard et de Commines qui, en France, illustrèrent la littérature du moyen âge. Quant à la poésic, elle fut insignifiante, monotone et stérile. Faut-il en chercher la cause dans les guerres civiles et étrangères, dans le manque d'unité politique, dans la différence des opinions? Ne serait-elle pas plutôt dans l'imperfection du langage?

Nous pouvons en dire autant de l'Allemagne. Les chants des Minnesingers et des Meistersingers, les poëmes des Vogelweide et des Ofterdingen, les aventures des Croisés et des chevaliers errants furent répétés sur les bords du Rhin et du Danube, au pied des cathédrales gothiques et dans les châteaux des seigneurs; et, peu après, tout disparut sans laisser aucune trace, si ce n'est le souvenir agréable des scènes gracieuses et des vaillants héros des Niebelungen.

Mais c'est surtout en Italie, en Angleterre et en Espagne que cette littérature du moyen âge a jeté le plus vif éclat. Pétrarque, le Dante et Boccace, Ponce de Léon, Lope de Vega et Cervantes, Chaucer, Spenser et Shakespeare, tracèrent alors des routes nouvelles, créèrent une littérature nationale et religieuse, et laissèrent de beaux modèles à leurs successeurs. L'élévation de la pensée, les conceptions hardies et spontanées, la liberté de l'imagination, l'esprit chevaleresque et avide de merveilleux : voilà ce qui caractérise les œuvres de ces génies indépendants. La Divine Comédie du Dante et les Canzoni de Pétrarque, les odes de Ponce de Léon et le roman admirable de Cervantes, la Reine des fées de Spenser et les tragédies gigantesques et fantastiques de Shakespeare, tels sont les monuments littéraires du moyen âge.

On se représente souvent cette époque, dit Schlegel, comme une lacune dans l'histoire de l'esprit humain ; comme un espace vide entre la civilisation de l'antiquité et les lumières des temps modernes d'un côté on fait périr entièrement les arts et les sciences, afin de les faire ensuite sortir tout d'un coup du néant, après une nuit de dix siècles, et avec d'autant plus d'éclat. Mais ceci est, sous deux rapports, faux, partial et erroné. Jamais ce que la civilisation et les connaissances de l'antiquité avaient d'essentiel n'a entièrement péri, et la plus grande partie de ce que les temps modernes ont produit de beau et de grand a sa source et son esprit dans le moyen âge. Si on considère la littérature comme l'ensemble de toutes les productions remarquables et originales dans lesquelles se manifestent et l'esprit d'un siècle, et le caractère d'une nation, une littéra

ture savante est, sans contredit, un des plus grands avantages qu'il soit donné à une nation d'atteindre. Mais, si on exige indistinctement de toutes les époques la même perfection littéraire, et si on dédaigne tout ce qui ne porte point ce caractère, c'est non-seulement faire preuve de partialité et de fausseté de jugement, mais encore méconnaître la marche de la nature. Partout, dans les détails comme dans l'ensemble, dans ce qui est petit comme dans ce qui est grand, il faut que l'invention précède le développement et la perfection de l'art : la tradition, l'histoire; et la poésie, la critique. Si la littérature d'une nation n'a point un passé poétique antérieur à l'époque où elle s'est développée avec plus de régularité et d'art, elle n'arrivera jamais à un caractère ni à un genre national; jamais elle ne respirera un esprit de vie qui lui soit propre. Le moyen âge est pour l'Europe moderne cette antiquité poétique, et l'on ne saurait assurément lui contester une grande vivacité et une grande force d'imagination. »

Pour résumer l'histoire de cette première époque, on peut dire que la poésie du Nord, répandue en Europe par les incursions des Normands, et la poésie orientale, rapportée par les Croisés, avaient fondé cette littérature du moyen âge. La France la recueillit, la développa et la communiqua à l'Allemagne, où elle fit encore de plus grands progrès, puis à l'Angleterre et à l'Italie, où elle atteignit toute sa perfection.

Il me semble que la seconde époque, l'âge de la renaissance des lettres grecques et romaines, a dû son origine à deux événements importants dans l'histoire de l'Europe, la prise de Constantinople qui fit passer en Italie et en France les grands modèles de l'antiquité, et la découverte de l'imprimerie qui

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