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cette orgueilleuse excuse? Ce ne serait pourtant point ton choix, mais la nécessité naturelle qui l'aurait formé. Dieu t'a fait de son propre mouvement, et pour le servir à son gré. Tu tenais de sa grâce tous les biens dont tu jouissais; il est donc le maître de te punir comme il lui plaît. Eh bien! je me soumets à ses jugements, ils seront tous équitables; je suis poudre, et je retournerai en poudre. Quand arrivera cette heure désirée? Pourquoi sa main diffère-t-elle d'exécuter ce que ses décrets ont fixé en ce jour? Pourquoi ma vie est-elle prolongée? Pourquoi suis-je frustré de la mort, réservé par dérision à des peines qui n'auront point de fin? Avec quelle joie affronterais-je le trépas en subissant ma sentence? Avec quel plaisir me verrais-je réduit en une terre insensible, et me coucherais-je comme dans le giron de ma mère 1! Là, je me reposerais et je dormirais en pleine sûreté; la voix terrible du Tout-Puissant ne tonnerait plus à mon oreille; nulle crainte de plus grands maux pour moi et pour ma postérité ne me tourmenterait par une atteinte cruelle. Cependant un doute m'embarrasse encore je crains de ne pouvoir mourir tout entier ; je crains que ce pur souffle de vie, et que cette portion de l'esprit que Dieu lui-même a inspiré à l'homme, ne survive à cette argile corporelle. Que saisje si, dans le tombeau ou dans quelque autre place effroyable, je ne mourrai point d'une mort vivante! O pensée terrible, si je dois me trouver dans cette triste situation! mais non, cette partie supérieure de moi-même, qui veut, qui pense, qui agit, est celle qui a péché : qu'est-ce qui doit mourir, sinon ce qui a vécu et ce qui a péché?, Le corps proprement n'a fait ni l'un ni l'autre; je mourrai donc tout entier. Tenons-nous-en là,

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(Là, je me reposerais et je dormirais.) Ceci est imité de Job, c. 3 ; <«< Pourquoi ne suis-je point mort dans le sein de ma mère ? pourquoi n'ai-je >> point cessé de vivre aussitôt que j'en suis sorti? Je dormirais maintenant » dans le silence, et je me reposerais dans le sommeil. Pourquoi la lumière » a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l'amer>> tume du cœur, qui attendent la mort, et la mort ne vient point; qui la >> cherchent comme s'ils creusaient dans la terre pour trouver un trésor, et >> qui sont ravis de joie lorsqu'ils ont enfin trouvé le tombeau? »

2 (Ne tonnerait plus à mon oreille.) Ps. 28: « La voix du Seigneur a re>>> tenti sur les eaux. Le Dieu de majesté a tonné ; le Seigneur s'est fait enten>> dre sur une grande abondance d'eaux; la voix du Seigneur est accompagnée >> de force; la voix du Seigneur est pleine de magnificence et d'éclat ; c'est la » voix du Seigneur qui brise les cèdres, etc. »>

