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attendaient leur tour; il se fit un grand silence; les ombres s'allongeaient sur la cour, le soleil brillait plus doré, entre les hauts bananiers et brusquement l'on vit entrer un homme vêtu de blanc, un Européen, qui, les poings tombans, d'un pas sonore, s'avançait à travers le quadrilatère des cases.

Une foule grouillante, avide de curiosité, le suivait. D'abord il lança autour de lui un regard circulaire, comme intrigué, comme si quelque détail lui semblait suspect, mais bientôt rassuré sans doute, il continua à marcher vers la véranda de palmes sèches à l'ombre de laquelle Akassimadou était resté. Et deux hommes étant venus de sa part déposer lourdement, aux pieds du chef nègre, une caisse de champagne, entre le blanc et son hôte royal, tout seuls face à face, aussitôt, par interprètes, le dialogue suivant s'engagea :

- Tu es le roi de Krinjabo? Je suis heureux de te voir. Et ta santé est bonne, je pense?

Merci. La tienne aussi, probablement. Mais toi-même, comment t'appelles-tu?

Le capitaine Jacques Story.

- Peux-tu me dire ce que tu viens faire à Krinjabo?

Te saluer, visiter les pays voisins où l'on trouve de l'or, te demander une queue d'éléphant comme sauf-conduit pour y pénétrer.

Parfaitement. C'est entendu; je te l'enverrai demain avec un porte-canne.

- Merci donc et au revoir.

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Et le capitaine Jacques, tous les blancs en pays noir sont capitaines, s'en retourna lentement chez lui, par le même chemin qu'il était venu. Sa tente était dressée à l'entrée du village, au bord de la mélancolique avenue d'acajous et de cocotiers qui conduit de Krinjabo à l'embarcadère de la rivière Bia. L'endroit était tout ombragé, tout charmant. Des singes y secouaient du haut des cimes, en s'enfuyant, les escarpolettes des lianes; des oiseaux, d'un bleu merveilleux, y passaient en éclairs à travers le feuillage acéré d'éclatantes fleurs, rouges, violettes et azurées. Et le soir, en tombant, y ramenait, avec la chaude chanson d'amour des cigales, comme un petit coin rêveur et flottant d'ombre de France.

C'était après souper, dans la frêle maison de toile à la porte

hermétiquement close de toutes ses œillères. Une veilleuse éclairait, droite et gaie, ce minuscule home. Elle semblait, elle aussi, regarder en silence un portrait que le voyageur, accoudé devant elle, au bord de son lit de camp, contemplait, immobile, le front dans ses mains. Et la photographie, sous sa lueur, s'éclairait - était-ce illusion? - d'un indéfinissable sourire. Elle régnait vraiment, cette superbe fille brune, à l'opulent décolletage, au regard de velours, profond et hautain comme celui d'une patricienne de Venise. Les narines palpitaient au-dessus de la bouche sinueuse et passionnée Une aigrette de diamans tremblait à sa lourde chevelure. Et sur la marge, au bas du portrait, se lisait cette variante d'un vers:

Vous qui passez, songez à moi, car je demeure...

Avec ce nom : Claudia Préault.

La nuit était profonde au dehors, lourde d'orages prochains, et sur l'étoffe transparente de la tente, Jacques Story pouvait voir, par instans, en relevant la tête, les éclairs promener leur large lueur violâtre. Il écoutait, l'oreille presque inquiète, le cri grandissant, effroyable, d'un aïhua éloigné; la vibration énervée des insectes montait de toutes parts; déjà le premier souffle de la tornade secouait longuement le bouquet de plumes des cocotiers, dans l'ombre électrique et chaude. Les yeux du voyageur revenaient invinciblement, des noires silhouettes immobiles tachant le plafond de toile, à l'impassible figure évoquée devant lui, à ce front haut et grave, à ce coup d'œil souverain, à cette marge blanche...

Songez à moi, car je demeure...

