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IMPRESSIONS DE RUSSIE

OFFICIERS ET SOLDATS

Des lampes veillaient ici et m'attendaient, dans cette chambre haute et tiède, prête déjà pour le travail. Une étrange lumière, trouble et nocturne, entre par les doubles fenêtres et se mêle au silence des choses; dehors, le fin brouillard qui traîne à terre monte en s'épaississant jusqu'au zénith; les arbres, déployant dans la vapeur leurs ramures grêles, s'enracinent à ce ciel épais; une lanterne ronde qui est la lune pend au plafond de cette étuve; le terrain dérobé vers quelque fond, remonte là-bas jusqu'à la forteresse et se couronne par de grands murs. Le front à la vitre, je savoure ces impressions toutes neuves, je les salue et je les nomme: Kief, la maison du général.

Hier encore c'était l'Autriche, l'Arlberg vertigineux, le Tyrol glacé, Vienne élégante et frileuse, Cracovie désolée et grande, Lemberg, humble et basse, mêlant cinq langues dans ses rues tortueuses, le polonais, l'allemand, le galicien, le russe et l'hébreu. Puis la frontière où l'on donne le coup de pouce aux aiguilles de la montre, une vie nouvelle datée de là. Le prince venu à ma rencontre, apportant la nouvelle du général absent, demeuré à Pétersbourg pour affaires de service; cette gare où nous prenions du thé, nous recueillant au seuil de la Russie; autour de nous, ce mouvement lent et discipliné; la nouveauté des costumes, le mystère des visages; dans tous les yeux, la bienvenue souhaitée à l'officier français; puis le dernier départ, ce train chaud et confor

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table que sans bruit, sans fumée, la locomotive chauffée au bois entraînait d'une fuite insensible, indéfinie...

Tout cela si proche est pourtant le passé. Ces épisodes des moyens, rien de plus; et voici le but atteint. Une dernière porte se ferme, un dernier pas gravit l'escalier... La conscience qui parle répond à ces bruits de la vie qui s'éteignent; secouant ses souvenirs inutiles, se projetant dans ce cadre nouveau, elle cherche le contact et le conseil des objets.

Des livres, des cartes, un compas sont sur la table. Contre le mur, une gravure du tableau « 1805 », cette œuvre exacte et forte de Meissonier. Le matin d'Austerlitz, à la gauche du front français; la masse de cavalerie qui tantôt se lancera à la charge et balaiera le champ de bataille, est prête; Murat, qu'on voit s'éloigner en longeant la ligne, botte à botte avec Bernadotte, étend le bras vers Pratzen et regarde de ce côté le travail de Soult; il va se retourner tout à l'heure, prendre sa place, tirer son sabre, crier : A-li-gne-ment!», emmener les quatre mille chevaux au galop de son cheval. Eux cependant, les dragons, attendent sans observer et sans savoir; la plupart passivement immobiles, un qui arrange quelque chose à l'intérieur de son casque; un autre, au second rang, a mis pied à terre; un officier caresse sa monture impatiente, troublée des bruits tragiques qui passent dans l'air. Et c'est une chose qui émeut de les voir si sains, si calmes et si forts à l'instant d'agir et de mourir.

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Pareils à ces cavaliers de la Grande Armée, nous attendions depuis bien longtemps sous le harnais. Mais moi, détaché du rang, je deviens soldat d'avant-postes; grâce au mot d'ordre européen, je franchis les lignes allemandes, je parais dans le camp russe en hôte et en ami. Ainsi ma présence ici tient à de bien plus grandes choses et je pourrais me flatter de porter sur moi un signe des temps. Mais le mieux sera de me réclamer seulement de la bonté et de l'hospitalité russes. Remplir de mon mieux un rôle d'éclaireur, regarder, interroger, lire, étudier, observer, comparer, puis écrire dans ma langue ce que j'aurai écouté dans celle-ci, révéler à l'armée dont je suis quelque chose de l'armée d'ici, c'est l'œuvre nouvelle à laquelle je me réjouis d'être appelé.

