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l'avoir vu passer au milieu des acclamations. Si vive avait été l'impression reçue, que c'est l'une des premières dont il trouvera la traduction poétique, et qu'il a, par un accord instinctif avec l'enthousiasme populaire, contribué à faire entrer dans l'art la légende napoléonienne.

Tout de même il subissait intimement le charme de la terre allemande. L'Allemagne mélancolique et tendre, l'Allemagne qui rêve dans la profondeur de ses forêts et au bord de ses étangs, celle des légendes, des contes fantastiques, des ballades et des romances, l'Allemagne suivant la tradition et suivant la convention, c'est elle qui a d'abord bercé son esprit. Il a eu une première enfance douce et recueillie, entourée d'affections familiales, égayée d'amitiés puériles. « O Dieu! autrefois la terre était si belle et les oiseaux chantaient tes louanges éternelles, et la petite Véronique me regardait d'un œil tranquille, et nous allions nous asseoir devant la statue de marbre, sur la place du château... du vieux château dévasté où il revient des spectres, où la nuit se promène une dame sans tête, vêtue de soie noire avec une longue queue flottante. » Au pied du château dévasté de Dusseldorf le Rhin étend ses eaux d'où émerge sous un rayon de lune tout un peuple mystérieux. C'est l'ondine qui se baigne : le flot ruisselle sur ses épaules et sur ses bras charmans. Là-haut la belle vierge Loreley est assise comme une apparition merveilleuse; elle peigne ses cheveux d'or, et la chanson qu'elle chante attire le marinier vers le gouffre où la mort l'attend. Les danses des elfes, les rondes des nixes, les jeux des Kobolds, toute cette fantasmagorie ne trouve crédit en France auprès de personne, pas même auprès de nos enfans, critiques avisés. C'est qu'en effet ces hôtes ne se rencontrent pas dans nos bois ensoleillés et dans nos claires fontaines. Et ils ne supportent pas le voyage. Mais il faut accepter la confession du poète : « Lorsque j'étais encore tout jeune, je ne pensais qu'aux histoires d'enchantemens et de merveilles et chaque belle dame que je voyais avec des plumes d'autruche sur la tête était pour moi une reine de sylphes, et si je remarquais que le bas de sa robe était mouillé, je la tenais pour une fée ondine. » Ajoutez l'impression des premières lectures. Heine lit avec passion les livres de traditions populaires et de chansons enfantines. Il s'éprend vivement de la poésie romantique qui remettait en honneur les souvenirs du moyen âge chevaleresque et légendaire. Uhland et Bürger sont ses maîtres. Il est en relation avec LamotteFouqué, Chamisso. C'est l'empreinte qui ne s'effacera plus.

Vienne maintenant l'épreuve douloureuse qui remue profondément la sensibilité, éveille au plus intime du cœur des échos lointains et fait

vibrer tout l'être; cette douleur avide de s'exprimer trouvera sa forme toute prête et le chœur léger des rêves d'antan lui fera un prestigieux cortège. Nous connaissons cet épisode autour duquel sont venues se concréter les jeunes souffrances du poète. C'est l'histoire banale d'une passion violente et malheureuse, c'est une vieille histoire éternellement neuve. Amélie, la fille du banquier Salomon Heine, était remarquablement belle, elle était riche, elle était courtisée; c'était pour elle un pauvre amoureux que ce petit cousin, obscur employé de bureau, malhabile aux affaires et sans avenir comme sans vocation. Il se rendit compte de son indignité, n'avoua pas cet amour qu'on eût dédaigné, et après un martyre de trois ans, quand la belle cousine se fut mariée, la souffrance accumulée et contenue éclata en une suite de chants douloureux. C'est là le thème principal dont le poète ne fait que varier l'expression dans toute la première série de ses lieds et qui reçoit sa forme la plus achevée dans les deux recueils de l'Intermezzo et du Retour. Plus tard, après les aventures multiples et les tristes égaremens, au temps de la longue agonie, le poète en retrouve encore dans la partie la plus saine de son cœur l'amer et exquis ressouvenir.

