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POÉSIE ÉPIQUE.

POÉSIE ÉPIQUE.

MILTON.

Milton se fraya une route nouvelle et fort extraordinaire en poésie. Aussitôt que nous ouvrons son Paradis perdu, nous nous trouvons tout à la fois introduits dans un monde invisible et environnés d'êtres célestes et infernaux. Les anges et les diables ne sont pas les machines, mais les principaux acteurs du poëme ; et ce qui dans toute autre composition formerait le merveilleux, n'est ici que le cours naturel des événements. Un sujet si éloigné des intérêts de ce monde peut fournir matière à ceux qui croient ces sortes de discussions importantes, de mettre en doute si le Paradis perdu est légitimement rangé parmi les poëmes épiques. De quelque nom qu'on l'appelle, il est incontestablement une des plus nobles créations du génie poétique; et dans un des grands attributs qui caractérisent l'épopée, je veux dire la majesté et le sublime, il ne le cède à aucun des poëmes qui jouissent de ce titre.

La nature du sujet ne comportait pas un grand développement de caractères; mais ceux qui pouvaient être introduits sont soutenus avec beaucoup de dignité. Satan, en particulier, joue un rôle imposant, et est véritablement le caractère le mieux tracé du poëme. Milton ne l'a pas dépeint tel que nous supposons un esprit infernal plus convenablement pour son but, il lui a donné un caractère humain, c'est-à-dire mixte, et qui n'est pas absolument dépourvu de bonnes qualités. Il est brave, et fidèle à ses compagnons d'armes; au milieu de son impiété, il n'est pas sans remords: il est même ému de compassion pour nos premiers parents, et il se justifie de son complot contre eux par la nécessité de sa position: il est poussé

par l'ambition et le ressentiment, plutôt que par une perversité naturelle. En un mot, le Satan de Milton n'est pas plus criminel que beaucoup de conspirateurs ou de chefs de factions qui figurent dans l'histoire. Les divers caractères de Belzébu, de Moloch, de Bélial, sont supérieurement exposés dans les discours éloquents qu'ils prononcent au second livre. Les bons anges, quoique toujours peints avec noblesse et convenance, offrent dans leurs traits plus d'uniformité que les esprits infernaux néanmoins, même parmi eux, la dignité de Michel, l'affable bienveillance de Raphaël, et la fidélité inébranlable d'Abdiel, forment des distinctions suffisamment marquées. La tentative de décrire Dieu même, et de raconter des dialogues entre le père et le fils, était trop hardie et trop périlleuse; et c'est là aussi que notre poëte, comme on devait s'y attendre, a le moins réussi. Quant aux caractères humains, l'innocence de nos premiers parents est tracée avec beaucoup de grâce et de délicatesse. Dans quelques-uns de ses discours à Raphaël et à Eve, Adam est peut-être trop savant et trop éclairé pour sa situation. Eve est caractérisée avec plus de justesse sa douceur, sa modestie et sa faiblesse expriment fidèlement le caractère d'une femme.

Le grand mérite et la qualité distinctive de Milton, est la sublimité. Sous ce rapport, il surpasse peut-être Homère, comme il est certain qu'il laisse bien loin derrière lui Virgile et tous les autres poëtes. Presque tout le premier et le second chant du Paradis perdu sont de continuels exemples du sublime. Le tableau de l'enfer et de l'armée des anges déchus, l'aspect et la conduite de Satan, à travers le chaos, jusqu'aux confins de ce monde, présentent les plus hautes conceptions qui soient jamais entrées dans l'imagination d'un poëte. Il y a aussi dans le sixième chant beaucoup de grandeur, surtout dans l'apparition du Messie, quoique quelques parties de ce chant méritent des reproches, et que les plaisanteries des diables sur le succès de leur artillerie forment une faute choquante. La sublimité de Milton est d'un genre différent de celle d'Homère. Celle d'Homère est ordinairement accompagnée de chaleur et d'impétuosité; celle de Milton conserve une grandeur calme et imposante; Homère nous enflamme et nous entraîne, Milton nous étonne et nous élève. La sublimité d'Homère se montre plus dans le récit des actions, celle de Milton

dans la peinture des objets surprenants et prodigieux. Mais quoique Milton soit plus particulièrement remarquable par sa sublimité, il y a aussi beaucoup de délicatesse, de sensibilité et de charme dans plusieurs parties de son poëme. Quand il transporte la scène dans le Paradis, les tableaux sont toujours du genre le plus riant et le plus gracieux. Les descriptions montrent une imagination d'une fécondité extraordinaire, et, dans les comparaisons, il est presque toujours singulièrement heureux: elles sont rarement amenées hors de propos, rarement communes ou vulgaire. Elles nous offrent en général des images puisées dans un ordre d'objets beaux et sublimes. Si elles ont quelques défauts, c'est leur allusion trop fréquente à des notions scientifiques et aux fables de l'antiquité. Dans la dernière partie du Paradis perdu, il faut reconnaître quelque infériorité. Avec la chute de nos premiers parents, le génie de Milton semble s'affaiblir. Il y a néanmoins dans les derniers chants des beautés du genre tragique le remords et le repentir du couple criminel; ses regrets, quand il est contraint d'abandonner le Paradis, sont extrêmement touchants. Le dernier épisode, où l'ange dévoile à Adam le destin de sa postérité, est heureusement imaginé; mais, en plusieurs endroits, l'exécution est languissante.

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Le langage et la versification de Milton ont un mérite éclatant. Son style est plein de majesté, et parfaitement assorti à son sujet; son vers, plein et harmonieux, a de la variété il offre l'exemple le plus frappant de l'élévation à laquelle peut atteindre notre langue par la force du nombre; il ne se traîne pas, comme le vers français, avec une mélodie calme, régulière et uniforme, qui fatigue bientôt l'oreille; mais il est quelquefois doux et coulant, quelquefois rude, varié dans son rhythme, et entrecoupé de dissonnances qui conviennent à la vigueur et à la liberté de la composition épique. On rencontre, il est vrai, quelques vers prosaïques et négligés ; mais on peut les excuser dans un ouvrage si long, et en général si harmonicux.

En résumé, le Paradis perdu est un poëme qui abonde en beautés de toute espèce, et qui assure légitimement à son auteur une renommée égale à celle des plus illustres poëtes, quoiqu'on doive y reconnaître aussi plusieurs imperfections. C'est le partage de presque tous les génies élevés et audacieux, de manquer d'égalité et de correction. Milton est trop souvent

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