Page images
PDF
EPUB

que

Est-ce qu'il le pouvait? Comment le pouvait-il donc, puisla faute était à lui seul?

Éloi ne s'expliquait pas davantage. Il se taisait. Et Henriette, une fois de plus, dans cette circonstance la plus grave de sa vie, croyait sentir l'écart d'éducation, la distance d'esprit qui avaient rendu vaine l'intimité du foyer. Non vraiment, l'oncle Madiot ne souffrait pas comme elle. Il avait bien décliné aussi, et la solitude était grande, bien qu'on fût deux.

Dans l'esprit de Madiot, lentement, une idée avait grandi. Il y songeait pendant les intervalles de silence, tandis que le poêle ronflait et attirait, l'un après l'autre, les fragmens de copeaux qui tremblaient au bord du foyer. Il ne pouvait laisser Henriette se désoler ainsi, et, puisque lui, pauvre vieux sans éloquence et de tant de façons empêché de parler, ne réussissait pas à la calmer, peut-être qu'il y aurait un autre moyen, un moyen très bon, presque infaillible...

L'oncle considéra Henriette enfoncée dans le fauteuil qu'il avait approché, silencieuse, et comme défiante à présent. « Mon enfant est malade », pensa-t-il. Il dit tout haut:

- Donne-moi ton bras, petite.

Elle avait le bras chaud, le pouls rapide.

-Tu as la fièvre; va te coucher, et endors-toi, dis? Ne pense plus surtout; ne te lève pas, demain matin, avant que j'aie frappé à ta porte?

Pourquoi?

Parce que... parce que tu as besoin de repos. Il est très tard... Je veux te voir avant ton départ pour le travail... Mais, vous ne sortez pas, je suppose?

Il reprit :

Va, mon Henriette. Je t'en prie! Si tu es malade, demain, j'irai chez Mme Clémence.

- La prévenir? dit-elle en se levant. C'est bien inutile, allez. Elle sera prévenue de ma vraie maladie par mes camarades!

En parlant, elle se pencha pour l'embrasser. Et lui, après qu'elle se fut retirée, il écouta quelque temps, pour être sûr qu'elle se couchait.

Lorsque, dans la haute maison, plus rien ne bougea, et qu'il n'entendit plus que le vent qui remuait çà et là une ardoise du toit, le vieux prit sa veste poilue, celle qu'il portait autrefois à l'usine, son bâton ferré, son chapeau, et, furtivement, se glissa dehors.

La nuit n'était pas froide. Comme il arrive aux approches du printemps, une brume bleue, presque tiède, défendait la terre contre les souffles violens des hautes régions de l'air. Les premiers pieds de primevères commençaient à dérouler cette nuit-là leurs feuilles duvetées de mousse.

Allez, allez, oncle Madiot; hâtez-vous; la petite pleure encore dans son lit, et vous ne l'entendez pas!

Il suivait les quais; la lune baissait à l'horizon et éclairait le chemin; la ville dormait, écrasée sous le poids de la fatigue de la veille; seule, la Loire coulait et vivait, soulevant les bateaux dont les mâts faisaient des ombres dansantes sur le pavé. Il ne marchait plus comme autrefois, le vieux tambour; il avait chaud, et il dut s'arrêter sur la berge, près de la gare où les feux des signaux diminuaient un peu la solitude.

La pendule marquait trois heures et demie. « Dans une heure, pensa Madiot, je serai à la cabane de Mauves. Pourvu qu'il ne soit pas déjà en pêche! » Il évoqua dans son esprit l'image de ce bel Étienne, qui pouvait tout sauver. Oui, celui-là était un homme décidé, capable d'enlever une jeune fille contre le gré des parens, et, à plus forte raison, de mépriser des préjugés. «Je les connais, ces grands gars de la Loire. Quand ils aiment, c'est pour tout de bon. Je lui dirai... >>

Madiot reprit sa route, le long du canal Saint-Félix, puis le long de la Loire, dans l'herbe indéfinie, qui était molle, mouillée et froide. Cela lui rappelait des marches de guerre, dans des pays qu'on traversait de nuit, et qu'on ne revoyait plus. Il ralentissait le pas, quelquefois, pour chercher si la vallée ne commençait pas à blanchir à son bord d'Orient. Mais non! Et la pensée d'Henriette le poussait en avant, plus vite, vers la petite cabane où l'eau et le vent, tant que durait l'année, berçaient le sommeil des humbles.

