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pendit à son bras davantage. Heureusement, ces dames tournèrent par la rue de Berry, pour aller aux Ursulines sans doute; et il se remit vite de sa douleur.

Il n'y avait pas moyen, d'ailleurs, de résister à Malène. Très femme, elle avait des entêtemens puérils et des caprices d'enfant gâté. A chaque instant elle faisait trembler Gaston par la hardiesse de ses fantaisies; mais elle y mettait tant d'entrain, tant d'amoureuse folie, qu'il ne pouvait s'empêcher d'en être charmé. Un dimanche, elle lui déclara qu'elle voulait aller visiter son appartement de garçon et il courut l'y attendre. Mais que penserait-on de voir Mme Dubourg entrer chez lui? Il n'habitait pas seul la maison; en bas, il y avait un peintre en bâtiment et, au-dessus, une vieille dame qui passait son temps à raccommoder ses hardes derrière la fenêtre; sans compter les Sœurs qui demeuraient en face. Heureusement que c'était un dimanche, on serait aux offices ou à la promenade. Puis il ne pouvait refuser (de la recevoir.

Il l'entendit bientôt qui remplissait l'étroit escalier du froufrou de ses jupons de soie. Elle entra sans frapper, et resta une minute dans le cadre de la porte, à le regarder en riant. Il se précipita, afin de fermer derrière elle; ensuite il voulut lui offrir un fauteuil, mais elle préféra rester debout « pour mieux voir ».

L'appartement se composait de trois petites pièces de grandeur égale. Celle-ci était disposée comme un cabinet de travail : une table Henri II, un corps de bibliothèque, quelques vieilles estampes de Gérard Audran, accrochées au mur. Sur la cheminée un groupe de Clodion, que Gaston aimait et qu'il avait fait venir de Beaugency après la mort de sa mère. Malène examina le titre des livres, dérangea les papiers de la table, souleva les rideaux pour regarder dans la rue. Il la suivait des yeux, mortifié un peu qu'elle s'occupât plus de ces choses que de lui-même. C'est gentil, dit-elle. Et ta chambre?

Ils passèrent ensemble dans la pièce à côté : le lit, large et bas, tenait presque toute la place. Il y avait encore cependant une commode en cerisier surmontée d'une glace, et une petite table avec une lampe à abat-jour. Dans la troisième chambre Gaston avait installé son cabinet de toilette.

Malène en passa l'inspection, prenant plaisir à toucher ces objets familiers; puis elle s'assit sur le rebord du lit. Gaston se sentait mal à l'aise sans savoir pourquoi, et gauche à faire les honneurs de son logis. Il dit enfin :

Si j'avais su que tu dusses venir, j'aurais mis des fleurs partout.

Tu en mettras la prochaine fois, dit Malène en l'embrassant, car je reviendrai.

- Comment? fit-il. Si près de chez toi!... Tu ne crains pas... Qu'est-ce que tu veux que je craigne? Personne ne passe dans cette petite rue.

voir?

Et ton mari, s'il apprenait jamais que tu es venue me

Eh bien! je lui dirais que je t'ai apporté des confitures. Et elle se mit à rire et à le caresser, comme elle l'eût fait d'un enfant.

Ce fut là désormais qu'ils se virent régulièrement. Dubourg cependant s'éloignait de temps à autre. Il avait dans la Sologne et en Touraine des cliens qui ne payaient pas, et il était obligé de les relancer jusque chez eux. Ces jours-là, Malène et Gaston profitaient de son absence pour ne se point quitter. Leurs repas en tête à tête prenaient des airs de petites débauches. Malène allait le matin chez Granry, place Louis XII, choisir elle-même les fins morceaux que Gaston aimait; et, pour paraître à table, elle faisait une toilette recherchée, mettant sa coquetterie à laisser voir son cou très lisse et ses bras très blancs, comme une gourmandise de plus dont elle flattait la sensualité de son jeune

amant.

