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paritions après un long jeûne artistique, on le voit avec évidence, qu'il n'est au fond d'autre beauté que l'humaine et que tout ce que nous aimons nous est venu de là.

Comme je rentre vers une heure, le téléphone m'appelle pour souper chez Wladimir Mikaïlovitch. Les auditeurs de la conférence sur les manœuvres d'Autriche se retrouvent là autour des tables de vint. Tous appartiennent à l'état-major général, cette élite qui ne se mélange pas volontiers au reste des officiers.

Je me mêle à eux, étonné encore de leurs formules, car quand je leur demande : « Comment vous portez-vous? » Ils me répondent: Rien, grâce à Dieu. Les Russes n'aiment pas à s'avouer en parfaite santé. Un colonel de mon âge, qui me considère déjà comme au service de Russie, me vante dans le plus pur français << l'homme éminent qui est à notre tête. » Un capitaine me demande, en langage franco-russe, comment nous résolvons cette question théorique, de l'emploi d'une réserve dans le combat de cavalerie; un autre tout songeur et dont les préoccupations présentes ne sont pas militaires cherche simplement au moyen de correspondre secrètement avec une dame qui habite Paris; un autre encore auquel je fais part de mes observations sur le tracé de la frontière et des propriétés que j'attribue au triangle stratégique LoutzkDoubno-Rovno me donne la meilleure des leçons en déclarant qu'il n'entend rien à cela; une seule chose le touche dans la prochaine guerre, l'obligation de quitter sa femme et ses deux petits enfans. Puis, je ne sais comment, la conversation tombe sur les gibiers. M. de Buffon a dû en oublier quelques-uns, car il nous faut une grande heure pour aller de la sarcelle commune aux rares aurochs retirés dans les forêts de Volhynie.

Au dehors, la neige épaisse est toute bleue; de pauvres izvoztchiks attirés par la lumière comme des papillons de nuit attendaient sous les fenêtres. Ils se précipitent vers le perron, nous embarquent, puis leur flottille se disperse sur cette mer blanche. Le mien file avec des Pst! Pst! par la rue Catherine. Au tourner devant la petite église qui est maintenant ma paroisse, nous croisons un étrange équipage. Ce cheval qui s'en va sagement au pas ramène au logis son maître endormi, tombé en avant, tête et bras pendans un moine en extase dans son prie-Dieu. Une assez juste image de l'homme russe que cet homme à genoux, allant n'importe où.

VI

En route vers le plateau de Borchtchagorka. Kief traversé de part en part, nous découvrons à gauche des baraques ensevelies sous la neige, un dôme désolé qui est l'église du camp de Syretz. Puis plus avant par la chaussée de Jitomir. Voyager sur une chaussée devrait être tenu pour un plaisir dans ce pays sans routes, mais celle-ci mène à un infini de froid et de tristesse; pas une âme, pas un être; une bande violâtre, nuage ou forêt, ferme l'horizon; tout est vague aux yeux et lourd au cœur. Comme ils ont dû souffrir, nos soldats de 1812, sans abri, sans nourriture et sans vêtement, allant dans ces plaines vides, illimitées, mornes, toujours pareilles! Tantôt leurs espoirs, leurs calculs, le ressort moral qui jouait encore en eux les soutenait contre la misère physique, et tantôt leurs souvenirs, leurs regrets s'ajoutaient au poids de la souffrance et les tiraient bas. Ségur n'a-t-il pas tout dit quand opposant les soldats français aux soldats russes, il écrit qu'ils exposent une vie plus heureuse? Les nôtres ne pouvaient que mourir ici de faiblesse ou de détresse, eux, fils d'un climat plus doux et qui n'étaient pas nés pour vivre dans ce monde farouche et mystérieux.

Car c'est vraiment un autre monde; même les choses militaires y prennent une forme nouvelle, plus libre, plus étalée. Nous fimes, l'automne dernier, une manœuvre autour de Vincennes; après de longues négociations et grâce au patriotisme d'un maraîcher, nous occupâmes avec des précautions infinies une position bordée d'un côté par un dépotoir et de l'autre par un champ d'asperges; il n'était pas question dans cette affaire de tirer le canon. Ici, au contraire, on sort simplement de la garnison et trouvant devant soi cette plaine on s'y déploie, on évolue, on la sème de balles, on la laboure d'obus.