Grande est la complexité du sujet. Sans parler de l'âme qui anime ce grand corps, les formes seules déçoivent et désorientent: d'une part des formations régulières, de l'autre des troupes cosaques, et des dispositions spéciales à chaque province, et des

gardes propres à chaque frontière. Mais plus la matière est confuse, plus il est opportun d'en tenter l'analyse; plus on y est novice, plus on y sera sincère. En route donc dès demain à travers ce monde moral inconnu; comme font les explorateurs en terre neuve, j'emporte une boussole; et c'est justement ce devoir militaire si nettement tracé, si volontiers rempli.

I

Nicolas, coiffé d'un bonnet cylindrique pareil aux manchons surannés de nos grand'mères, vêtu d'une longue pelisse bleu-marine qu'entoure sa ceinture bleu de ciel, les mains fermées sur ses rênes bleues, est posé sur son siège étroit. Avec ses yeux débonnaires, sa figure rose, sa barbe blanche toute fleurie, il ressemble aux saints Nicolas peints dans les almanachs, aux saints Nicolas des petits enfans. Il rend la main, et les battues pressées des chevaux, le grésillement léger de la neige qui s'écrase accompagnent la fuite rapide et douce du traîneau. Nous faisons mes visites d'arrivée. J'ai dans ma poche une précieuse liste portant les noms des officiers, ceux de leurs pères, ceux de leurs femmes, et ceux des pères de leurs femmes. Le prince, enveloppé de son bachlik, les mains dans les poches de son manteau, m'accompagne courtoisement; baissant la tête sous la poussière de glace qui vole aux yeux, parlant dans ses moustaches gelées, il m'explique la topographie de la ville. C'est, comme Rome, une ville aux sept collines; mais elle ne forme que trois quartiers distincts: le Podol, hors de nos vues, étalé sur le bord du Dniépr; les Lipki, derrière nous; pittoresquement étagé en face de la pente sur laquelle nous dévalons, le Vieux-Kief. Une coupure profonde, le Kreschatik, nous en sépare encore, jadis lit d'un torrent, aujourd'hui rue principale de la ville. Des marchands aux bonnets fourrés, aux pelisses confortables, des Juifs portant des accrochecœurs sous leurs casquettes et des parapluies sous leurs bras, ces silhouettes sombres et lentes déambulent devant les banques, affluent au télégraphe, lisent sur des tableaux les dernières cotes ou les dernières dépêches. C'est que les contracts se tiennent ici en ce moment, ces marchés fameux qui cachèrent au début du siècle plus d'un rassemblement révolutionnaire.

La côte gravie, un boulevard parcouru, nous arrêtons devant une maison de bois à un seul étage, peinte en gris; dans l'anti

chambre, un soldat se trouble à notre entrée; il observe cependant que je porte un pantalon de général, et me donne de « l'Excellence » en m'enlevant mon manteau. Le général B..., petit, l'œil clair, le nez aquilin, les lèvres souriantes et bonnes, les gestes naturellement aisés, mais accusant par instans la prudence de l'âge, nous reçoit dans un cabinet aux grandes fenêtres, aux murs nus; commandant de corps d'armée, il porte, selon l'usage, la tenue de son arme d'origine, la tunique de l'artillerie, à col de velours noir bordé de lisérés rouges. La très honorifique et très enviée croix de Saint-Georges est à sa boutonnière. Il s'excuse de ne pas parler le français, mais de toutes les langues européennes il ne connaît que le tartare. D'autres fréquentent les académies militaires, c'est un exercice du temps de paix; quant à lui, il a toujours distingué l'aptitude à finir des cours de l'aptitude à commander les soldats.

