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n'empêche pas les maçons actuels de vivre tout autrement que leurs pères. Les ménages peuvent rester unis; la moitié des Creusoises accompagnent maintenant leurs maris dans la capitale.

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A l'horrible promiscuité de la chambrée et de la couchette ont succédé, pour les célibataires, un cabinet garni, de 12 à 15 francs par mois pour les ouvriers mariés et propriétaires de leurs meubles, un logement de deux pièces plus vastes de 360 francs par an. La soupe matinale de 1850, mixture sans beurre ni graisse, vulgairement baptisée de « soupe tourmentée,» — a été remplacée par un croissant ou un petit pain que le maçon arrose de la «< goutte », en allant au chantier. Son déjeuner, à 10 heures, se compose d'un ordinaire de 40 centimes - bol de bouillon et boeuf entouré de légumes, d'une « demi-portion » de 30 centimes ragoût ou miroton, - d'une tasse de café ou d'un morceau de fromage; le tout accompagné d'une «< chopine >> — demilitre de vin généreux. Le travail est de nouveau interrompu à 2 heures pour le « casse-croûte »; ce qui, en termes d'ouvriers peintres, s'appelle « faire le raccord ». Nouvelle chopine, avec une salade, une confiture ou un fruit. Le soir enfin dîner, dans le voisinage de son logis ou avec le pot-au-feu de la ménagère.

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L'habillement ne diffère pas moins que la nourriture de ce qu'il était jadis; les tissus en grossiers draps de pays, les pantalons malgré le loup ont presque disparu. Cette désignation bizarre vient d'une plaisanterie, en usage dans le bâtiment de temps immémorial : « Si le loup avait mangé le mouton qui a fourni la laine, tu serais sans culotte », disait-on aux nouveaux apprentis dont l'accoutrement trahissait la rustique origine. « Malgré le loup » devint par là synonyme de vulgaire. Le maçon d'aujourd'hui se rend à sa besogne vêtu comme un bourgeois quelconque; il n'endosse son costume de travail que pour travailler et l'enlève, après la tâche finie, de même que l'employé dépouille son vieux veston pour une redingote fraîche.

Cette existence meilleure, plus relevée, presque confortable, n'empêche pas le bon ouvrier d'établir un budget où, toutes dépenses soldées, il lui reste 7 à 800 francs d'économies à envoyer « au pays»; ce pays où il possède un peu de terre et où il compte bien achever ses jours. Les maçons qui s'acclimatent sans esprit de retour, les « dessalés » assez fort imprégnés des mœurs parisiennes pour oublier leur village, sont très rares.

Se complaire dans un optimisme béat serait puéril; ne pas

se réjouir des progrès obtenus, serait injuste. Pourtant le contraire arrive de fataliste qu'il était précédemment, soumis sans révolte à un sort qui lui paraissait immuable, le prolétaire, par le seul fait que ce sort s'est amélioré, souhaite, exige qu'il s'améliore davantage. Et c'est là un sentiment très humain. Le prix du labeur manuel a néanmoins grandi en ce siècle plus que celui du labeur intellectuel. Bénéfice indirect, auquel on ne s'attendait pas, du développement de l'instruction, et résultat admirable, — la majorité de la nation besognant de son corps, que celui d'élever la valeur de cette besogne par rapport à la besogne d'esprit, réservée forcément à un petit groupe. Les 200 francs mensuels de notre maçon semblent peu de chose peut-être; mais combien de diplômés insignes sur le pavé, arrêtés partout en leur essor! combien d'artistes qui se jouent de toutes les difficultés, sauf de la difficulté de gagner 200 francs par mois!

L'État, qui se flatterait en vain d'enrichir le peuple de son autorité propre, contribuerait à l'ennoblir en lui réservant quelquesunes de ses récompenses honorifiques. Il est singulier que l'on ne songe presque jamais à décorer des ouvriers. Un maître-compagnon, nommé Maffrand, fut fait, il y a quinze ans, chevalier de la Légion d'honneur; très apprécié des architectes, pendant les trente ans qu'il avait exercé son état, aucun accident n'était survenu à un maçon sous ses ordres, si grands étaient les soins qu'il prenait dans l'orientation des échafauds. De pareils hommes ne seraient pas difficiles à trouver parmi les millions de salariés français ; signaler leurs mérites, égaux dans une sphère plus modeste à ceux des notables commerçans ou des fonctionnaires, serait un acte de juste démocratie.

VI

Les pierres de taille, dans nos maisons, ne servent qu'aux façades sur rues et sur cours; les murs mitoyens sont tous construits en meulières. Le moellon est complètement délaissé, bien que son prix d'achat soit beaucoup moindre; mais ce calcaire grossier, roche imparfaite, a l'inconvénient de contenir du bousin -partie tendre- que les ouvriers purgent mal et qui produit un fort déchet. Ce déchet et le-temps nécessaire pour la préparation du moellon, assez difficile à travailler s'il est' dur, le rendent moins avantageux que la meulière. Celle-ci ne demande aucune

main-d'œuvre; elle s'emploie brute et ne se dresse pas; le mortier s'agrafe de telle sorte à ses rugosités que les murs ainsi bâtis sont de véritables monolithes. La meulière était connue, bien que très rare, il y a vingt-cinq ans, lorsque le hasard fit découvrir, à l'occasion de terrassemens exécutés en Seine-et-Marne pour les chemins de fer, des gisemens - les spécialistes disent des «< rognons >> de cette matière imputrescible, légère et solide à la fois, poreuse et n'absorbant aucune humidité, bien que son aspect soit celui d'une éponge pétrifiée. M. Berthelot y a découvert des traces d'or, mais le bloc tout entier vaut un métal précieux, aujourd'hui où les carrières de moellons de notre banlieue sont à peu près épuisées.

