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REVUE MUSICALE

Théâtre de l'Opéra : Messidor, drame lyrique en cinq actes, dont un prologue; paroles de M. Émile Zola, musique de M. Alfred Bruneau. Théâtre de l'Opéra-Comique : Kermaria, idylle d'Armorique en trois épisodes, précédés d'un prologue; paroles de M. Gheusi, musique de M. Camille Erlanger.

Ils sont prétentieux et ils sont impuissans. Nous voudrions essayer de le faire voir, et ce sera tout l'objet de ce discours.

Ils sont prétentieux. Ils s'enflent et se travaillent. Leurs desseins et leurs désirs sont démesurés et hyperboliques. Ils se flattent et se vantent que leur art enferme, signifie et renouvelle toutes choses. On est obligé de leur demander ce qu'ils ont voulu faire, et alors ils répondent copieusement, car il ne leur déplaît pas de parler ou d'écrire de leurs ouvrages et d'eux-mêmes. « J'ai voulu, a donc répondu l'illustre librettiste de Messidor, j'ai voulu donner le poème du travail, la nécessité et la beauté de l'effort, l'espoir aux justes (?) moissons de demain. » Et, de ces nobles et généreuses abstractions, la forme concrète, l'argument dramatique est le suivant.

Le département de l'Ariège fut jadis pareil au pays d'Eldorado. Les ruisseaux y roulaient de l'or et les riverains, depuis des siècles, n'avaient qu'à se baisser pour faire fortune. Mais l'un d'eux bâtit un jour une usine en amont du torrent; il capta les eaux étincelantes et ruina le pays. A présent les laveurs d'or qu'ils étaient tous travaillent une terre, hélas! desséchée et stérile. Guillaume, fils de Véronique, laboure et sème comme les autres; à grand'peine comme eux et comme eux vainement, et le fils et la mère, rappelant le passé, maudissent l'infâme Gaspard, artisan de la commune misère. Guillaume, pourtant, aime depuis l'enfance Hélène, la fille du riche et du méchant. Mais cet amour épouvante Véronique, car elle accuse l'accapareur d'un autre crime encore autrefois son mari s'est tué en tombant du haut

d'une roche, et c'est Gaspard qu'elle soupçonna toujours de l'en avoir précipité.

Survient alors un certain Mathias, parent de Véronique et de Guillaume, et anarchiste déclaré. Il rapporte des villes, où il a vécu, une âme de colère et de haine. Hier on a refusé de l'embaucher à l'usine. Qu'elle soit donc détruite, l'usine de malheur et d'injustice, et que, ruiné par elle, tout un peuple se lève pour la ruiner à son tour. Guillaume s'émeut de tels discours et Véronique s'en indigne : il n'attend le salut que du travail; elle, du destin. Car elle croit aux sortilèges et aux enchantemens. Elle sait le pouvoir de l'or, de cet or dont un lingot fut recueilli par elle dans la main de son pauvre homme assassiné. Elle en a fait un collier, son unique joyau, collier magique qui protège les innocens et force les criminels à s'accuser et à se livrer euxmêmes. Elle sait d'autres secrets encore, et que dans le flanc des montagnes s'ouvre une grotte immense, une espèce de cathédrale d'or. Là, sur les genoux de la Vierge, l'enfant Jésus est assis, et de ses deux mains, puisant à une source éternelle, un double ruisseau d'or ruisselle éternellement. Le jour où un être vivant pénétrerait sous les voûtes fauves, la basilique s'écroulerait et le fleuve à jamais serait tari. Véronique cherchera donc; elle découvrira le chemin et l'entrée. Elle contemplera les splendeurs interdites et justice aussitôt sera faite et «< il n'y aura plus d'or ».

L'anarchiste, lui, pour une fin pareille, a fait choix de moyens plus naturels propagande, réunions et complots dans les bois, au clair de lune. Conduits par Mathias et Guillaume, les paysans marchent sur l'usine, où patron et ouvriers sont en train de fêter l'installation d'une belle machine toute neuve, une énorme roue à godets, infatigable ramasseuse du sable pailleté d'or. Et voici que la nature même se déclare pour les assaillans. Une avalanche de rochers s'écroule à point dans le torrent, l'obstrue et le fait rentrer sous terre. La machine s'arrête court et c'en est fait de l'usine. Au même instant Véronique apparaît, elle aussi vengeresse et triomphante. Elle a pénétré sous les nefs mystérieuses que son premier regard a fait tomber en poudre. Comme elle l'avait prédit, il n'y a plus d'or, hormis celui des moissons dont se couvre, « au grand soleil de Messidor », la terre redevenue féconde.

