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ne m'est pas neuve du tout, que de me charmer ou de m'émouvoir par la fable qui lui servira de démonstration. Je suis fait ainsi et, au surplus, je suis au théâtre.

Or, tout le long de sa pièce, M. Hervieu a beaucoup moins souci de me retenir par un spectacle concret de la vie et par la peinture d'êtres vivans que de m'enfoncer dans la tête, à coups de maillet et à tour de bras, une conviction dont j'étais pénétré d'avance.

Voici les faits. La comtesse Laure de Raguais sait que son mari la trompe avec Mme d'Orcieu. Elle en est sûre, l'ayant suivi elle-même. Pour avoir des preuves légales, elle a forcé le secrétaire de M.Jde Raguais, mais n'y a trouvé que des lettres insignifiantes. Le comte, attribuant l'effraction à quelque domestique, a mandé le commissaire. C'est Laure qui le reçoit. Elle lui expose son cas et lui demande comment et dans quelles conditions elle devra faire surprendre son mari pour obtenir la séparation ou la divorce. Le commissaire le lui explique. Laure prie deux cousins qui sont là de lui servir de témoins dans la constatation du flagrant délit. Les deux cousins se dérobent, et Laure renonce tout de suite à son projet. Là-dessus le mari arrive. Laure l'interroge; elle lui pardonnerait s'il était sincère. Mais il ment avec tant d'effronterie qu'elle se révolte. Alors il avoue brutalement sa trahison, et il ajoute : « Nous n'avons donc plus qu'à nous séparer à l'amiable, mais vous savez que je suis maître de la fortune. » Cette fortune, c'est Laure qui l'a apportée en dot. « Gardez votre argent, s'écrie-t-elle, et laissezmoi ma fille! >>

Cinq ans après. Mme de Raguais, à qui son mari sert une médiocre pension, est en villégiature chez ses cousins. Arrive en visite M. de Raguais, avec les d'Orcieu et sa fille Isabelle, qu'on lui laisse un mois chaque année. Mme de Raguais se cache; puis, les autres s'étant éloignés, rejoint sa fille. L'enfant (elle a dix-sept ans) lui dit : « Maman, j'aime un jeune homme, très bon et très gentil, et je veux l'épouser. Il est sous-lieutenant. Voilà qui est bien, dit la mère. — C'est André d'Orcieu, dit l'enfant. Mais c'est monstrueux! Pourquoi? » A ce moment, un domestique vient dire que le comte réclame sa fille. « Dites-lui, répond la comtesse, qu'il vienne la chercher lui-même. » Il vient. « J'imagine, dit-elle, que vous n'allez pas marier votre fille, ma fille, au fils de votre maîtresse? - Pourquoi pas, répondil, puisqu'ils s'aiment? Mais moi, je refuse mon consentement. - Le mien suffit le cas est prévu par la loi. La loi de l'homme! toujours! Eh bien, donc, je dirai tout à Isabelle. >>

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Et elle dit tout à Isabelle, avec précaution, mais clairement. L'enfant

promet de rendre sa parole à André d'Orcieu. Hélas! elle n'en a pas le courage, André ayant déclaré qu'il se tuerait. Et le supplice de la mère devient d'autant plus atroce que, Raguais ayant reparu, la jeune Isabelle, très naturellement égoïste, se jette, comme en un refuge, dans les bras du père indulgent qui lui permet, lui, d'épouser son amoureux.

Et Laure n'a pas encore souffert tout ce qu'elle pouvait souffrir. Car voici, suivi de sa femme, M. d'Orcieu qui vient lui demander la main d'Isabelle pour son fils. Et le digne homme, dans son ignorance, insiste de telle façon que Laure, totalement affolée et n'ayant d'ailleurs aucun autre moyen d'empêcher cette abomination, laisse échapper: << Mais vous ne voyez donc pas que je ne peux pas donner pour mère à ma fille la femme qui m'a pris mon mari! »

Sur quoi, et presque instantanément, M. d'Orcieu, que nous voyons ici pour la première fois, devient sublime. M. d'Orcieu est un vieux soldat qui a eu jadis le malheur de tuer un homme en duel, et qui ne veut pas recommencer; c'est un mari qui désire qu'on ne parle pas de sa femme; et c'est un père qui aime infiniment son fils. Et donc, il dicte cette sentence, sans s'arrêter beaucoup aux considérans : « Il faut marier ces enfans, puisqu'ils s'aiment. Je vais garder ma femme. Vous, monsieur de Raguais, vous allez reprendre la vôtre, et vous, madame de Raguais, vous allez suivre votre mari. Je le veux. Et ainsi le monde ne saura rien de nos petites affaires. » Tous obéissent, même l'enragée Mme de Raguais.

