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LE DOUBLE JOUG

DEUXIÈME PARTIE (')

I

Une année s'était écoulée depuis qu'Éliane et Gaston avaient échangé leurs promesses; mais rien dans leur être intime, pas plus que dans leur vie extérieure, n'avait subi la plus petite modification. Ils étaient toujours aussi tendrement, aussi profondément épris l'un de l'autre, et ils se témoignaient leur amour avec la même innocente simplicité. D'ailleurs, et quand leur délicatesse native n'eût pas retenu l'expression de leurs sentimens, la surveillance dont ils étaient entourés ne leur aurait pas permis autre chose que de puérils subterfuges. Chaque dimanche Éliane mettait à son corsage une fleur que Gaston parvenait toujours à dérober; ils avaient découvert dans un vieux livre le langage symbolique des fleurs, et ils s'en servaient pour échanger leurs sentimens; ils savaient que la rose moussue signifie « Amour fidèle », et la rose rouge aux pétales flamboyans « Je vous aime chaque jour davantage. » Gaston aussi fleurissait sa boutonnière, et quand le hasard avait voulu qu'ils choisissent le même emblème, ils en éprouvaient de la joie, comme d'une prédestination mystérieuse qui les unissait dans la même pensée. Ils avaient aussi inventé un petit manège très simple pour confondre leurs tasses en prenant le thé du dimanche, sous les yeux vigilans de Mme Tissaud de Briville.

(1) Voyez la Revue du 1er mars.

TOME CXL. 1897.

16

Mais leur meilleur bonheur, c'était encore le baiser de l'arrivée et celui du départ qui le leur procuraient. Mme Tissaud de Briville avait eu l'idée de couper court à cette habitude; mais, quand elle s'en était ouverte à son mari, Amédée lui avait répondu très justement que ce serait « éveiller les idées d'Éliane >> que de vouloir changer quelque chose à sa manière d'être avec son cousin. Et ils avaient continué à s'embrasser comme par le passé, mais avec une ferveur plus vive et ce baiser, où leur tendresse se suspendait pendant une minute fugitive, les remplissait de félicité pour toute la semaine.

Gaston cependant commençait à souffrir de ne pas pouvoir entretenir Éliane de son amour, lorsqu'un grand espoir lui vint: on annonçait qu'une fête de bienfaisance organisée par la municipalité allait être donnée dans une des magnifiques salles du château de Blois; toute la « société » de la ville devait y prendre part, et peut-être les parens d'Éliane se décideraient-ils à l'y conduire. Quelle bonne fortune inespérée de pouvoir offrir le bras à sa fiancée, l'entraîner dans un tour de valse, s'isoler avec elle au milieu de la cohue indifférente! Mais l'époque de la fête approchait, et personne n'en parlait chez les Tissaud de Briville. Un soir enfin, payant d'audace, Gaston se hasarda à mettre la conversation sur ce sujet : on préparait, dit-il, un cortège historique, tous les costumes seraient du temps, et le pavillon de Gaston d'Orléans, où le bal aurait lieu, devait être magnifiquement décoré de fleurs et de lumières.

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Ils pourront faire tout ce qu'ils voudront, déclara avec humeur Florimond de la Gaudinière, cela ne m'empêchera pas de me coucher ce soir-là à dix heures, comme à mon habitude. En effet, nous sommes bien décidés à n'y pas mettre les pieds, ajouta Herminie. Ce genre de réunion est toujours horriblement mêlé.

Et, se tournant vers Gaston :

M. et Mme Dubourg y seront, n'est-ce pas ?

- Certainement, fit Gaston, sans paraître s'apercevoir de l'insolence de ce rapprochement; c'est même par eux que j'ai su tous les détails.

Et quel costume Mme Dubourg a-t-elle choisi? demanda Élodie avec curiosité.

Celui de Catherine de Médicis.

Mm de la Gaudinière se récria: il n'y avait que les roturiers

pour s'attaquer de la sorte à la majesté royale. C'était inconcevable, inouï!

Le vieux Preumartin, qui devenait un peu sourd, lui fit répéter ses doléances; après quoi, il prit la parole:

- Je me suis laissé dire, articula-t-il de sa voix mordante, que MTM Dubourg appartenait à une excellente famille de l'Anjou, les Saumeri-Mareuil, je crois; et quant à Dubourg, bien qu'il n'ait pas la particule, il est fort estimé dans tout le Blésois.

- Il n'en est pas moins roturier, dès l'instant où il travaille pour vivre, intervint Honorine; et je ne comprends pas que les autorités livrent le Château aux fantaisies de ces gens-là.

-Eh! pour ma part, je n'y vois aucun mal! fit l'oncle Preumartin en s'échauffant. Des œuvres d'art comme notre Château ne sauraient être rendues trop accessibles à un public parfaitement capable de les respecter et de les comprendre. Nous sommes à une époque où l'on commence à s'apercevoir que la valeur individuelle n'est pas une quantité aussi négligeable qu'on le croyait au temps de nos ancêtres. Et encore le croyait-on vraiment? Louis XIV jouait au mail avec l'architecte Perrault; et Henri IV n'avait pas de meilleur ami que Lanoue, dont l'oncle maternel avait été cabaretier à Nantes. Et ici même, dans le Château, le tiers-état a siégé à côté de la noblesse et du clergé, ne l'oublions pas. Donc, si quelques couples d'honnêtes bourgeois viennent tourner en rond là où les nobles firent leurs pirouettes, ne nous pressons pas tant de crier au scandale. Plût au ciel que ces lambris n'eussent jamais vu de plus répugnant spectacle!