Cependant, à la faveur de la bagarre, Mathias a volé le collier de Véronique. Mais le joyau justicier le contraint de se dénoncer et d'avouer ses crimes. L'assassin du mari de Véronique, ce ne fut point Gaspard, mais Mathias, et pour s'en punir il se précipite lui-même dans

le gouffre après une dernière imprécation contre l'ordre de choses. existant. Redevenu cultivateur aisé, le fils de Véronique peut épouser la fille de l'industriel réduit à l'indigence et reconnu innocent. Et c'est le triomphe de la pitié en même temps que celui de la justice, et la procession descend parmi les blés, bénissant les récoltes blondes, et nous Célébrons tous en ce beau jour

Le travail, l'hymen et l'amour.

comme on chantait dans un bon vieil opéra oublié qui s'appelait, je crois, Guillaume Tell.

Mais dans Guillaume Tell il n'y avait pas de symbole. Tout est symbole dans Messidor. Il ne vous a point échappé que Messidor symbolise la lutte de l'or et du blé et la victoire définitive du blé. C'est le conflit entre deux élémens, deux produits ou deux «< valeurs ». C'est le triomphe des céréales sur les ruisseaux aurifères ou aurigères (aurigera, Ariège). Enfin, et plus largement, c'est la manifestation par la poésie et la musique, ou, comme ils disent aujourd'hui, par le son et par le « verbe », de la supériorité économique et morale de l'agriculture sur l'industrie. Voilà l'idée principale. Il en résulte naturellement quelques idées secondaires, plus ou moins favorables à la poésie et à la musique : l'idée du monopole, celle de l'antagonisme entre le capital et le travail, et cette autre un peu plus spéciale des avantages ou des inconvéniens respectifs du lavage à la main et du lavage mécanique des sables contenant des parcelles d'or. Agricole, social, industriel, anarchiste, nihiliste, l'opéra de Messidor est enfin un opéra hydrographique. Il l'est même profondément; car il enseigne, à l'encontre des notions courantes, mais superficielles de l'irrigation, que, pour arroser la terre et la féconder, il est bon que les rivières coulent non pas dessus, mais dessous.

est le berger en

Au symbolisme des choses répond le symbolisme des gens. Pas un personnage qui ne soit un résumé et un type. Un berger dont j'ai pu vous celer l'existence et le rôle de sermonneur soi, le pasteur non seulement des bêtes, mais des hommes. Il est le gardien, le solitaire, ou plutôt la Solitude. Il élève la vie alpestre, la paresseuse contemplation des nuages qui passent, à la dignité d'une mission sociale, d'une « éternelle besogne, la plus noble et la plus utile, sans laquelle les hommes mourraient de tristesse et d'égarement ». Quant à Véronique, toujours inspirée et vaticinante, véritable pythonisse de l'Ariège, elle est « la croyante et la Française; elle est << l'antique foi, si grande encore, et qui attend d'être remplacée par

la foi nouvelle. Au dénouement, quand elle chante la vie et sa fécon→ dité, elle indique elle-même où va la croyance. » Guillaume est le travail. Si la nuit, au clair de lune, il jette une poignée de grains à la terre encore maudite, vous pensez bien que ce n'est pas seulement son champ qu'il ensemence. Non, non, le geste est plus auguste: il sème l'avenir. Il n'est pas jusqu'aux amoureux, qui ne s'embrassent et ne se marient pour se faire les collaborateurs des causes obscures et de la vie universelle. Ainsi tout grandit et s'étend. Ainsi les moindres personnages de M. Zola ne perdent pas une occasion de procéder du particulier au général, ce qui est la méthode par excellence, celle qu'enseignait jadis aux onze petits Crépin M. Fadet, leur instituteur.