On a peu goûté ce dénouement impromptu. On a eu tort. Il est imprévu sans être illogique. Il fait quatre malheureux, mais qui l'étaient ou l'auraient été sans cela, et deux heureux. C'est une jolie proportion. Ce dénouement est généreux et haut; il rompt les mauvais effets de la « loi de l'homme » par l'obéissance à la loi supérieure, loi de nature et loi sociale, qui veut que les parens se sacrifient aux enfans, et le présent à l'avenir. Et le sacrifice est, ici, d'autant plus beau et plus significatif que d'aucuns le jugeraient absurde, et qu'il immole en somme quatre vies (déjà bien compromises, il est vrai) à l'amourette d'une fillette de dix-sept ans et d'un garçon de vingt-deux, qui se connaissent, je crois, depuis un mois. et qui nous ont paru l'un et l'autre d'une extrême insignifiance.

Telle est la pièce de M. Hervieu scénario tassé et violent, qui ne dure guère plus d'une heure; scénario en deux actes, car l'affiche nous trompe et il n'y a nulle raison de baisser le rideau entre le « deux » et le << trois ». Comparés à cela, le Supplice d'une femme et Julie ont l'air de pièces où l'on flâne. Les personnages sont généraux et « représen

tatifs » à la manière d'expressions algébriques. Leurs traits individuels sont à peu près nuls. Ils n'ont pas un pauvre petit mot inutile, pas un qui ne soit commandé par la thèse ou par la situation, rien qui nous les fasse un peu connaître en dehors de l'action où ils sont engagés. Chacun n'a guère qu'une attitude. Laure, notamment, n'est que la statue vociférante de la protestation féminine. Tous parlent la même langue, tendue, un peu difficile, assez volontiers solennelle. Et certes, quand c'est fini, la « démonstration » est faite. Oh! qu'elle est bien faite! qu'elle est serrée, compacte, strangulatoire! Comme, de scène en scène, la loi de l'homme accable Mme de Raguais, lui ôtant sa vengeance, sa fortune, sa liberté, le droit de disposer de sa fille, le pouvoir d'empêcher un mariage qui lui est une insulte et une torture; et comme de cinq minutes en cinq minutes, l'étau du Code masculin serre bien cette monotone victime! Oui, c'est fort, tout le monde l'a dit; c'est très fort; mon Dieu, que c'est donc fort! Et assurément cela est même beau, d'une froide beauté d'ordonnance et de déduction; et j'en ai conçu, à mesure, une profonde estime intellectuelle. Mais quoi! je suis comme Agnès :

Tenez, ces discours-là ne me touchent point l'âme;
Horace avec deux mots en ferait plus que vous

Les Paroles restent promettaient quelque chose de moins « fort » peut-être, mais de plus délié et de plus souple, et que j'aurais eu la faiblesse d'aimer mieux, j'en ai peur.

Mme Sarah Bernhardt jouait dans Spiritisme; Mme Réjane dans la Douloureuse; Mme Bartet dans la Loi de l'Homme. Ce sont nos trois grandes muses dramatiques. La place me manquant, je n'irai pas chercher, une fois de plus, dans le trésor des mots, les épithètes congruentes à chacune d'elles. J'indiquerai seulement que Mme Bartet a montré, parmi son habituelle perfection, une énergie admirable et peut-être inattendue. Il faut, autour de ces trois reines, nommer comme excellens: MM. Brémond, Deval et Paul Plan; MM. Calmettes et Mayer et Mile Yahne; MM. Le Bargy, Leloir et Laugier, et Mile Müller.

Au mois prochain le compte rendu du Chemineau qui, Dieu merci, est en bonne posture pour attendre. Le succès du Chemineau a été prodigieux. Ce qui fait deux succès prodigieux dans la même semaine.

JULES LEMAItre.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

28 février.