Le terrain est si cher dans la capitale, qu'un bon architecte s'efforce de n'en perdre nulle parcelle les ordonnances de police l'obligent à donner une largeur de 50 centimètres aux murs mitoyens; les murs de refend, pour lesquels il est libre d'agir à sa guise, se contenteront d'une épaisseur de 38 et même de 25 centimètres, suivant qu'ils soutiennent les cheminées ou portent seulement les solives des planchers. La meulière est ici remplacée par la brique dont la fabrication progresse depuis vingt ans. Si la qualité supérieure continue, suivant un usage plus que séculaire, d'être fournie par la Bourgogne, la brique commune, dite de Vaugirard, s'est sensiblement améliorée; cuite au four circulaire, elle se compose, au lieu de terre franche, d'argile, de sable et de

mâchefer.

Les mortiers actuels ne ressemblent pas non plus à leurs prédécesseurs; on a inventé des combinaisons nouvelles ou retrouvé des secrets perdus. Or, dans un mètre de maçonnerie il entre 30 et jusque 40 pour cent de mortier, suivant que le mur est en moellon ou en meulière; et cette pâte, qui collera les pierres ensemble, doit être d'autant plus forte que la construction est plus mince. Les assises d'un donjon féodal étaient liées le plus souvent avec un mélange très ordinaire de chaux et de tuiles pilées; la massivité, qui les protégeait de l'eau, faisait toute leur force. De même le mortier des arènes de la rue Monge, récemment mises à jour, fut reconnu à l'analyse de nature assez médiocre, et l'on savait depuis longtemps que le «< ciment romain » n'était qu'un mot. Il existe cependant des voûtes vieilles de six à sept siècles en simple béton n'ayant que 16 centimètres d'épaisseur, qui ont défié l'effort des ans, là où le hasard sans doute avait mis à portée du

maçon une substance plus résistante. Les cimens à prise lente, créés de nos jours, ont été perfectionnés par Vicat; les chaux hydrauliques, qui diffèrent à peine des précédens, sont traitées suivant des méthodes scientifiques dans des usines que dirigent des chimistes et des ingénieurs.

La chaux grasse des campagnes, si vulgaire aujourd'hui, si coûteuse jadis où l'on n'employait guère que l'argile pour agglutiner les moellons, bâtir « à chaux et à sable » était un luxe, - est désormais bannie des immeubles parisiens.

Dès que les plafonds et les enduits sont achevés, lorsque le plâtre a fait sa poussée à l'extérieur, on procède à l'ornementation de la façade. La pierre, objet d'une taille primitive, — l'épannelage, est alors livrée aux tapissiers et aux ravaleurs. Les premiers lissent le mur au dedans, les seconds le dressent au dehors en se conformant au « gigadou », lame de zinc découpée suivant les profils voulus. Les ravaleurs sont des ouvriers d'élite gagnant jusqu'à 13 francs par jour, qui effacent les joints et les harmonisent avec l'ensemble, en y glissant du plâtre teinté; tout en moulurant et en façonnant les creux ou les reliefs, à la « polka », au « guillaume », au « chemin de fer », rabots de formes compliquées et de destinations diverses. Après quoi, ils frottent minutieusement du haut en bas, avec du grès, les édifices soignés. Pour les autres le polissage est plus sommaire; on se borne à « leur faire voir le grès ». Telle est la toilette finale.

Il nous faut maintenant pénétrer à l'intérieur de la maison; c'est ce que nous ferons dans une prochaine étude.

Vte G. D'AVENEL.

G. WASHINGTON

ET

LA MÈRE PATRIE

(1)

Messieurs,

C'est un grand honneur que vous m'avez fait en m'invitant à occuper, dans une occasion comme celle qui vous réunit aujourd'hui, le fauteuil de la présidence. Quand en effet vous ne m'auriez appelé parmi vous qu'à titre d'hôte, ce serait déjà une faveur dont je sentirais tout le prix. Mais, en vérité, de m'avoir offert la présidence de ce Banquet, c'est plus qu'une faveur ordinaire; et ma seule crainte est de vous paraître inégal à la tâche que votre choix m'impose.

Avant de l'aborder, et de traiter le sujet que vous m'avez indiqué, permettez-moi donc quelques mots personnels. Permettezmoi de dire qu'en me choisissant pour vous parler de Georges Washington, vous avez voulu prouver d'une manière éclatante quelle est la force singulière du lien de sympathie et de solidarité, qui rattache entre eux Américains et Anglais, et qui maintient toujours, sur le terrain de la culture intellectuelle, cette communauté de pensée qu'ils doivent à une éducation et à une origine communes. Vous avez également voulu témoigner qu'il appartenait à ceux qui étudient l'histoire, de reconnaître et d'apprécier mieux que personne les enseignemens du passé; de sentir les avantages qui en peuvent résulter; et qui de fait en sont déjà résultés, si les événemens qui jadis avaient divisé les voies de nos deux nations, nous apparaissent aujourd'hui comme ayant eu pour conséquence, d'en faire la source de ce qu'il y a de plus précieux dans la civilisation contemporaine, et de ce qui peut le

(1) Discours prononcé le 22 février 1897, par S. E. sir Edmund Monson, ambassadeur de S. M. Britannique près la République française, au Banquet annuel des Étudians américains, en l'honneur du « Jour de naissance » de Georges Washington.

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