Jusque dans le ballet de la Légende de l'Or triomphent le symbole et la généralisation. On voit ici l'Ambition et l'Amour se disputer la possession de l'Or. Représentées par deux danseuses-chefs et deux peuples de danseuses, l'une et l'autre passions en viennent aux mains, si j'ose m'exprimer ainsi. Bientôt, blessées et mourantes, toutes les deux tombent aux pieds de l'Or, impassible témoin du combat. Mais voici que l'Or s'anime. Il s'approche tour à tour de l'Ambition et de l'Amour. il les relève et les console. Il leur rappelle que ni à l'une ni à l'autre il ne demeure toujours étranger, et cela signifie sans doute qu'il y a les pots-de-vin et qu'il y a les mariages riches. L'Or enseigne aussi qu'il est l'Or de Bonté et l'Or de Beauté, le métal esthétique et le métal bienfaisant. En lui se réconcilient enfin les deux rivales et le galop suprême aboutit à l'apothéose de l'Or. Messidor commence d'emblée par cette sauterie allégorique. Ainsi le prologue est la glorification de cet Or dont le reste de l'opéra sera la condamnation. Ainsi rien ne se tient et ne se suit. Ainsi, bien qu'il soit d'or, le collier de Véronique est tutélaire et sacré. L'or est à la fois bienfaisant et fatal, bon en collier et mauvais en pépites. Ainsi le propre de ce livret n'est pas seulement le symbolisme, mais dans le symbolisme même, l'incohérence et la contradiction.

Entre ce livret et la musique — je ne dis pas encore cette musique -il existe plus que des contradictions: il y a des incompatibilités. La musique, qu'on ne parle aujourd'hui que d'émanciper et d'ennoblir, on l'a contrainte, abaissée ici à d'assez viles besognes. Éternelle compagne de la poésie, on l'a faite esclave d'une prose sans rythme, sans assonances même, sans période, sans cadence et sans harmonie ; d'une prose enfin dépouillée de tout ce que le langage humain peut impliquer et offrir de musical et de chantant. Oyez, je vous prie, ce couplet: 1897.

TOME CXL.

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<«< C'est encore moi, tante Véronique, et je vais tomber sur la route, si pour quelques jours, vous ne m'accordez le gîte et la pitance. » Et que pensez-vous de cette strophe: « Il a fallu qu'un des nôtres, notre ancien voisin Gaspard, mordu par l'enragé désir des richesses, ne se contentant pas de l'antique lavage à la main, eût l'idée d'établir une usine en amont du torrent ». L'usine, toujours l'usine, quand ce n'est pas la machine, plus insupportable encore. Car ce n'est pas seulement aux mots, c'est aux choses, et à quelles choses! que la musique est étroitement liée. Durant tout un acte l'odieuse mécanique occupe toute la scène et son bruit à elle couvre tous les autres. Voilà, je crois, la première application au drame lyrique de la grande industrie. D'autres suivront sans doute. Les chemins de fer pourront offrir à nos compositeurs des ressources infinies, et ce sera un admirable tableau symphonique et vocal- que celui d'une gare, tant à cause de la multiplicité des voies, que de l'abondance et de l'entre-croisement des motifs conducteurs.

Sérieusement, à côté ou plutôt à l'opposé d'une certaine tendance et de prétentions, plus certaines encore, à l'idéalisme, il y a pour la musique, en ce livret de Messidor, trop de causes d'avilissement. C'en est une que la prose; entendons-nous bien: cette prose. L'appareil industriel et mécanique en est une autre. Une autre enfin est le réalisme et la grossièreté. Par certains côtés et par l'un au moins des personnages, Messidor a le défaut de rappeler Germinal. Pour la musique ce défaut devient un vice, presque une honte. De la haine et de la violence, des crimes de l'homme et de ceux de la foule, de tous les attentats et de toutes les colères, assez de chefs-d'œuvre ont prouvé que la musique n'a pas peur. Mais à de tels sujets, pour qu'ils servent sa cause, et sa gloire, il faut toujours quel qu'il soit un prestige: celui de l'histoire ou de la légende, l'éloignement dans le temps ou dans l'espace, un rayon enfin de poésie ou de beauté. Des bandits pourront être des héros lyriques; des ouvriers, j'en doute; des voyous, jamais. La conjuration du Rutli, la Bénédiction des poignards sont des choses sublimes. Il y a quelque chose d'ignoble dans l'émeute anarchiste de Messidor et chez le compagnon qui la mène, on vous a dit en quel accoutrement. Or l'ignoble - je ne prends le mot qu'au sens originaire, au sens non pas de l'obscénité ni de l'ordure, mais seulement de la trivialité et de la bassesse l'ignoble répugne essentiellement à la musique Il est impie, il est sacrilège de l'y associer. Quand M. Bruneau sera devenu un grand musicien, il ne pourra pas se rendre le même témoignage qu'un grand poète, qui pourtant, en un jour d'hé

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