Quand un frôlement singulier agita précisément la tremblante porte, effort caressant et brutal, rampement amorti de quelque chose qui se traînait. D'un bond fébrile, Jacques se trouva debout, décrochant son revolver pendu au mât de la tente. Était-ce quelque bête des bois, quelque python, un caïman égaré, une créature en détresse, le tâtonnement d'une main criminelle? — Qui va là? fit-il, la voix étranglée.-Rien ne lui répondit, mais le bruit étrange cessa un instant. — Allons, qui est là ? répéta-t-il plus impatiemment. De nouveau, sous une secousse déterminée, la porte tirée en arrière se tendait, allait céder, les œillères s'arrachaient. Il braqua l'arme, prêt à faire feu. Mais en même temps,

au ras du sol, soulevant péniblement la toile, une tête apparaissait enfin, une tête étonnée, jeune, presque jolie, avec deux grands yeux, sombres et sourians, et des joues rondes, enfantines, où de grosses larmes avaient coulé.

Jacques rejeta joyeusement son revolver sur le lit de camp. Sa surprise, son charme égayé, étaient extrêmes. Maintenant une petite femme tout entière était là, debout devant lui, un peu gauche, un peu émue, elle aussi, de se retrouver là, mais bien modelée dans ses quinze ans précoces, le pagne rouge drapé sur l'épaule, les pieds parallèlement écartés.

Certes, en une lumineuse seconde il avait compris, il souriait... et sa vanité intime, celle qui n'abandonne jamais l'homme le plus raisonnable, le plus froid, se rengorgeait, un peu flattée, tout au fond même de cet hommage amoureux d'une noire. Mais pour prolonger un instant de plus le piquant agréable de l'incident, il lui demanda, très doucement, en la prenant par la main : - Eh bien, qui es-tu donc et que viens-tu faire ici?

Pour toute réponse, ce furent quelques syllabes confuses, inintelligibles. Il reprit :

Toi ne comprends donc pas? Toi ne parle pas français? Alors, tout en bredouillant à nouveau une kyrielle d'incompréhensibles onomatopées, elle eut le geste nègre, si naïf, des deux mains qui se joignent pour claquer l'une contre l'autre et retombent ensuite pendantes, abandonnées, le long du corps, dans une mimique puérile d'impuissance, d'ignorance, de fatalité. Il était inutile de continuer.

Mais, comme il avait cessé de l'interroger, à présent elle repartait d'elle-même, à perte de vue, en d'interminables explications. D'un signe négatif du doigt, Jacques l'interrompit. Elle se tut, comprenant à son tour. L'interprète était allé coucher au village, dans quelle case? à la merci, peut-être, de quelque hospitalité galante? On ne pourrait s'entendre que le lendemain. Mais Jacques, à présent, songeait, intrigué: qu'allait-elle bien faire? Oh! ce fut très simple. Déjà, tranquillement, sans hésitation, comme obéissant à un plan mûrement combiné, elle s'étendait toute seule, d'elle-même, roulée dans son pagne, au long de la terre, et gauchement, d'une manière compliquée, entre les pieds de la petite table. Il s'était donc trompé! Sans doute, elle ne demandait qu'une simple protection temporaire, un asile, un abri oh! très égoïste, très chaste, contre quelque péril imaginaire. Tout

désappointé qu'il était, il voulut cependant qu'elle se revêtît au moins d'un burnous contre l'humidité, et, pour l'aider, il en arrangea même les plis sur ce petit corps ferme et onduleux. Puis il l'étendit plus commodément, plus droite, en rangeant la table, et se jeta enfin à son tour sur son lit de camp. Il regardait curieusement, une fois encore, avant de s'endormir, sa compagne de fortune; elle faisait une petite tache rouge presque informe, une énigme toute drôle étendue sur le sol! Mais aussitôt, il aperçut le portrait resté là, oublié, sous la lampe. De nouveau, son regard devint grave, il le porta à ses lèvres... Brillans au fond de l'ombre, les deux yeux noirs le fixaient, attentifs à chacun de ses mouvemens. Et brusquement, il sourit, prit la photographie retournée à dessein, la jeta au fond d'une malle de fer. Ensuite il revint s'étendre sur sa couchette. Les ardentes, les curieuses prunelles! Elles luisaient, toujours, braquées sur lui, énigmatiques. Il les baisa gentiment l'une après l'autre. Au dehors, la tornade s'était éloignée décidément, sans éclater. Le vent ne soufflait plus dans la cime des cocotiers. Et il éteignit la veilleuse.