puisque l'esprit humain n'en sait pas davantage. Dieu est infini, mais s'ensuit-il que sa colère soit de même? Et quand cela serait, l'homme est un être fini. Il est condamné à la mort; comment donc l'Eternel peut-il exercer sa colère sans fin sur l'homme que la mort doit finir? peut-il faire la mort immortelle? Cela, sans contredit, est impossible à Dieu, et marquerait plus de faiblesse que de puissance. Allongerat-il, pour punir l'homme, le fini jusqu'à l'infini, afin de satisfaire sa rigueur, qui ne pourrait jamais être assouvie? Ce serait aller contre la loi de la nature, suivant laquelle tous les agents consultent moins la portée de leur pouvoir que du sujet sur lequel ils agissent. Que sais-je, après tout, si la mort est ce que j'imagine ici? Que sais-je si c'est un coup subit qui me privera de tout sentiment, ou si la mort n'est point cette chaîne de maux qui se déclarent en moi et hors de moi, pour durer peut-être toute l'éternité! Malheureux! cette pensée revient sans cesse m'épouvanter je ne puis la rejeter. Plus je raisonne, plus je me confirme dans l'opinion que la mort me tourmentera éternellement. Enfants infortunés d'un père coupable, quel patrimoine vais-je vous laisser! Oh! si je pouvais seul consumer ce triste héritage, et ne vous point laisser une portion si funeste, quelles obligations ne m'auriez-vous pas, de vous avoir épargné tant de malheurs? Pourquoi la faute d'un seul entraîne-t-elle la ruine de tout le genre humain qui en est innocent? Que dis-je, innocent! peut-il sortir de moi autre chose que la corruption? Une âme et un cœur assez dépravés pour tomber et pour se précipiter volontairement comme j'ai fait dans le mal pourraient-ils donc être quittes aux yeux de Dieu? Je suis forcé de l'absoudre. Mes vains subterfuges et mes détours embarrassés, ainsi que les labyrinthes, ne servent qu'à me confondre moi-même. De quelque côté que je me tourne, je me trouve l'origine de toute iniquité, et tout le blâme tombe sur moi. Plût à Dieu que toute sa colère fondit aussi sur moi! Téméraire souhait! pourrais-tu supporter ce fardeau plus pesant que la terre et que tout l'univers, quand même tu en partagerais le poids avec la compagne de ta fortune? ainsi ce que tu désires, et ce que tu erains, détruit également ton espérance, et montre que tu es au comble du malheur, seul semblable à Satan en crime et en châtiment. O conscience! dans quel gouffre d'alarmes et d'horreurs m'as

tu réduit? Je ne trouve aucune issue pour sortir, et je tombe d'abîmes en abîmes.

CHANT ONZIÈME.

Les prières de nos premiers pères, présentées à Dieu par son Fils, sont exaucées. Mais, comme ils ne doivent pas rester dans le Paradis, Dieu donne ordre à Michel de révéler à Adam, pour le consoler, ce qui doit arriver dans la suite des temps. L'ange descend sur la terre, et annonce aux deux coupables l'arrêt de leur exil. Lamentations d'Eve. Regrets d'Adam. L'ange le conduit sur une hauteur, et, tandis qu'Eve est endormie, il lui découvre, dans une vision, ce qui doit arriver jusqu'au déluge.

CHANT DOUZIÈME.

L'ange continue d'instruire Adam de ce qui arrivera après le déluge, du peuple que Dieu se choisira, des mystères de l'incarnation, de la mort et de la résurrection du Fils de Dicu, ainsi que de l'état de l'Eglise qu'il établira sur la terre jusqu'à ce qu'il vienne au dernier jour juger les hommes. Adam est consolé par cette révélation, et va éveiller Eve, dont l'esprit, durant son sommeil, a été également consolé par des songes favorables L'archange Michel les prend tous deux par la main, les conduit hors du Paradis, et disparaît.

ADAM ET ÈVE CHASSÉS DU PARADIS.

Adam et l'archange Michel descendirent du haut de la montagne. Sitôt qu'ils furent arrivés en bas, Adam courut au berceau où Eve s'était endormie : il la trouva éveillée; et elle le reçut avec ces paroles qui marquèrent que sa tristesse était calmée :

«Je sais d'où tu viens, et où tu allas. Dieu conduit le sommeil ; et les songes, quand il lui plaît, sont un langage divin: il m'en a envoyé de propices et de favorables, au moment qu'accablé de chagrin et d'affliction de cœur, je me suis assoupie. Mène-moi, je ne recule point; le Paradis me suivra partout

où tu seras. Si je restais ici sans toi, la beauté de ces jardins ne toucherait peu: tu me tiens lieu de tout. C'est pour l'amour de moi que tu as perdu ce séjour délicieux. J'emporte encore cette consolation: quoique mon crime m'ait rendu indigne d'aucune grâce, le ciel me favorise à tel point, que le Sauveur du monde sortira de mes entrailles. »

