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simples. Borchtchagorka ferme leur horizon; leur vie pauvre ne s'étend pas au delà des limites de la garnison. Confinés dans la basse région d'une échelle hiérarchique aux degrés abrupts, non pas usés, adoucis, comme dans des pays plus anciens ils arrivent aux cheveux blancs avant d'arriver, comme ils disent, à la Compagnie, au grade suprême de capitaine-commandant. Ainsi, c'est pendant plus de vingt années qu'ils reçoivent chaque hiver des contingens nouveaux, qu'ils apprennent aux recrues les prières, les commandemens de Dieu, les noms et les titres des personnes de la famille impériale, le service de place et l'école du soldat. L'intelligence les dédaigne par la raison qu'ils ne sont pas lettrés; mais eux, patiemment usés à cette besogne de vertébrer, d'organiser et d'animer la chair à canon, ils se retirent décorés de Sainte-Anne; et vêtus jusqu'au bout à la livrée de l'Empereur, portant simplement en travers les pogony qu'ils portaient tantôt suivant la longueur de l'épaule, ils vont dans quelque ville écartée et modique vivoter de leur pension et de leurs souvenirs. Ainsi représententils, ces camarades russes, un loyalisme d'un autre âge et la simplicité antique devenue étrangère à nos mœurs. Mais les officiers de notre révolution devaient être pareils quand ils attendaient dans les neiges des Alpes les arriérés de leurs soldes, recevaient à Nice six francs, un pain, des souliers, huaient le muscadin vêtu en incroyable qui venait lire dans les bivouacs la constitution de l'an III, et guéris du sans-culottisme depuis qu'ils n'avaient plus de pantalons, n'attendaient qu'un Bonaparte pour faire un empereur.

Je ne sais quel Allemand osait écrire qu'il y a plus de différence en Russie entre l'officier d'état-major et l'officier de troupe qu'en Allemagne entre l'officier et le sous-officier. Il se peut; au moins ne doit-on pas s'attendre à ce que ces officiers entrés après la quatrième classe du gymnase dans une école de younkers, instruits là dans les règlemens, pris depuis par une besogne quotidienne et monotone, aient été comme Pic de la Mirandole jusqu'au bout de la connaissance humaine. Mais, plus instruits, s'accommoderaientils de la vie qui leur est offerte? Et que gagneraient-ils aux yeux d'un soldat incapable de les juger? L'important de notre métier est l'établissement d'une communication intellectuelle entre l'officier et le soldat. Or, pour améliorer ce rapport, c'est ici le soldat qu'il faudrait d'abord élever d'un degré; comme dans tel autre pays d'Europe où le soldat lit, commente, observe et cri

tique, l'officier n'aura jamais fini de réfléchir ni de travailler.

Je prends congé, et l'on me remercie chaudement de ma visite : ainsi le veut l'hospitalité. Un vieux lieutenant, retardé jusque-là par quelque affaire de service, entre à ce moment même :

Loukine, me dit-il, et il ôte son gant pour notre poignée

de main.

La raison pour laquelle il m'aborde est qu'il vient m'inviter, non pas à une soirée ni à un diner, mais simplement aux exercices de ses okhotniki (1). Ainsi verrais-je une troupe de caractère purement russe, inconnue aux infanteries étrangères; luimême, depuis dix ans, forme chaque hiver un parti nouveau; il est versé dans ces sports de courir sur la neige au moyen des luigis (2), de pédaler sur des vélocipèdes fabriqués à la manufacture de Toula avec de vieux canons de fusil, de grimper aux poteaux du télégraphe en s'aidant d'ergots de fer attachés aux talons; dans les districts forestiers, on traque l'ours; au Turkestan, le tigre et la panthère; la chasse éprouve les nerfs du soldat et développe en lui l'instinct offensif.

