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de penser, à un grand nombre, à un nombre de plus en plus grand d'esprits, n'a pas paru suffisante.

Ce stade du siècle, Lamennais l'a parcouru, et la ligne brisée de sa pensée en est la représentation exacte.

Il a été pour la pensée en commun jusqu'à chercher l'unanimité du genre humain, non seulement à une époque, mais à toutes les époques, et à croire l'avoir trouvée. Il a été comme forcé d'avoir une pensée personnelle, seulement pour avoir voulu tenir compte de l'état vrai des esprits aux temps modernes, seulement pour avoir pris conscience d'une société humaine, celle où nous sommes, où presque tout est pensée personnelle et où l'individualisme intellectuel est comme la loi même des intelligences. Cette pensée personnelle une fois en lui, ne pouvant pas en faire la pensée commune de son Église, et ne pouvant pas y renoncer, c'est à l'Église qu'il renonça, et il se trouva le penseur solitaire qu'il avait en horreur d'être. - Et il chercha, comme tous les penseurs solitaires, une autre communauté, une autre association, une autre collectivité, une autre organisation spirituelle qui vécût de sa pensée à lui et donnât à cette pensée la force d'action, la vertu de propagation et de fécondité. Et il ne la trouva point, ni ne la créa, image encore, et plus que jamais, de son siècle, qui fut à la fois le plus ardent à penser, et le plus radicalement incapable de fonder un pouvoir spirituel ou seulement une organisation intellectuelle.

La tristesse de Lamennais vieillissant, c'est la tristesse de ce siècle qui finit, après avoir beaucoup pensé, avec plus de contention et surtout avec plus de loyauté et de sincérité qu'aucun autre, en constatant que, par défaut de convergence dans les efforts intellectuels, tant de labeur mental n'a peut-être eu sur les faits, sur les actes et gestes de l'humanité, qu'une influence insignifiante.

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ÉMILE FAGUET.

LE DOUBLE JOUG

DERNIÈRE PARTIE (1)

I

Après avoir vécu plusieurs semaines avec sa douleur, Gaston s'était décidé à rentrer à Blois. Il n'avait plus aucune raison de demeurer à Beaugency, où ses journées se passaient à pleurer dans un coin de la chambre vide, sous le portrait de celle qu'il avait perdue. Cette inaction, cet isolement complet, ne pouvaient durer toujours; il lui fallait retrouver ses occupations, et se rattacher à la vie par quelque côté, sous peine de devenir un être pitoyable et inutile. Dubourg le réclamait affectueusement, et Malène ne lui faisait plus peur. Il ne songeait même pas à la redouter. Il était enfermé au fond de son deuil, comme dans une forteresse inexpugnable.

Il hésita quelque temps avant de se rendre chez les Tissaud de Briville. Son oncle, il est vrai, lui avait adressé une lettre pour lui exprimer ses condoléances sur le « triste événement »; mais il ne pouvait se résigner à reprendre le chemin du boulevard de l'Est. Une superstition lui restait de l'affreuse coïncidence qui avait empêché sa dernière visite.

Il y fut cependant un dimanche soir, estimant qu'Éliane devait se tourmenter de sa longue absence. Lui-même était dési

(1) Voyez la Revue des 1er et 15 mars.

reux de la revoir, mais sans élan, sans ardeur vitale, comme si toutes les fibres de son cœur eussent été frappées d'inertie par le brisement de la plus sacrée de ses affections.

La partie était commencée quand il arriva. Ce fut à peine si on se dérangea pour l'accueillir. Éliane elle-même était au jeu, et ne put que suivre l'exemple des autres. Seul, le vieil oncle Preumartin, qui était devenu sourd, lui tint compagnie pendant un moment; puis on lui proposa de prendre la place d'Élodie, qui venait de perdre deux robbers en faisant « le mort »; mais il refusa; il sentait une tristesse nouvelle s'ajouter à sa tristesse coutumière.

Il se retira plus tôt qu'il n'en avait eu l'intention, et, rentré chez lui, il pensa à Éliane. Il n'était pas satisfait d'elle, et il comprenait qu'elle ne devait pas l'être de lui. Leurs regards ne s'étaient pas rencontrés une seule fois; et pas un mot, pas un geste, comme avant ils en avaient pour s'entendre, n'était venu renouer entre eux le fil de leur secrète tendresse. Il lui semblait que la froideur de ce milieu réfractaire avait gagné sa cousine; ou bien était-ce lui qui, avec son deuil, sa figure pâlie et ses yeux ravagés par les larmes, avait apporté ce sentiment pénible, dont il ressentait par ricochet l'amertume? Pas un instant il ne songea que ce qui avait pu paralyser Éliane, c'était le respect de sa douleur, une délicatesse exagérée peut-être, qui la faisait s'effacer volontairement devant le souvenir trop vivace encore de la morte.

Il n'en avait pas été de même avec Malène. Comme elle lui avait parlé de sa mère simplement et avec émotion! On eût dit qu'elle avait à cœur de prendre une part de sa tristesse pour l'en soulager; à table, elle maintenait la conversation sur un ton atténué et discret, modérant la gaieté naturelle de Dubourg. Elle poussait la délicatesse jusqu'à ne pas porter de couleurs claires qui eussent contrasté trop visiblement avec le noir dont Gaston était vêtu de la tête aux pieds. Elle devinait les momens où il avait besoin de se laisser distraire, et ceux au contraire où son chagrin lui remontait jusqu'aux yeux, jusqu'aux lèvres; et elle se taisait ou parlait, selon ce qu'elle connaissait de son âme.