Il finit par découvrir, dans l'ombre, la maison de planches goudronnées. Une raie de lumière s'échappait d'une fente de la porte. Il frappa du poing, trois grands coups.

- Ouvrez! C'est moi, le vieux Madiot!

Presque tout de suite, une main enleva le verrou.

- Je raccommodais mon trémail, dit tranquillement le père Loutrel. Qu'y a-t-il pour votre service?

Près de la chandelle posée sur une chaise, les deux hommes, séparés l'un de l'autre par l'ombre brune du filet que remaillait

Loutrel, s'accroupirent et causèrent. Ils parlaient bas, à cause de la mère, qui dormait encore derrière les rideaux de serge. Madiot raconta le conseil de guerre, et la désolation d'Henriette, et l'idée qu'il avait eue d'appeler au secours le grand Étienne.

Le pêcheur acheva un rang de mailles, et dit, en serrant le dernier nœud sur son petit doigt tendu :

Monsieur Madiot, le fils est déjà dehors, comme je vous l'ai dit. Il est allé à la chasse, pour pouvoir acheter quelques bouts de filin qui manquent à son bateau neuf. Je ne demande pas mieux que de vous conduire.

-

Partons, alors, dit Madiot, car mon enfant pleure.

Oui, mais je ne saurais vous dire la réponse du mien. Viendra-t-il? Viendra-t-il pas? Moi je ne violente pas mes gars: je leur laisse leur cœur comme il est fait.

Ils firent quelques pas hors de la cabane, montèrent dans un canot plat, et Loutrel, ayant dressé un bout de perche muni d'un mauvais carré de toile, le vent qui se levait les emmena à rebrousse-courant, dans la nuit qui recevait on ne sait d'où une première pâleur d'aube. La lune, toute penchée, avait l'air d'un veilleur qui n'en peut plus.

[ocr errors]

Henriette! murmurait le vieux tout bas, Henriette!

Et ce nom seul lui était une pensée sans fin. Des cris d'oiseaux appelaient le jour. Heure de chasse, où la lumière hésite, où les courlis, les mauves, les bécassines, les vanneaux, ouvrent l'aile engourdie, courent le long des sables, se reconnaissent, s'animent au départ, et filent en troupes légères.

Loutrel et Madiot remontèrent assez loin, vers les balais gris d'une futaie de peupliers, mirent le cap sur la pointe de l'île, et le bateau sortit de l'eau à moitié, en touchant l'éperon de terre qu'aiguisait le courant. Le pêcheur siffla. Un homme sortit de l'abri d'une souche de saule déjà bourgeonnée. Il avait une douzaine de vanneaux pendus à la ceinture. C'était Étienne.

En apercevant le vieux Madiot, il fronça le sourcil, et descendit sur la grève découverte.

Éloi roula entre deux doigts ses moustaches, et, la tête à moitié cachée par le col relevé de sa veste, regardant l'homme qui venait et qui lui plaisait tant:

[ocr errors]

Antoine est condamné, dit-il.

Tant pis, monsieur Madiot, répondit Étienne.

A mort.

Le jeune homme enleva son feutre à bords rabattus, comme il l'eût fait devant le cercueil d'Antoine.

Non, reprit Madiot, tu te trompes, mon grand Étienne. Il paraît même qu'on lui donnera sa grâce. Ça ne dépend plus de nous de changer son sort. Mais il y en a une qui pleure...

La longue tête, fine et mâle, se détourna vers la forêt des peupliers, dont les branches nues s'entre-choquaient. Le tout petit matin naissait entre leurs troncs.

- Elle pleure tant qu'elle est malade.

Oh! fit Étienne vivement.

Et sa voix sonnait si douloureuse, que Madiot reprit :

Pas si malade, je pense, que tu ne puisses la consoler, mon gars. Viens avec moi. Je suis venu te chercher...

- Elle ne m'a pas demandé, n'est-ce pas?