L'intervention de la Grèce en Crète est un acte qu'il est encore difficile de caractériser et de juger définitivement. Si on la prend en ellemême, on est obligé de la qualifier avec sévérité. La Grèce qui, depuis le commencement du siècle, a si largement profité des sympathies de l'Europe, a eu quelque peu besoin, dans ces dernières années, de son indulgence. Ni sa situation politique, ni sa situation militaire, ni sa situation financière, ne lui permettent en ce moment de dicter sa volonté au reste du monde. Ce qu'elle a pour elle est d'être la Grèce, et d'éveiller de si grands souvenirs dans nos âmes classiques qu'il nous est impossible de ne pas lui conserver notre intérêt. Dans toute l'Europe, mais plus particulièrement en Angleterre, en France et en Italie, ce sentiment s'est manifesté d'une manière très vive: toutefois, il ne faudrait pas le mettre à des épreuves trop souvent renouvelées et de plus en plus dangereuses. Ce qui excuse la Grèce, au moins dans une certaine mesure, c'est que la tentation à laquelle elle a cédé était vraiment bien forte, et que personne n'avait encore rien fait pour en diminuer sur elle la puissance d'entraînement. Il semble même que tout le monde, assurément sans mauvaise intention, se soit appliqué à l'augmenter. La place publique, l'Agora, les rues et les cafés d'Athènes, sont le lieu où s'élabore la politique dans le petit royaume hellénique, et par un phénomène dont il ne serait pas impossible de trouver ailleurs d'autres exemples, mais qui se manifeste là avec un degré particulier d'intensité, les imaginations arrivent assez vite à croire que la grande affaire de tout le monde est l'affaire particulière dont elles sont elles-mêmes remplies et obsédées. Un bon Athénien ne met pas en doute que l'idée hellénique est au centre des préoccupations de toute la politique européenne. Était-il possible que, dans un milieu pareil, le plus impressionnable qui existe, le bruyant procès que tous les journaux du monde poursuivent depuis quelques mois, contre l'empire ottoman, n'eût pas

un retentissement particulier? Les journalistes grecs n avaient qu'à reproduire les articles de leurs confrères occidentaux pour montrer l'Europe unie dans une même réprobation, qui devenait de jour en jour plus énergique et plus impatiente. Tous ces élémens de combustion. trouvaient en Grèce un foyer qui ne demandait qu'à être entretenu. Peu à peu, les esprits ont atteint un degré d'exaltation extrêmement élevé. L'Europe n'ignorait pas, elle surveillait le travail psychologique qui se faisait à Athènes; peut-être même certaines puissances ne le voyaientelles pas sans quelque complaisance secrète; mais en même temps elles comptaient sur la sagesse et sur la prudence dont le roi Georges avait déjà donné tant de preuves, et elles ont été surprises par son action inconsidérée. On a pensé d'abord qu'il avait voulu donner à son peuple une preuve incontestable de la solidarité de ses sentimens avec les siens, mais que, cette preuve une fois faite, il s'arrêterait de lui-même ou se laisserait facilement arrêter. Les événemens ont démenti ces espérances. Le coup de soleil qui a frappé ses sujets a tout particulièrement sévi sur la tête du roi Georges, qu'on croyait plus septentrionale. Il a fallu prendre des dispositions nouvelles en présence d'un danger dont on n'avait pas pressenti d'abord toute la gravité.

L'Europe s'est émue. Elle a envoyé ses cuirassés monter la garde dans les eaux crétoises. On ignore toutefois les premières instructions qui ont été données aux amiraux chargés de les commander, et la facilité avec laquelle les navires grecs ont pu débarquer des troupes à quelques kilomètres de l'endroit où les navires européens débarquaient les leurs, reste une circonstance inexpliquée et inexplicable. L'Europe a tenu, à ce premier moment, le rôle d'un géronte un peu ridicule, et avec lequel il n'y avait pas à se gêner beaucoup. Ce début n'était pas de nature à décourager la Grèce. Aussi a-t-elle poursuivi son entreprise avec une extrême rapidité, et le colonel Vassos n'a-t-il pas perdu un jour pour exécuter les ordres qu'il avait reçus. Il ne lui a pas fallu beaucoup plus d'une semaine pour s'emparer d'un certain nombre de points de la grande île, et, ce qui est pire encore, parce que cela est plus dangereux en vue de l'avenir, on a vu presque aussitôt des officiers ou des soldats grecs mêlés à toutes les bandes qui tenaient la campagne. M. Hanotaux, dans une discussion récente qui a eu lieu à la Chambre des députés et sur laquelle nous aurons à revenir, s'est servi d'une expression heureuse pour caractériser la situation actuelle de la Crète: il a dit que la Porte l'avait mise en dépôt entre les mains de l'Europe. Soit l'Europe a accepté ce dépôt, elle en a pris la charge, mais il faut avouer qu'elle l'a jusqu'ici assez mal gardé et que, pour le moment,

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