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l'ayant obtenue aussitôt que convoitée, comment aurait-il eu l'occasion de diriger vers elle les aspirations indéfinies du désir? Il avait déjà remarqué souvent que pour penser à Malène il lui fallait une suggestion matérielle, quelque chose qui lui vînt directement d'elle et qui le frappât par les sens; alors qu'il se surprenait à rêver abstraitement d'Éliane des heures durant, sans qu'il eût jamais su à quel propos ces idées s'étaient formées dans son esprit.

Il était arrivé devant l'Hospice, dans le vieux quartier du Bourg-Moyen, célèbre par ses fontaines; il se souvint que l'oncle Preumartin, parodiant un vers d'Horace sur Baïes, avait dit un soir à propos de l'abondance de ces eaux, qui fait de Blois une ville privilégiée entre toutes:

Nullus in orbe locus Blesis prælucet amœnis,

et que Florimond de la Gaudinière, qui, en fait de latin, ne connaissait que son eucologe, avait demandé dans quel psaume se trouvait cette citation. Cette réminiscence le fit sourire; et, malgré la vétusté du cadre si peu en rapport avec le clair visage de sa fiancée, il se réjouit en calculant que dans deux heures, il serait assis entre Élodie et Mme de la Gaudinière, à faire un whist, tout en regardant Éliane à la dérobée.

Quand il fut au bas de la rue Denis-Papin, il se hâta, de peur d'être reconnu; il se rapprochait de l'endroit où habitait Malène, et cela lui donnait un grand battement de cœur de penser qu'elle était à une si petite distance de lui, qu'il n'aurait qu'une centaine de mètres à franchir, une rue à tourner, pour la rejoindre. Qui sait même s'il n'allait pas l'apercevoir rentrant chez elle, de son pas souple et rythmé qui laissait deviner l'harmonie parfaite de ses formes? Il jeta un coup d'œil inquiet sur les trottoirs. Des gens endimanchés revenaient de la promenade, gravement, avec le respect de leurs vêtemens neufs et cet air de dignité naturelle que conservent encore les populations du centre. Six heures sonnèrent à l'horloge de la Mairie; il se rendit à l'hôtel pour diner. Dans la grande salle, en contre-bas du quai, il se fit servir à part, tournant le dos à la table d'hôte. Une conversation banale lui eût été insupportable; il voulait se recueillir, avant d'aborder Éliane, se préparer lui-même à la surprise qu'il allait lui faire. Déjà il avait oublié la secousse violente dont il avait été saisi en passant près de la demeure de Malène ; il se demandait dans quelles

dispositions il retrouverait sa fiancée, et quel accueil lui feraient les Tissaud de Briville, qui étaient restés si indifférens pendant sa maladie. La figure anguleuse de sa tante Honorine lui apparut avec des menaces d'épouvantail. Mais il ferma les yeux et vit au dedans de lui Éliane qui doucement lui souriait.

Il prolongea à dessein son repas jusqu'au moment où il pourrait se présenter décemment. A partir de sept heures et demie, les minutes lui parurent interminables. Enfin, un peu avant huit heures, n'y tenant plus, il se dirigea lentement vers le boulevard de l'Est. Il faisait encore jour. Gaston pensa à sa mère, qui avait dû dîner seule en face de la fenêtre ouverte, d'où l'on voyait la campagne jusqu'aux premiers coteaux de Guignes, et jusqu'aux eaux courantes de l'Ardoux. Il eut un léger regret de l'avoir quittée, même pour Éliane, l'être qu'il aimait le plus avec elle.

Le pas lourd de quelqu'un qui semblait courir après lui le fit s'arrêter; ce devait être un paysan, car ses pieds heurtaient le sol comme les sabots d'un percheron; il se retourna et reconnut en effet le tenancier de la ferme de Bel-Air, voisine du domaine des Lucerais. Tout de suite il eut l'idée d'un malheur; l'homme l'avait rejoint; époumoné, il faisait de vagues gestes :

Monsieur Gaston! dit-il enfin. Il faut revenir tout de suite à Beaugency! Tout de suite!

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Pourquoi? Qu'y a-t-il? demanda Gaston en pâlissant.

Je ne puis pas vous le dire. Il faut seulement que vous reveniez.

Gaston partit comme un fou dans la direction du chemin de fer; il savait qu'il y avait un train à 8 h. 10; puis qu'il n'y en avait plus ensuite que dans la nuit; et il allait, il allait droit devant lui, d'une allure de vertige; il traversa toute la ville sans reprendre haleine; quand il entra dans la gare, le signal du départ sifflait; il se jeta dans un compartiment, malgré les cris des employés qui voulaient le retenir.