Dieu sait pourtant quand nous verrons ces okhotniki. Le général arrive ce soir; voici s'ouvrir la semaine sainte; les devoirs religieux vont interrompre les occupations militaires. Jusqu'au revoir, cher camarade, en quelque occasion de service.

La musique du régiment me régale d'un air; les paysans du village, mines tristes et respectueuses, me font la haie, me prenant pour un personnage; un groupe de soldats crient: Viva la faça! ce qui veut dire vive la France! puis tous les autres courent à ma rencontre, m'attendent au bord du chemin; quelques mots jetés dans leurs rangs dociles ont suffi pour improviser ce mouvement sympathique et joyeux, et tandis qu'avec des bras qui s'agitent et des coiffures jetées en l'air ils saluent cet homme de France passant au milieu d'eux, moi, tête nue, je salue cette Russie qui court et bruit autour de moi.

(1) Littéralement, chasseurs; ici: éclaireurs, partisans. (2) Ce sont les sky finlandais.

ART ROE.

LA YOROBA

SCÈNES DE LA VIE DE GUINÉE

Le soir tombait dans les dernières fumées de l'orgie, sur les fêtes des funérailles après la mort d'Amatifou. Le vieux monarque agni s'était endormi dans la tombe, gorgé d'or, de crimes et d'années, et pour fêter son retour dans la terre maternelle, parmi ses femmes, ses esclaves et l'amoncellement de sa fortune, tous, les compagnons de ses guerres et de ses débauches, les feudataires de sa puissance, sa famille jusqu'à la troisième génération, la kyrielle innombrable de ses neveux,-réunis dans la cour de cette case royale de Krinjabo qu'il avait si longtemps remplie de la terreur de son nom et du masque tragique des têtes coupées, évoquaient, dans une vapeur barbare de genièvre et de sang, l'ombre de ce despote africain auquel il n'avait peut-être manqué que son Dangeau pour être un roi. Sous le désordre apparent de cette foule exaspérée d'ivresse, un rang de sauvages préséances était observé. Tout autour du vaste rectangle que les toits en feuilles sèches des longues vérandas entouraient d'un crépuscule continu, se tenaient ceux-là d'abord qui l'avaient enfermé dans le sommeil éternel: Amon d'Aby, Kassi d'Adjoua, deux autres encore. Trempés de sueur et d'alcool, ils riaient d'un rire hébété et cruel. Ils l'avaient déposé dans le lit d'une rivière, sur sa couche vaine et triomphale de fétiches et de poudre d'or, avec, au-dessus de sa tête, dans le silence des nuits, le murmure de la crique ou le fracas du torrent; mais le long de la route qu'avait suivie le cortège, toute créature s'était tue, toute tête humaine avait été fauchée, toute tête qui eût pu voir, écouter, redire.

Il y avait en effet cinq semaines à présent qu'Amatifou avait succombé, cinq semaines qu'à ces horreurs en avaient succédé d'autres, que des massacres se répétaient tous les jours, et que deux cents esclaves déjà, dans l'épouvante des sacrifices, étaient allés tenir à leur maître une compagnie sans fin. Rien n'en avait transpiré à la côte et dans la crainte d'une intervention du gouverneur français, on avait, ce jour-là même seulement, répandu le bruit dans Assinie qu'Amatifou venait de mourir.

Derrière les assistans de marque, en longues files noires s'alignait la famille du défunt; elle entourait, assis sur l'escabeau national, tout seul dans cette hautaine attitude qui marque chez tous les peuples les races royales, avec l'aspect silencieux de son visage impénétrable, Akassimadou, le fils de sa sœur, héritier du trône agni, et que le vertige du sang gagnait déjà. Quant aux bascôtés du quadrilatère, ils regorgeaient d'une foule bariolée et hurlante.

Le soleil, déclinant au delà des forêts, faisait ruisseler ces faces convulsées de frénésie, inondait d'une lueur violette et d'or les murs de pisé; de larges taches rouges marbraient le sol argileux de la cour; un monceau de bouteilles brisées s'élevait à côté de chaque personnage et l'odeur, violente de l'alcool exaltait toutes les têtes.