Il y eut un moment de contrainte; puis M. Tissaud de Briville toussa.

Iras-tu, Gaston? demanda-t-il à son neveu, pour faire di

version.

Oui, mon oncle. Je me suis commandé un costume de page; c'est ce qu'il y a de plus simple et de plus facile à porter. J'espère que vous n'y mènerez pas Éliane, chère amie? demanda Herminie à Honorine.

Pour qui me prenez-vous, ma cousine? répondit Mme Tissaud de Briville aigrement. Ma fille n'a jamais paru dans un bal, et ce n'est pas par celui-ci qu'elle commencera.

Les deux amoureux échangèrent un regard désolé. En servant le thé, Gaston dit à sa cousine :

Puisque tu ne dois pas y aller, je n'irai pas non plus. Ne fais pas cela, Gaston, répondit Éliane. Je ne veux pas que tu te prives d'un plaisir à cause de moi.

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Gaston.

Mais je n'aurai aucun plaisir si tu n'y es pas! assura

Éliane insista:

Il faudra t'exécuter quand même, puisque tu l'as annoncé. Elle était résignée et souriante. Elle avait pris son parti de n'être heureuse que son temps venu, lorsqu'elle serait la femme de Gaston.

II

Le château de Blois, comme s'il eût été encore à l'époque des splendeurs monarchiques, s'éclairait, ce soir-là, d'un fourmillement de lumières. Des cordons de feu, habilement enroulés aux façades, en soulignaient les architectures contrastantes, mettaient en relief chaque détail des fenêtres en ogive ou à demi-cintre, des galeries à minces balustres, et des emblèmes sculptés dans la pierre avec des finesses de broderies à l'aiguille. Mais ce luxe factice de lampions jaunissait sous les clairs rayons d'une lune éperdument blanche, et sous le bleu éclatant du ciel. Et de là-haut c'était un manteau royal, aux transparences étoilées, qui tombait et semblait flotter sur l'ossature du géant casqué d'ardoises et sur ses tourelles légères et vivantes.

Gaston passa sous la niche flamboyante où chevauche la statue du roi Louis XII; il traversa le couloir pratiqué dans l'épaisseur des murailles; et pénétra dans la cour intérieure autour de laquelle les quatre ailes du Château forment un quadrilatère presque régulier. En face de lui, le pavillon de Gaston d'Orléans, bâti à la place de celui de Charles, se magnifiait de tout l'orgueil dominateur de Louis XIV; il faisait tache au milieu de la délicatesse des autres œuvres. Gaston s'y dirigea, calculant que, de l'une des fenêtres du grand palier, on serait à merveille pour voir le défilé des costumes. Aussi bien était-ce là que devait avoir lieu la fête.

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Personne encore n'était arrivé, et il.put tout à son aise admirer le spectacle qu'il avait sous les yeux. Le baron de Preumartin avait raison rien n'était comparable à la beauté de cet édifice unique; la différence même des styles contribuait à la splendeur

de l'ensemble. Encastrée entre l'aile François Ier et l'aile Louis XII, la masse sombre et lourde de la salle des États, restée telle que le xme siècle l'avait vue naître, faisait ressortir la fantaisie raffinée de l'une et la sobre élégance de l'autre. Les regards de Gaston se portèrent sur la chapelle Saint-Calais qui, bien que tronquée de deux travées, conservait encore un profil d'une grâce charmante. Un long portique continuait le bâtiment en retour; les colonnes qui le soutenaient étaient alternativement rondes et carrées et surchargées d'arabesques très délicates; il se souvint d'avoir entendu dire qu'autrefois sur le mur du fond une danse macabre était peinte; et son imagination s'amusa à poursuivre les fantastiques effets auxquels devaient atteindre ces figures dans la pénombre d'un soir de lune comme celui-ci. Il en frissonna et secoua vite cette impression trop intense; à sa gauche, ruisselante des joyaux de son ornementation, la partie Renaissance exultait d'une triomphante beauté; elle écrasait, accablait tout par l'ardente débauche de sa joie d'être; et, luxuriant devant elle, le grand escalier octogone, fleuri de rinceaux et d'acanthes comme une loggia florentine, ajouré comme une tour de porcelaine, se déroulait en triple étage : telle l'échelle symbolique des joies ascensionnelles de l'art.

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Malgré ce qu'il avait entendu dire à l'oncle Preumartin, Gaston trouvait cette partie du Château bien plus belle que la tranquille façade Louis XII. Elle avait pour lui un langage d'une poésie sensible, des douceurs d'épithalame. Il eût voulu se promener avec Éliane à travers ces balcons à galeries plus souples que des guirlandes; il se prenait à regretter de n'avoir pas vécu à l'époque où les chevaliers conduisaient leurs dames aux galas de la cour, et où la salamandre et le cygne de François et de Claude l'ardeur et la pureté s'alliaient dans les cœurs comme il les voyait associés sur les panneaux des murailles. Puis l'illusion le prenait encore d'être transporté à des centaines d'années en arrière; sous le porche des gens passaient, les uns en justaucorps à crevés de satin, d'autres, les femmes, en robes traînantes et chaperons; il s'amusait à imaginer Éliane vêtue de pareils atours, avec sa taille longue et sa fine tête si bien faite pour porter l'emperlement du diadème. Et de nouveau ses yeux allaient vers l'escalier, où la lumière glissait, s'infiltrait avec des enroulemens de serpent. En des niches, sur les colonnes, trois statues de femme semblaient vivre, statues voluptueuses comme des Tanagra

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