Adam l'entendit avec plaisir; mais il ne répondit pas. L'archange le pressait, et les chérubins en ordre brillant descendaient vers le poste qui leur était marqué. On les voyait couler sur la surface de la terre comme des météores. Ainsi le brouillard s'élevant d'un fleuve à la fin du jour, s'avance sur les marécages, et fait doubler le pas au laboureur qui regagne sa cabane. L'épée de l'Eternel marchait à leur tête. Telle une comète trace sa route par des flammes; les feux qu'elle jetait allaient tout dévorer. L'ange, se hâtant, prit par la main nos premiers pères, dont la fuite aurait été trop lente. Il les conduisit à la porte qui était au côté de l'orient; et après les avoir remis dans la plaine au pied du rocher, il disparut. Ils tournèrent les yeux, et virent la partie orientale du Paradis, naguère leur heureux domicile, couverte du cercle rapide de cette épée de feu. La porte chargée de fronts redoutables et d'armes étincelantes s'offrit à leurs regards. La nature leur fit verser quelques larmes; mais bientôt ils les essuyèrent. Le monde entier se présentait devant eux ; ils y pouvaient choisir un lieu pour s'établir, et la Providence était leur guide. Ils se donnèrent la main, et, traversant la campagne d'Eden, ils s'avancèrent à pas lents dans un monde inconnu.

LE TASSE.

La Jérusalem délivrée est un poëme régulièrement et strictement épique, dans son ensemble, orné de tout ce qui peut embellir ce genre de composition. Le sujet est la reprise de Jérusalem, sur les Infidèles, par les forces réunies de la chrétienté, entreprise par elle-même grande, respectable, héroïque, mais qui devait le paraître plus encore dans le siècle que le

Tasse a illustré. C'est un contraste intéressant que celui qui existe entre les Chrétiens et les Sarrasins. Le sujet n'offre pas de ces scènes terribles et féroces, qu'enfantent les guerres civiles, et qui révoltent dans Lucain. Il ne présente que les nobles efforts du zèle et du courage qui concourent à un but honorable. La part que la religion avait à cette entreprise contribue à la rendre plus imposante, fournit un moyen naturel d'y introduire le merveilleux, et ouvre un champ plus vaste aux descriptions sublimes; l'action en outre se passe dans une contrée et à une époque assez éloignée pour permettre que les traditions fabuleuses et les fictions viennent se mêler à la vérité historique.

Dans la conduite de l'action, le Tasse a employé une étonnante richesse d'invention, et c'est pour un poète une qualité bien précieuse. Son ouvrage est rempli d'incidents entre lesquels il a su jeter la plus heureuse variété : les descriptions de combats ne sont ni assez longues, ni assez multipliées pour fatiguer le lecteur.

Une grande variété de caractères donne au poëme de la vie et du mouvement, et ces caractères sont à la fois bien prononcés et bien soutenus.

Il a prodigué le merveilleux, et dans cette partie son mérite est le plus constaté. Ses êtres célestes agissent partout avec beaucoup de dignité. Dieu abaissant ses regards sur les armées en présence, envoyant quelquefois un ange pour arrêter les Infidèles et contenir les esprits malins, produit un effet sublime. La description de l'enfer, au commencement du quatrième livre, est singulièrement frappante, ainsi que l'apparition et les discours de Satan; néanmoins Milton, qui a évidemment imité ce passage du Tasse, peut se flatter d'avoir surpassé le poëte italien. Les diables, les enchanteurs, les magiciens prennent une part trop active à l'action, et forment un genre de merveilleux trop sombre pour plaire à l'imagination.

En général, ce qu'on peut encore, à plus juste titre, reprocher au Tasse, c'est le ton romantique qu'il a répandu sur la plupart des aventures et des incidents de son poëme. Les objets qu'il nous présente ont toujours de la grandeur, mais pas assez de vraisemblance. Il n'a pas tout à fait échappé au goût du siècle, encore follement enthousiasmé des contes de la chevalerie errante, contes que l'imagination extravagante, mais

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