V

Gaston était tombé sous l'empire d'une passion tyrannique; il ne cherchait même plus à y échapper. Elle emplissait tellement son esprit et sa vie qu'il ne pensait presque plus à Éliane, en dehors des rares momens qu'il passait au boulevard de l'Est. Encore auprès de sa fiancée emportait-il la préoccupation de ses autres amours. La conversation d'Éliane forcément réduite, à cause de l'entourage, à des banalités courantes, lui paraissait plate et vide, en comparaison de l'aimable liberté d'esprit de Malène, et l'intérieur des Tissaud de Briville monotone et mesquin, à côté du luxe très large dont s'entouraient les Dubourg. Il se sentait mal à l'aise entre ces gens guindés qui surveillaient tous ses mouvemens, et il ne songeait même pas, quand Éliane le regardait avec tendresse, à regretter ce qui le séparait d'elle.

Ses idées sur la morale avaient d'ailleurs singulièrement changé, depuis qu'il vivait dans l'intimité étroite de sa maîtresse. Par la violence du plaisir, tous ses remords avaient été abolis. Que faisait-il, d'ailleurs, sinon ce que tous les autres hommes avaient fait? Il se disait qu'il n'était plus un enfant, pour vivre dans une crainte perpétuelle de ce qui constitue la raison d'être des créatures; qu'assurément il était libre de disposer de luimême jusqu'au moment où Éliane deviendrait sa femme; et qu'alors seulement il serait dans l'obligation de lui rester fidèle. Mais à cette dernière considération il s'arrêtait le moins possible; il vivait tout entier dans le présent, dans le bon et saisissable présent, qui lui apportait tant de jouissances.

De même que ses remords à l'égard d'Éliane, sa foi religieuse avait disparu. Cependant il avait cru longtemps, et avec une rare vigueur. Au moment de la mort de sa mère, il avait encore prié ardemment; mais, depuis, la passion avait tout balayé dans son âme. Maintenant, il ne croyait plus qu'au dieu insatiable et charnél qui était en lui. S'il allait à l'église, c'était uniquement pour voir Malène. Elle avait conservé l'habitude d'assister à une messe chaque dimanche dans l'église Saint-Vincent, et il s'y rendait aussi, à la même heure. Il se plaçait derrière elle, de façon à ne pas la quitter des yeux. Lorsqu'elle inclinait la tête pour l'Élévation, il s'amusait à voir sur sa nuque les petites boucles de cheveux, contre lesquelles il aimait à poser ses lèvres. Quand elle sortait de l'église, il guettait son regard au passage et se hâtait de l'aller rejoindre chez elle. Le dimanche était pour eux le jour privilégié; car Dubourg depuis quelque temps le passait entièrement en voyage, s'il ne chassait pas. Pour mieux s'appartenir l'un à l'autre, ils évitaient alors de sortir. Malène, qui était bonne musicienne, déchiffrait des partitions d'opéra; elle jouait avec sentiment et chantonnait les paroles en sourdine; mais Gaston ne l'écoutait pas, occupé seulement à la regarder encore, à la désirer toujours. Le soir, après dîner, elle le retenait longuement auprès d'elle; et il n'avait pas la force de la quitter une heure plus tôt, pour se rendre chez les Tissaud de Briville.

Les semaines, les mois s'écoulaient ainsi.

VI

Dans la maison silencieuse du boulevard de l'Est on célébrait ce soir-là les vingt ans d'Éliane. Réunion du dimanche, austère et familiale autant que de coutume, l'anniversaire n'étant chez les catholiques qu'une petite fête laïque sans importance, qui doit s'effacer devant la fête religieuse du saint patron. Mais pour Éliane cette date prenait une signification extraordinaire. Depuis si longtemps elle l'attendait comme le terme fixé par ses parens aux impatiences de Gaston! Que de lassitudes quotidiennes, que de journées mornes et moroses elle avait supportées courageusement, allégrement presque, les yeux tournés vers ce but étoilé de ses vingt ans, qui devait lui faire oublier tant de tristesses! A mesure qu'elle s'en rapprochait, elle sentait une force plus grande la soutenir.