Ce qui fait le charme de ces premières poésies c'est qu'autant l'art y a déjà de sûreté et de maîtrise, autant l'âme qui se livre à nous a de fraîcheur, et c'est qu'avec l'intensité de la passion cet amour a toute la candeur d'un amour de jeunesse. L'expression en est toute fleurie de puérilités et de mièvreries, ainsi qu'il convient. La sensiblerie s'y étale sans fausse pudeur. Dans le vaste monde et dans la nature le poète n'aperçoit rien qui ne lui rappelle sa souffrance et qui ne soit un symbole de son amour. C'est sa propre douleur qu'il entend gémir dans la plainte anonyme des générations défuntes. Il est le sombre convive qu'on voit paraître dans le repas de noces et qui murmure à l'oreille de la fiancée la promesse oubliée. Pour lui est le linceul que lave dans l'eau de la fontaine la jeune fille de la forêt enchantée. Et le ricanement des spectres, assemblés autour du ménétrier fantastique, raille des douleurs pareilles aux siennes. Les mêmes soucis qui assiègent ses jours hantent ses nuits, et ses rêves lui rapportent les mêmes images aussi obsédantes. « Toutes les nuits je te vois en rêve... Mon ancien rêve m'est revenu... Je me vis l'autre nuit dans un rêve... J'ai pleuré en rêve, j'ai rêvé que tu étais morte... » La nature est sa confidente : les arbres lui font des signes d'intelligence, les violettes ont pour lui des regards, les fleurs ont un langage, les étoiles ont des sourires et elles ont des larmes. « La nuit était froide et muette; je parcourais lamentablement la forêt. J'ai secoué les arbres.

de leur sommeil; ils ont hoché la tête d'un air de compassion... » Vraiment il a aimé avec toute son âme, avec toutes les forces de sa jeune énergie, avec tous les trésors de son imagination de poète. C'est pourquoi il faut que le cercueil qu'on ira lui chercher soit si grand, plus grand que la grosse tonne de Heidelberg, plus long que le pont de Mayence, ce cercueil où il déposera son amour et ses souffrances.

Le premier amour du poète est au tombeau. Ce qu'il y a de si triste dans la vie, c'est que nous laissons sur la route de chers compagnons qui étaient nous-mêmes. Un nouveau printemps qui ne vaudra pas l'autre fera refleurir le cœur de Heine; ou plutôt ce cœur, au gré des liaisons passagères, ira sans cesse en s'avilissant. « Je suis condamné, dira-t-il, à n'aimer que ce qu'il y a au monde de plus bas et de plus fou; comprenez alors combien cela doit tourmenter un homme fier et de beaucoup d'esprit. » Nous voyons désormais défiler dans son œuvre une série de figures de femmes de plus en plus vulgaires. Il finira par lier son sort à celui d'une grisette, aussi sotte qu'elle était belle, Mathilde, gantière. Le foyer de la vie intérieure est éteint : dans ces yeux, fixés jadis sur de pâles visions, se reflète maintenant le spectacle mouvant des choses. Heine est devenu un admirable peintre de la nature extérieure. Il peint les marines de la Mer du Nord, il peindra les montagnes du Harz et les monts Pyrénées. Il est arrivé à Paris, il se mêle de politique et il écrit dans les journaux, il fréquente les salons et le bal de la Grande Chaumière, il s'est fait présenter à des princesses et à Chicard. Il est devenu un professionnel de l'esprit, et c'est cela qui est grave. M. Jules Legras écrit justement : « Je ne puis m'empêcher de voir dans le développement exclusif et anormal du mot d'esprit dans l'œuvre de Heine, une influence néfaste de son séjour à Paris. Rien en effet n'a plus contribué chez nous à établir sa renommée que sa réputation d'homme spirituel : ses bons mots sont devenus classiques. Or ces bons mots pour la plupart ne sont pas tirés de ses œuvres; ils sont parvenus jusqu'à nous, colportés de bouche en bouche depuis les contemporains du poète. C'est par ses bons mots, non par sa valeur poétique, que celui-ci conquit sa place sur le boulevard parisien et dans les salons. L'esprit devint donc pour lui une nécessité, une sorte de «< noblesse oblige, » et il prit l'habitude, fort douce d'ailleurs à sa nature caustique, d'en faire usage à tout propos. D'autre part, l'isolement moral dans lequel il vécut lui enleva toute facilité de contrôler la portée de ces plaisanteries. » L'homme d'esprit a nui au poète. Dans ses nouveaux recueils il raille la sincérité des précédens. Il se répète, il s'emprunte à lui-même des procédés, il s'en fait une rhétorique. Il remplace les rê

veries amoureuses par des images libertines. Il sème ses vers de facéties grossières, de calembours et d'allusions obscènes. Ses meilleures pages, la chasse fantastique d'Atta Troll, le retour au foyer maternel dans Germania, lui sont inspirées par le souvenir du pays natal. Décidément l'air de Paris n'a pas été favorable à sa fantaisie lyrique: elle s'y est épuisée, son goût s'y est épaissi. Il lui est advenu la même mésaventure qu'avait value à notre Voltaire son séjour en Prusse. C'est que hors de chez lui l'écrivain cesse d'être lui-même. Nous croyons dans notre vanité que nous sommes maîtres de notre fortune et que nous pouvons l'emporter sous un ciel étranger. Le meilleur de notre esprit et de notre sensibilité ne vous vient pas de nous-mêmes; il monte du sol natal cultivé par les aïeux et auquel nous rattachent des racines mystérieuses et lointaines.