Alors seulement il essaya de comprendre. Sa mère! Était-il possible qu'un malheur lui fût arrivé? Il l'avait laissée dans son état de santé ordinaire, sans autre souffrance que ses rhumatismes qui la rendaient impotente et l'immobilisaient depuis si longtemps. Mais il était habitué à la voir ainsi, il ne songeait pas à s'en alarmer. Que s'était-il passé, pour qu'on l'envoyât chercher brusquement par quelqu'un qui n'était pas de la maison? Et cet homme qui n'avait rien su ou voulu lui dire! Certainement il devait y

avoir quelque chose de grave, de très grave..., et il s'arrêtait de penser, effrayé lui-même de ce qu'il entrevoyait là-bas, dans le silence de la grande maison désolée. Non! Il ne voulait pas penser à cela; il essayait de se donner le change en s'imaginant toutes les autres raisons qui pouvaient nécessiter sa présence : une visite imprévue, un incendie peut-être; mais il n'y ajoutait pas grande foi, et toujours, toujours, l'horrible crainte qu'il n'achevait pas de s'avouer lui revenait impitoyablement. Et ce train qui semblait ne pas avancer! Quelle torture! Pourtant on avait déjà franchi Ménars et Suèvres; il ne restait plus que Mer à passer, puis Beaugency. Il avait peur maintenant d'y arriver.

La nuit était complètement venue quand il descendit à la station; il prit à droite, par un sentier de traverse qui devait le conduire plus rapidement chez lui; mais des pierres et des orties retardaient sa marche; deux fois il tomba; et il se demanda pourquoi il se relevait, pourquoi il courait ainsi au-devant de la désolation. N'eût-il pas mieux valu pour lui demeurer inerte parmi les cailloux du chemin? Cependant il accélérait encore sa marche; il venait d'apercevoir la maison dans l'ombre et, aux trous noirs des fenêtres, de minces lueurs qui s'agitaient, comme des signaux d'alarme. Il eut la certitude qu'il ne s'était pas trompé, que l'inévitable malheur le guettait au seuil de la porte; il entra, il écarta de ses bras désespérés les serviteurs qui voulaient l'arrêter au passage. Il se glissa dans la chambre, où brûlaient les cierges, et tomba évanoui auprès de la morte.

JEAN BERTHEROY.

(La dernière partie au prochain numéro.)

LE

MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

XI()

LA MAISON PARISIENNE

L'EXTÉRIEUR

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Paris est vieux, mais ses maisons sont jeunes. La moitié d'entre elles ont vingt-cinq ans à peine — la vieillesse d'un cheval. Il n'en est pas une sur quinze qui compte cent cinquante ans d'existence l'âge où, dans la futaie, on tue les chênes. Les logis s'étaient renouvelés jusqu'ici moins vite que les générations ne passaient; dans notre capitale actuelle c'est le contraire: la plupart des habitans sont nés depuis plus longtemps que les immeubles où ils demeurent.

Durant ce siècle les villes sursemées dans le pays, les maisons alignées dans les villes, les appartemens empilés dans les maisons, se sont à la fois transformés. Et plus profondément, avec plus d'audace et plus de succès qu'ailleurs, en ce Paris dont les rues, sans cesse allongées, élargies, encaissées entre deux rangs d'édifices énormes, ressemblent, encombrées à certaines heures de voitures et de piétons, à un fleuve en folie charriant un peuple déraciné. Ce fleuve parisien, qu'alimentent les versans politiques et intellectuels de la France, où filtre, s'égoutte, s'amasse et

(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1896.

s'écoule, par des pentes naturelles, toute la sève, toute l'âme de la nation, est-il un progrès? Est-il un danger? C'est une idée bizarre, quand il y a tant de sol vacant sur le reste du territoire, de vouloir à prix d'or s'agglomérer et se coudre les uns aux autres, en quelque mauvaise assiette que ce soit, sur un emplacement mesquin de 72 kilomètres carrés. Mais aussi c'est une idée raisonnable de se rapprocher, pour mettre en commun les bienfaits de l'association que procure la ville.

Ces bienfaits ont d'ailleurs, suivant les temps, changé de nature. Ils satisfont aujourd'hui un besoin de jouissance; ils satisfaisaient naguère un besoin de sécurité. Les hommes se groupèrent d'abord pour se défendre contre les bêtes; les petits s'accotèrent pour se prémunir contre les grands. Une première période fut absorbée par cette besogne : la confection de la cité-armure; une seconde, quand les loups et les brigands eurent disparu, se passa à refaire ces villes de peur et de combat, où l'on était si mal, à leur substituer la ville de commodité et de luxe- cité-casino et magasin. Paris grossissant fit craquer successivement quatre ceintures de remparts, et changea de peau en même temps qu'il emjambait ses enceintes. Créé pour protéger, non pour plaire, il possédait une garde nationale et point d'égouts, des murailles et point de trottoirs. Les municipalités d'autrefois réglementaient beaucoup de choses qui maintenant sont laissées libres; ces services publics de jadis ont cessé de fonctionner quand ils ont cessé d'être utiles. Pièce à pièce, d'autres organes ont surgi qui n'existaient pas. On purgea l'antique Lutèce de sa crasse, de ses ordures; on obligea les rues à se tenir droites, on leur rendit l'air et le soleil ces biens que, depuis plusieurs siècles, le citadin avait perdus.

I

La rénovation des villes a marché de pair avec leur extension toute contemporaine de Charlemagne à Napoléon il avait fallu à Paris un millier d'années pour conquérir les 600 000 âmes qu'il abritait en 1811; il lui a suffi de quatre-vingt-cinq ans pour porter ce chiffre à plus de 2 millions et demi d'habitans. S'arrêtera-t-il à ce total? Londres, avec ses 5 millions d'êtres humains, ne dépasse-t-il pas déjà la population de l'Écosse?

La taille de notre capitale ne s'est pas accrue en proportion

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