- Elle dort, dit doucement Madiot. Mais je crois bien qu'en se réveillant, si la petite pouvait savoir que ça ne te change pas, ce qui est arrivé à Antoine; que tu as toujours du goût pour elle : m'est avis qu'elle se consolerait plus vite qu'avec moi... Car enfin, ça ne t'arrêtera pas, mon grand Étienne, qu'Antoine ait mal tourné? Tu as toujours ton idée pour elle?

Une joie brilla au bord des yeux bleus. Étienne délia la corde qui liait les vanneaux, les jeta aux pieds de son père, et cria, pour toute réponse, étendant ses deux bras au premier rayon de jour :

[ocr errors]

Embarque, vieux Madiot, c'est moi qui rame!

Il espérait beaucoup moins que le vieux, mais la jeunesse était en lui, elle qui chante pour si peu.

XXX

Ils accostaient, deux heures plus tard, entre des goélettes amarrées, juste au bord de la corne de rocher qui portait la maison. Étienne n'avait pas quitté son tricot de laine, et Madiot n'avait pas rabattu le col de sa veste poilue. Ils montèrent l'escalier silencieusement, la gorge serrée, chacun luttant contre la peur de l'inconnaissable destinée qui attendait, pour parler, cette chose insignifiante, qu'ils eussent franchi encore dix marches, cinq marches, une marche. Aux extrémités de la vie, Madiot qui l'achevait, Étienne qui entrait, ils tremblaient devant la volonté d'une jeune fille, qui allait dire : << Vivez, restez »>, ou bien :

<< Souffrez, éloignez-vous à jamais. » Ils étaient déjà comme en sa présence. Et ils se firent des politesses pour franchir le seuil, parce qu'ils redoutaient ce qu'ils venaient chercher.

Henriette les entendit, et reconnut leurs voix. Elle était habillée, prête à partir, dans sa toilette noire de travail. Le peu de sang qu'elle avait aux joues se retira. Mais, elle aussi, elle était brave devant la destinée. Elle alla droit à la porte qui séparait les deux chambres, l'ouvrit, et dit à Étienne :

[blocks in formation]

Étienne entra dans la chambre, et l'oncle Madiot s'effaça tout tremblant, pour le laisser passer. Henriette s'était reculée jusqu'auprès de la cheminée, et, dans le miroir accroché au-dessus, ses cheveux, débordant le chapeau tout autour, luisaient comme une grande fleur d'or. Elle avait compris ce qu'avait fait l'oncle Éloi, et la preuve d'amour qu'Étienne lui donnait. Ils étaient là, tous deux, Étienne et Henriette. Étienne se tenait à deux pas d'elle, à côté de la petite table. Il interrogeait, de son regard habitué aux profondeurs de l'eau, ces yeux clairs, d'où l'âme était toute proche en ce moment. Jamais il n'avait lu si nettement l'amitié d'Henriette, qui s'attendrissait jusqu'à ressembler à de l'amour, et cependant ce n'était pas de l'amour, car il y avait autre chose dans ces chers yeux: une résolution nouvelle, victorieuse depuis peu, et qui tremblait encore de la lutte soufferte. Elle lui disait ainsi tout ce qu'elle avait à lui dire, et avec tant d'affection, et de regrets, et de pitié, qu'aucune parole n'aurait pu en renfermer autant. Et lui comprenait tout, parce qu'il

aimait.

L'oncle Madiot prêtait l'oreille, et, n'entendant rien, croyait qu'ils parlaient tout bas.

Lorsque le grand Étienne sentit que les larmes le gagnaient, il ne cessa pas de la regarder, mais, pour les empêcher de couler, il voulut parler et dit :

-Ni votre frère, ni rien ne m'aurait arrêté, vous voyez.

Les longues lèvres qui avaient le don de consoler s'entr'ouvrirent, et dirent :

Mon grand Étienne, je vous aimerai toute ma vie. Toute ma vie, je vous serai reconnaissante de ce que vous avez fait. Je n'ai eu de frère que vous, je n'ai eu d'ami que vous.

Comme les larmes coulaient, sur les joues brunes d'Étienne, elle dit encore :

« PreviousContinue »