Cependant mon compagnon de route, me voyant tombé en mélancolie, me raconte des histoires réchauffantes. Avec une libre bonne humeur que, je ne sais comment, les Russes peuvent allier avec le respect le plus sincère et le plus profond, il évoque des souvenirs de Nicolas Ier. L'Empereur portait une attention particulière à la ville de Kief; il en consacrait le rôle historique en faisant d'elle un boulevard dirigé contre la Pologne. A chaque voyage, il examinait ses constructions du Pétchersk; ses ouvriers,

des prisonniers turcs ramenés en Russie après la campagne de 1828, les églises, l'université, l'arsenal, les troupes, mécontent qu'on lui rendît les honneurs après le coucher du soleil ou que l'on criât: «< Hourrah! » pendant un défilé en ordre cérémoniel. Il terrifiait les moins timides au tonnerre de sa voix et à l'éclat de son regard. « Personne n'osait lui mentir quand il était en colère; même pour éviter la potence, on ne lui aurait pas menti... »

Une de ses visites les plus mémorables, fut pour l'hôpital de Kief. Il savait par une dénonciation que des désordres s'y commettaient; dès lors, à chaque pas fait dans ce coupe-gorge, il avait dans son cœur de justicier la satisfaction de découvrir une malversation nouvelle derrière une porte dont on ne retrouvait pas la clef et qu'il ordonnait de forcer, le linge infect qu'on venait justement de retirer aux malades; dans un bocal de pharmacie, de la quinine mêlée de craie... Traînant derrière lui le personnel consterné et silencieux, il arrivait de la sorte à la cuisine, où le majordome, un vieux feldwebel décoré de Saint-Georges, présidait justement à la distribution. L'Empereur, prenant au hasard un pain sur la table et le rompant, y trouvait... Je ne sais s'il en est en France comme en Russie, poursuivait ici le narrateur, mais chez nous n'y eût-il qu'un soldat ignare dans un bataillon de mille hommes, un cheval rétif dans un régiment de cavalerie, un seul charançon dans cent rations de pain, que l'Empereur mettrait au hasard le doigt juste sur le soldat, sur le cheval, ou sur le charançon.

- Qu'est-ce que cela? cria Nicolas Pavlovitch de sa voix tonnante. Le premier docteur regarda l'insecte sans oser répondre, puis, soit trouble d'esprit, soit habitude de se décharger sur quelqu'un, il le passa au second docteur, qui le remit de même au troisième, ainsi de suite jusqu'au feldwebel.

-

Qu'est-ce que cela? répéta l'Empereur, d'un ton plus élevé encore qui fit frémir ce vieux soldat et tressauter sur sa poitrine sa croix de Saint-Georges.

Sire, répondit-il résolument, c'est un grain de raisin.

Et, se dévouant pour l'honneur de sa cuisine, il fit disparaître sous ses dents loyales la pièce à conviction.

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Vous le voyez, Patrik Veniaminovitch, concluait ici le conteur, ce feldwebel était le seul militaire dans cette bande d'apothicaires...

Nous arrivons de la sorte à l'entrée du village et trouvons là

nos chevaux tenus en main par des gendarmes. Des officiers trottent ou galopent dans le chemin; ils se dépassent les uns les autres et s'éclaboussent sans cérémonie. Des Cosaques de l'Oural, formés en bataille, attendent la fin de l'affaire; tout à l'heure encore nous les voyions battre l'estrade; ils couraient comme une vermine sur la blanche toison de la neige. Puis, le feu n'étant pas leur affaire, ils se sont retirés à l'instant du feu. Un d'eux porte en croupe sa prise de bataille, la dépouille d'un renard : il a tué la bête d'un coup de sabre. On nous conte comme il galopait autour d'elle, selon sa tactique tournoyante de Cosaque; l'animal affolé allait rétrécissant son cercle.

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Tu as mis bien du temps avant de frapper! observait moqueusement un camarade.

Crois-tu que j'allais endommager la peau? répondit ce chasseur; je voulais frapper au museau.