Un grand cri s'éleva de la foule quand on fit entrer la dernière fournée des esclaves.

Il y en avait six. Les trois premiers étaient des captifs mâles, les autres, des femmes, toutes jeunes, presque des enfans. Ils s'avançaient en file indienne, tout nus, les mains liées derrière le dos, les traits résignés, les yeux attachés au sol. Les hommes avaient, aux coins de la bouche, les trois balafres en éventail qui marquent la race soudanaise des Bambaras. Pour prolonger le plaisir, on en retint cinq à l'écart; le premier, seul, pénétra dans l'enceinte humaine. Il allait, les jambes fléchissantes, la poitrine rentrée, grelottante, les épaules à vif; un nègre colossal courait derrière lui, une trique à la main. On le forçait ainsi à côtoyer ce cordon de bourreaux devant lequel d'autres, avant lui, avaient marqué déjà leur piste de sang. Effaré d'angoisse, il prenait sa course comme un fou, s'arrêtait soudain, repartait en claquant des dents; et, chaque fois au passage, toutes ces mains sournoises, allongeant vivement un machete, un épieu, une arme quelconque, l'accrochaient, le piquaient, le déchiraient d'une entaille pro

fonde. Quand le coup était bien porté, toute l'assistance trépignait; une joie délirante soulevait les poitrines, tandis que le condamné, dégouttant de sueur et de sang, avec un hurlement atroce, s'enfuyait en boitant comme une bête blessée, laissant derrière lui une longue traînée pourpre.

Enfin, haché, déchiqueté, couvert de lambeaux qui retombaient sur ses hanches, ayant presque perdu l'apparence humaine il s'affaissa en buttant, le front en avant, s'écroula à terre, replié sur lui-même. Les coups mêmes n'arrivaient plus à le relever; de temps à autre seulement, un grand soubresaut faisait frissonner toute cette chair pantelante. Alors on vit s'approcher, en se dandinant, les jambes écartées, un grand gaillard qui brandissait un machete fraîchement affilé. Longtemps sa main, tremblante d'ivresse, la plongea, poussée et ramenée à la façon d'une scie, dans le cou du supplicié. Mais l'atroce victime se débattait, avec des bonds violens de droite et de gauche; son sang inondait le bourreau; puis, soudain, masse inerte, elle se détendit tout de son long, retomba, immobile à jamais. Les autres esclaves, dont c'était le tour, contemplaient hagards, tremblant de tous leurs membres et redoublant de cris.

Deux d'entre eux, pourtant, furent jetés tour à tour à ces mêmes tortures et achevés pareillement. Il n'en restait plus maintenant que trois à faire mourir les trois femmes et dont on se promettait plus de plaisir encore.

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L'avant-dernière avait quinze ans. C'était une belle enfant, déjà forte comme une femme et qui sanglotait de désespoir. Des pleurs coulaient le long de ses joues, jusqu'à la pointe de ses seins d'où ils tombaient lentement vers la terre. Elle avait tant crié les mêmes syllabes rauques indéfiniment, que tous les sons s'arrêtaient dans sa gorge; et son jeune corps frémissait, secoué d'une douleur si affreuse que ses bourreaux eux-mêmes en étaient agacés. Rien au surplus, ni la touchante fragilité de son destin, ni ses formes gracieuses, n'était capable de les désarmer, et elle attendait à présent la minute suprême avec la certitude affolée que plus rien ici-bas ne l'y pourrait soustraire.

Tout à coup, comme un vent mystérieux venu on ne sait d'où, une rumeur grossissante courut sur cette foule; un brouhaha indescriptible envahit la féroce assemblée; en un clin d'œil, chacun fut debout, disparut furtivement. Tout s'évanouit, jusqu'au sang même répandu à terre, jusqu'aux trois esclaves qui

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