Il est probable que Henri Heine s'en est rendu compte; c'est pourquoi il ne nous a pas aimés. Il semble que ce soit un paradoxe, et c'est une vérité. Henri Heine a détesté la Prusse, il n'a pas aimé la France. Il a vécu chez nous, il y a trouvé toute sorte d'avantages qu'il n'avait garde de méconnaître, la liberté, une pension, un accueil flatteur, des satisfactions d'amour-propre, des jouissances faciles : il nous a donné son esprit, il ne nous a donné ni son affection ni, je pense, son estime. Il est le contraire d'un patriote; mais il est resté, dans l'intimité de ses sentimens, fidèle à cette terre d'Allemagne où jadis il avait tissé ses tendres rimes, avec le parfum des violettes et le clair de lune. «< Allemagne, ô mon amour lointain, quand je pense à toi, les larmes me viennent: la France me semble triste, le peuple léger me pèse lourdement. » << Parfois il me semble que j'entends frémir sur ma tête les chênes d'Allemagne; ils parlent en chuchotant d'un futur revoir; mais ce n'est qu'un rêve; ils disparaissent. Parfois je crois entendre comme jadis chanter les rossignols allemands. Comme leurs accords m'enveloppent doucement! Mais ce n'est qu'un rêve; ils se taisent. » Regrets passagers, plaintes à peine soupirées et sans espoir. Aussi bien il ne s'agit plus de retour et voici commencer l'agonie qui se prolongera pendant sept années et qui va clouer le moribond sur ce tombeau de matelas qu'il ne doit échanger que pour le tombeau du cimetière.

Or dans le moribond le poète reparait, et cette inspiration qui semblait tarie ou gâtée, la maladie la renouvelle et l'épure. L'auteur des Reisebilder avait écrit ces lignes qui, relues après coup, nous émeuvent à l'égal d'un pressentiment douloureux : « Il n'y a que le malade qui soit un homme; ses membres racontent une histoire de souffrance ils en sont spiritualisés. » Telle fut du moins l'influence de la

souffrance physique sur son talent. Celle qui « en pressant tendrement sa tête sur son cœur » avait fait blanchir ses cheveux, se fermer seg yeux, se paralyser ses membres, la « femme noire » fut pour lui une muse. Nous lui devons le Romancero et le livre de Lazare. Elle a fait de Heine un des poètes qui ont le mieux exprimé l'angoisse de la maladie et de la mort, elle lui a arraché des cris pathétiques sur la hideur de ce monde charmant et sur la volupté secrète de la douleur. Elle a enseigné au sceptique railleur une pitié nouvelle pour la souffrance de l'humanité. Elle a élargi son cœur. Elle lui a révélé l'importance d'énigmes plus graves que celle de la trahison d'une maîtresse. « Pourquoi le juste se traîne-t-il sanglant, misérable, sous le fardeau de sa croix, tandis que le méchant, heureux comme un triomphateur, se pavane sur son fier coursier?... Telles sont les questions que nous répétons sans cesse, jusqu'à ce qu'on nous ferme la bouche avec une poignée de terre; mais, est-ce là une réponse? »> Des visions macabres peuplent son cerveau. Le monde lui apparaît en d'atroces tableaux. L'ironie de la destinée, qui se moque de l'inoffensive ironie des pauvres hommes, donne pour épilogue à l'œuvre de ce railleur fertile en bons mots ces poèmes de désolation.

Nous possédons maintenant les élémens qui en se combinant vont nous permettre de définir la sensibilité de Heine. Ici la maladie est à la base. Car la paralysie finale n'a été que la dernière étape du mal dont Heine a souffert toute sa vie. Si loin que nous remontions dans sa correspondance, dans ses souvenirs, dans ceux de ses amis, nous l'y retrouvons aux prises avec quelque manifestation du mal intérieur. C'est la maladie des nerfs qui se traduit par l'inquiétude de tout l'être, par les changemens dénués de cause apparente, les attendrissemens subits et les brusques reprises de soi, l'humeur fantasque, l'instabilité du caractère, le heurt des impressions, l'espèce de continuel déchirement. II arrive chez d'autres que de telles dispositions soient combattues, atténuées, annihilées par des influences salutaires et par une patiente éducation de la volonté. Mais précisément toutes les influences qu'a subies Henri Heine ont concouru à augmenter cette mobilité naturelle. Il naît en Allemagne au temps de l'occupation française. Juif, il est élevé par des prêtres catholiques; plus tard il se convertira au protestantisme. Il se méprise de s'être converti : « Samedi dernier, je suis allé au temple et j'ai eu la joie d'entendre de mes propres oreilles les sorties du docteur Salomon contre les juifs baptisés, contre ces gens, disait-il, avec une intention mordante toute particulière, qui par le seul espoir d'arriver à une place (ipsissima verba) se laissent entraîner jus

TOME CXL.

1897.

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