Leurs petits chevaux velus dont la queue balaie la neige, somnolent immobiles et braquent de grosses têtes au bout de brutes encolures; eux, assis dans la selle haute, le buste et la tête hardiment dégagés, semblent debout sur l'étrier; leur casquette au ruban amarante penche à droite; des boucles de cheveux bouffent sur leur tempe gauche; des anneaux d'argent sont à leurs oreilles. Ils fixent sur le combat leurs yeux aigus.

La troupe déployée couvre tout le tableau de taches dansantes; ce mouvement nombreux et sombre sur l'étendue sans couleur cause un éblouissement et presque un malaise. Sur la chinèle grise les soldats portent le havresac en sautoir, - on n'emploie plus ici le sac à bretelles; ils ont autour du cou le bachlik dont les bouts croisent sur la poitrine et sous le ceinturon. Quelques-uns, tombés à terre, figurent dans cette bataille les blessés ou les morts. De même que les autres, bien portans, n'ont pas l'air très sain, ceux-ci qui sont souffrans n'ont pas l'air malade. Ils disent simplement qu'ils n'ont plus de forces et que la petite voiture va venir les ramasser. Mais déjà le crépitement confus du feu à volonté succède aux salves nettes et sèches de tout à l'heure; le canon redouble sans qu'on puisse distinguer dans ce tir tout blanc la besogne qu'il fait. Bruit de hourrahs, sonnerie de clairons. Le rang lancé à l'assaut est une marée qui nous entraîne; puis la retraite sonne derrière nous; un officier, mettant pied à terre, s'approche des cibles d'un pas

engourdi et lourd et commence à compter le pour cent; les colonnes reviennent en chantant.

Nous déjeunons avec les officiers du régiment de Tiraspolsk; notre salle à manger est une très petite et très pauvre école dont il paraît que la fille du pope est régente; l'image du Christ, le portrait de l'Empereur, des prières slavonnes sur des pancartes ornent seuls les murs et je vois bien qu'on apprend ici moins à servir les hommes qu'à prier Dieu. Des soldats distribuent le pain noir, les œufs, les choux; ils versent la vodka contenue non dans des bouteilles mais dans de hauts récipiens pareils à ceux où nos droguistes conservent le vitriol ou l'eau régale. C'est alors qu'elle est savoureuse, la vodka, après la manœuvre au grand air et la marche sur la neige; nous buvons à la France et à la Russie, en vidant d'un trait le verre jusqu'au fond. Le colonel, qui provient de la garde, s'accuse d'avoir oublié le français; les autres ne l'ont jamais su, étant simplement de l'armée; mais qu'importe, puisque nous nous entendons quand même ? « Le stroï français est-il très différent du russe ? Et l'avancement? Et la solde? Et cette petite veste-là garnie de fourrure, se porte-t-elle dans le service? Et votre opinion sur notre soldat? avouez qu'il vous fait l'effet d'une chérakanone... »

Cet officier éclate de rire, heureux d'avoir placé là cette expression française, dont il ne sent pas la gravité. Sa large casquette pèse sur ses longs cheveux, ses lunettes noires cachent ses yeux; sa barbe inculte se répand sur son col bleu; tout son air n'est point d'un militaire, mais plutôt d'un ecclésiastique ou d'un pédagogue. Ce capitaine aussi dont parle Garchine, déclarait que le soldat russe est chair à canon; il disait qu'à des hommes incapables de comprendre le mot, il faut faire sentir le geste. Mais, le jour où sa compagnie marche à l'assaut, quand, après l'affaire, on lui annonce le compte des survivans, il sanglote, accablé de la perte subie, amputé de cette chair à canon qui était sa chair; assis au fond de sa tente; accoudé sur son coffre, il répète dans sa douleur inconsciente cet effectif du dernier appel : « Cinquantedeux... cinquante-deux... >>

Les vôtres, à la bonne heure! Au lieu de les pousser, il faut les retenir.

Il rit encore en m'ouvrant cette boîte d'argent ornée de chiffres et d'émaux dans laquelle il garde ses cigarettes.

C'est bon de se sentir au milieu de ces hommes loyaux et

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