O joie, ô enchantement des vaporeux matins! La nuit, presque à regret, s'est dissoute et le petit jour brumeux tremble, comme l'automne, sur les marais d'une Calédonie primitive. Les hauts arbres accusent, un à un, lentement, leurs silhouettes de fantômes dans l'éloignement de ces brouillards de rêve; une fraîcheur monte de la terre entière, les sauterelles, avec l'aube, se sont tues. De tous côtés, des feuilles dégouttent: il y a comme une seconde d'attente. Mais, tout à coup, le soleil s'élance de l'horizon; la lumière filtre dans l'éblouissement des fumées; à la cime des arbres se pose déjà sa serre d'or, les avenues de rayons descendent souriantes jusqu'à terre. Et à ce signal, du lointain, mille bruits accourent, paresseux, traînans, inachevés; les houppes des cocotiers sèchent à vue d'œil dans l'air, des oiseaux s'appellent; il triomphe enfin, le ciel tout éclairci, tout azur, il chatoie, limpide et frais, infiniment. C'est l'heure où, de l'est à l'ouest de l'Afrique, recommence la vie. De chaque case, les noirs s'en vont, paresseux, drapés dans leurs pagnes, tandis que les longues théories des femmes se dressent sur les berges des rivières. Complètement enveloppée, elle aussi, sortant encore engourdic de la tente, en cette même minute, la compagne de Jacques aspirait vers l'Orient la grâce rajeunie de la matinée.

Mais le boy Anoman, qui paraissait précisément, s'effaça à

droite de l'entrée, resta immobile. Le blanc en effet, s'avançait derrière elle, l'air impératif, les jambières lacées.

- Allons, demande à cette femme ce qu'elle veut, commanda-t-il de ce ton las et bref du voyageur excédé par la puérilité et la longueur présumée, attendue, des histoires nègres et des palabres quotidiens.

Pourtant, lorsque, ayant condensé ses tortueuses explications, il fut parvenu à démêler de quoi il s'agissait et que cette malheureuse implorait sa protection pour échapper à l'horreur des supplices funéraires, peu à peu, il se ravisa, il s'assit même, soudainement intéressé. A l'instant ses regards venaient de tomber sur les petits poignets, meurtris encore des lianes qui les avaient

serrés.

Tiens, tiens! murmura-t-il en lançant un regard significatif vers le village à demi enfoui sous le manteau luxuriant des verdures. Presque aussitôt, du reste, son sourire, plein de compassion, enveloppa l'infortunée déjà rassurée auprès de lui, forte de cette souveraine égide qu'est l'Européen en pays noir; et, lui posant amicalement la main sur la tête :

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C'est bien, ajouta-t-il; elle a raison d'avoir confiance dans les blancs; j'empêcherai qu'on ne lui fasse du mal. Mais que veut-elle de moi, en définitive? Je ne peux cependant pas l'emmener partout où j'irai?

Vivement le boy répliqua :

Oh! si, brofo, elle demande d'être esclave et femme pour toi, tout le temps que tu voudras, tout le temps!

Alors Jacques, moitié enjoué, moitié désappointé :

Eh bien, soit, dis-lui que c'est entendu. Mais si elle n'est pas sage, c'est bien compris aussi, je la renverrai à Akassimadou.

Un brouhaha s'avançait par le chemin de Krinjabo; c'était une longue procession multicolore précédée d'un jacassement de conversations très vives. En tête marchaient deux vieillards à barbiche grise retenant de la main sur leur poitrine leurs pagnes de soie rouge. Parvenus devant la tente, ils s'y arrêtèrent, et, s'étant assis, après le salut de la main, traditionnel là-bas, commencèrent, en s'adressant à l'interprète, un interminable discours. Jacques, soudainement ennuyé, coupa d'une voix nette ce flux de paroles.

Voyons, que demandent-ils encore, ces vieux singes?

TOME CXL.

1897.

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