Positivement, auprès d'elle il souffrait moins; il y avait même des heures où il ne souffrait presque plus; c'était quand il pouvait rester assis à ses côtés, après avoir fui l'agitation du bureau; elle brodait, la tête inclinée sur son ouvrage, et lui, les

yeux mi-clos, se laissait aller à un engourdissement très doux. Il lui savait gré de ne rien lui dire, de ne pas le tirer de cet état d'apaisement, qu'il avait déjà éprouvé pendant sa convalescence, sous les vigilans regards de sa mère. Ce féminin qu'il était avait besoin de se blottir dans une tendresse féminine; et désormais c'était Malène seule qui lui procurait cette atmosphère de bienêtre moral dont il avait été privé si cruellement. Maintenant il craignait autant de la perdre qu'il avait craint autrefois de l'approcher. Un jour, en déjeunant, Dubourg annonça qu'il serait obligé de faire le mois suivant un voyage à Paris, et il offrit à sa femme de l'accompagner. Cette perspective avait suffi pour plonger Gaston dans une perplexité poignante; il ne put s'empêcher de jeter à Malène un regard suppliant. Alors Malène ayant tranquillement répondu qu'elle ne tenait pas à voyager et qu'elle profiterait de l'absence de Dubourg pour rendre quelques visites de famille dans les environs, Gaston s'était senti subitement soulagé.

En dehors de ces tête-à-tête avec Malène, qu'il s'accordait le plus fréquemment possible, il ne songeait à prendre aucun délassement. Il avait abandonné les grandes promenades du dimanche dans la campagne, et même, pour les courses en ville, il trouvait presque toujours moyen de se faire remplacer. Le soir, au lieu de flâner par les rues avant de rentrer chez lui, il avait hâte de gagner sa chambre et son lit. Il dormait avec délices onze heures de suite, et dans le jour, il sommeillait parfois encore sur ses chiffres. Il s'étonnait de cet alourdissement peu en rapport avec son tempérament vigoureux, mais il n'y opposait aucune réaction, au contraire. Sa vie était maintenant si nulle, son cerveau et son cœur si endoloris qu'il ne pouvait mieux faire que de s'enlizer dans une somnolence qui l'empêchait de s'apercevoir de tout ce qui lui manquait pour être heureux.

II

Pourtant Dubourg et Malène s'efforçaient de le distraire. Un jour ils l'emmenèrent en voiture à Chambord; Gaston ne connaissait pas le château et autrefois il avait témoigné le désir de le visiter. Ils partirent de bonne heure, afin d'être de retour pour déjeuner à Blois. La matinée avait la douceur exquise d'un ciel de printemps attardé dans un paysage d'automne. Dubourg et

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Malène s'étaient installés au fond de la victoria, et Gaston avait pris place sur la banquette, en face d'eux. Ils traversèrent le pont et suivirent pendant longtemps la levée de la Loire, ourlée de longs peupliers. Tous trois causaient à bâtons rompus, négligemment, des incidens de la route. Dubourg, qui connaissait de vieille date le pays, en contait les particularités; Malène souriait avec complaisance, et Gaston se croyait obligé de soutenir la conversation par politesse; mais il se dégourdissait à son insu, pénétré par l'action bienfaisante du soleil qui remplissait de gaîtés la campagne, et par la tendre sollicitude dont ses amis s'appliquaient à l'entourer. Il reprenait goût, sinon à se regarder vivre, du moins à envisager les choses extérieures.

Quand on se trouva en présence de la masse imposante que forme Chambord, il devint loquace à son tour. Tout de suite, il donna la préférence an château de Blois à cause de l'élégante simplicité de ses lignes. Ici, il se sentait dérouté par la disproportion

des ornemens accumulés sur le faîte avec la nudité relative de la base. Cet énorme édifice, enveloppé jusqu'à mi-corps d'une enceinte de mansardes basses, lui faisait l'effet d'un géant agenouillé au milieu d'une bande de nabots. Mais ce qui le frappait plus encore, c'était la désolation épandue autour de cette splendeur. La plaine aride, où rampaient de maigres bouquets de bruyères mauves et de violiers jaunes, s'attristait encore de la richesse des fleurs de pierre épanouies là-haut sur les pinacles. Et les fossés, comblés de sable partout, complétaient l'idée d'un ensevelissement de la gloire humaine au sein de la terre sans désir.

Dubourg croyait savoir les raisons de cet isolement déconcertant le château de Chambord aurait été construit pour cacher les adultères royaux; c'est pourquoi il s'élevait dans ce lieu désert, comme une monstrueuse germination du vice; et jamais depuis il n'avait manqué à sa destinée. Et il les nommait avec complaisance, ceux qui étaient venus là pour savourer librement leur plaisir : François Ier et la duchesse d'Étampes, Henri II et Diane de Poitiers, Louis XIII et Me d'Hautefort, Louis XIV et Mlle de La Vallière, - sans parler de l'altière Mancini, Louis XV et la Pompadour. A l'entendre, il semblait que le péché des grands se nimbât de quelque beauté secrète; bourgeoisement, il s'extasiait devant leur toute-puissante luxure. Malène l'interrompit. On monta dans le château pour la visite.

Le grand escalier à double révolution, les quatre immenses

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