L'école où il est entré une fois s'appelait la guerre du Caucase; il y a de cela, devinez combien? En France il n'existe pas de généraux aussi vieux; ici on dure autant qu'on peut. Cinquante ans, pas moins. C'était le temps de l'insouciance et du laisser vivre; mais aujourd'hui, malgré le long hiver, les cantonnemens espacés, les mauvaises routes, instruire et toujours instruire ces soldats ignorans de tout...

-Les forces de la Russie sont infinies, conclut-il tout à coup, car le pessimisme est bien impossible à cet homme d'action; il passe sa main de droite et de gauche dans sa barbe blanche divisée soigneusement des deux côtés de son menton; son bon sourire écarte ses moustaches que la fumée de la cigarette a blondies. Il m'invite à la manœuvre qui se fera le 22 février sur le plateau de Borschagovka. Mikaïl Ivanovitch (1) l'a dit: Aucun secret pour l'invité français. Le rendez-vous sera ici même, à neuf heures; nous goûterons un certain vin du Caucase excellent pour la santé; on me prêtera un manteau russe, car cette petite veste n'est qu'une imagination française. Que dirait Mikaïl Ivanovitch si pendant son absence on me laissait me refroidir?

Au centre d'une pièce que le général Z... emplit de sa solitude, nous nous asseyons sur trois chaises posées aux trois sommets d'un triangle équilatéral; le général est veuf, et ses enfans

(1) Mikail Ivanovitch Dragomirof, commandant des troupes du gouvernement militaire de Kief.

servent au loin. Président du cercle militaire, il m'invite aux réunions que les officiers organisent. On a bien de la peine en ce bas monde à se défendre contre l'ennui; enfin chaque soirée trouve son emploi: aujourd'hui, les artilleurs font un exercice tactique; demain, soirée dansante, et tous les samedis, concert. Pour ce qui est des troupes, -un Français doit être difficile sur le sujet du casernement, il faut aller voir de préférence le régiment de Tiraspolsk qui est le mieux logé. C'est une idée qui se répand en Russie comme ailleurs de faire vivre le soldat dans le confort; mais le général ne s'accorde pas à cette opinion; il loue ce soldat dont aucun confort n'affaiblissait les qualités militaires, le soldat du temps passé.

Le général K... est l'adjoint du commandant des troupes. Ancien officier d'état-major, ancien commandant de corps d'armée, il fut un temps gouverneur de Saratof, car le passage est possible ici des fonctions militaires aux charges civiles. Depuis il n'a plus perdu de vue les questions d'intérêt général, il se voue particulièrement à celle de l'instruction primaire; pour m'éclairer un peu sur ce sujet d'actualité, il me donne le recueil des discours prononcés par lui dans des circonstances officielles, par exemple à l'ouverture des Zemstvos. Il frise entre ses doigts ses longs favoris blancs; son sourire plus que doux, tendre, modèle tout son visage et va jusque sous ses paupières affiner le regard de ses yeux bleus. Il parle des prisonniers français demeurés en Russie après 1812. Henri Heine a dit juste en louant ce tambour Legrand qui ne savait de la langue allemande que les mots indispensables, honneur, pain, baiser, mais qui battait sur sa peau d'âne la Marseillaise, le Ça ira, les Aristocrates à la lanterne! et qui en apprenait plus aux écoliers d'outre-Rhin que tous les magisters du pays teuton. On les aurait tenus pour des ogres et pour des bourreaux ces révolutionnaires français si, guerroyant par l'Europe, ils n'avaient montré partout quels bons enfans ils étaient. Ainsi va le monde. On se hait parce qu'on s'ignore, il n'est que de connaître les gens pour les aimer. A Saratof, on aimait Savin, ce hussard pris et blessé jadis au passage de la Bérésina; il fut d'abord maître d'armes, puis, quand il eut appris le russe, il devint professeur de français. Au bout de cette humble carrière, il vivait retiré dans une petite maison de quatre pièces; on l'appelait le lieutenant Nicolas Andréitch; faisant son marché le matin, le reste

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