Cependant la transformation qui s'était produite dans Gaston ne lui avait point échappé. Sa figure s'était allongée, son teint avait pâli, ses yeux s'étaient agrandis d'un léger cercle de bistre; il avait perdu sa physionomie poupine d'autrefois, pour prendre un air mâle et viril; et tel, il lui plaisait davantage encore. Ses manières aussi étaient toutes différentes; non seulement il espaçait de plus en plus ses visites, mais, quand il venait, il se tenait sur la réserve, parlait moins et presque toujours paraissait préoccupé. Elle remarquait ces choses, sans songer à lui en vouloir, ni même à s'en étonner. N'avait-il pas deux raisons d'être triste et changé, au moral comme au physique? La mort de sa mère qui l'avait frappé d'un coup si cruel, et sa maladie dont il était resté si longtemps à se remettre?

Oh! cette maladie, elle ne pouvait y penser, sans qu'un frisson d'angoisse la secouât toute! Elle se souvenait quelle douleur aiguë l'avait traversée, en apprenant que son cousin venait d'être conduit à Beaugency avec une fièvre qui mettait sa vie en danger. Puis après, pendant de longs jours, plus de nouvelles! Timidement, elle s'était risquée à en demander. Mais on lui avait répondu qu'il fallait attendre, et qu'il ne serait pas convenable de se montrer aussi empressée. Un matin, elle avait su qu'il était au plus mal, et elle avait dû vivre ainsi, avec cette désespérante inquiétude, pendant plus de trois semaines; car elle n'osait plus s'informer, elle ne pouvait même pas laisser paraître ses craintes. Ses parens

TOME CXL.

1897.

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cependant devaient bien s'apercevoir qu'elle avait sans cesse les yeux rouges et le visage bouffi par les larmes; toutefois ils ne lui disaient rien, ils affectaient de ne pas parler de Gaston. Elle souffrait tant de n'avoir personne à qui confier son chagrin qu'elle aurait voulu aller chez les Ursulines, où la supérieure du moins l'aurait écoutée; mais sa mère ne lui permettait pas d'y retourner autrement que pour de cérémonieuses visites. Cependant son parti était pris à l'avance si Gaston mourait, elle se réfugierait au couvent, elle se ferait religieuse. Et ce n'était point par exaltation d'esprit qu'elle se disait cela, mais par intégrité d'âme, dans la certitude évidente qu'elle ne saurait se consoler autrement qu'en Dieu. Enfin de meilleures nouvelles étaient arrivées, lui apportant une telle joie et si durable qu'elle n'avait pas eu l'idée de s'affliger de la prolongation du séjour de son cousin à Beaugency. Et, quand il était revenu tout en deuil et si changé, quand depuis il s'était montré sombre, rare, indifférent même, elle n'en avait aspiré que plus ardemment à l'époque bénie où elle aurait le droit de le consoler.

Dix heures venaient de sonner dans le salon où se continuait

l'éternelle partie de whist, et Gaston n'était pas encore là. Éliane cependant ne perdait pas l'espérance de le voir arriver. Depuis bien des dimanches il n'était pas venu, mais aujourd'hui il ne manquerait pas, il ne pouvait pas manquer; cette date devait être aussi sacrée pour lui que pour elle. Il allait entrer, le sourire aux lèvres et l'air heureux. Elle écoutait si on entendait son pas résonner dans la cour; le moindre bruit lui donnait un tressaillement; à chaque minute elle s'attendait à le voir paraître. La porte s'ouvrit, et elle eut un grand battement de cœur; mais c'était le thé seulement qu'on apportait.

Alors tristement elle se mit en devoir de le servir; depuis trois ans qu'elle accomplissait cette fonction familière, rien n'avait changé autour d'elle. Mme de la Gaudinière et Élodie avaient les mêmes robes de soie étriquées à la jupe et aux épaules, son père et Florimond les mêmes habits de forme surannée; seuls, les deux êtres qui mettaient un peu de mouvement dans cette immobilité faisaient défaut : l'oncle Preumartin, malade, ne sortait guère plus de chez lui, et Gaston, ah! Gaston! - quelle pouvait être la cause de son absence?

Éliane soupira. Ce soupir fut-il compris autour d'elle? Voilà qu'Élodie, d'une voix doucereuse, se prit à dire tout à coup :

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