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dente de Philippe et d'Hélène, de vivre autour d'eux et dans la buée de leur amour, Gotte est devenue enragée d'amour pour Philippe. Une fois déjà, en se promenant à son bras, elle a eu soin de marcher tout contre lui, de façon qu'il sentit sa jambe et son genou, et il n'a pas paru s'en plaindre. Ce soir-là donc, avec une audace ardente, et des tremblemens de voix, et des frissons d'épaules, et un minimum de détours et de sous-entendus, elle s'offre à lui. (Cela est aussi hardi et aussi frémissant, en vérité, que la conversation de Julia de Trécœur avec son beau-père, dans la voiture.) Et lui, le sculpteur, ne nie pas son trouble; il dit : « J'aime profondément Thérèse, mais je me connais, je suis un homme... Or, il ne faut pas, voyez-vous, il ne faut pas! » Et il se dérobe avec une honnête fermeté.

Mais, dans l'ent'racte, il devient l'amant de Gotte; que voulez-vous? Le lendemain, Gotte vient le relancer dans son atelier. Il est dégoûté de lui et d'elle et ne le lui cache pas. Alors Gotte furieuse : « Je vaux pourtant bien Hélène! Vous êtes mon premier amant, à moi!... » Et elle ajoute qu'Hélène a eu déjà un amant pendant son mariage, et que son fils n'est pas de son mari.

Hélène entre; Gotte s'en va, et voici nos deux malheureux en présence. Scène excellente, de vérité simple, profonde, lamentable. Chacun dit étonnamment ce qu'il doit dire, du premier coup, et à fond, et sans rien qui ressemble à des phrases. Et, pour comble de plaisir, c'est une scène à « revirement », une scène « bien faite », car une scène bien faite n'est qu'une scène qui met de l'ordre dans une scène réelle. Après qu'Hélène s'est expliquée avec une sincérité désarmante, et comme Philippe est sur le point de pardonner, il songe à l'enfant de << l'autre, » qui est toujours entre eux deux, et il le dit. Sur quoi Hélène devine la trahison : « L'enfant de l'autre ? Comment le sais-tu ? Il n'y a que Gotte qui ait pu te le dire... Alors, alors?... Ah! misérable! >> Et c'est au tour de Philippe d'être accablé. C'est fini, bien fini. Chacun d'eux a sa honte et sa plaie; et la honte de chacun d'eux est la plaie de l'autre. Presque calmes maintenant, mais brisés, ils comprennent qu'ils ne peuvent plus se revoir. Elle doit dîner en ville tout à l'heure; elle remet un peu de poudre, machinalement; il l'aide à mettre son manteau. Ainsi la vie banale reprend ces deux torturés. C'est ironique et c'est tragique, et c'est on ne peut plus naturel. Seulement il fallait y penser.

Ce qui nous console, c'est que nous savons fort bien que Philippe et Hélène se reprendront. Les amans qui s'aiment se reprennent presque toujours quand un seul des deux a trahi: à plus forte raison.

quand tous les deux ont été coupables. C'est un lien que d'avoir souffert l'un par l'autre; les blessures mutuelles suivies du pardon réciproque créent entre les amoureux quelque chose de fort comme un pacte de sang. Et c'est ainsi que, quatre ou cinq mois après la séparation, Hélène et Philippe se remettent ensemble, dans une agréable scène qui dure cinq minutes et qui constitue le quatrième acte. J'ai tort de dire «< se remettent ensemble », puisque c'est bel et bien du mariage qu'il s'agit. Mais, mariés ou non, ces deux-là ne seront jamais rien d'autre que des « amans »>.

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Voilà l'histoire de la Douloureuse. Quelle « douloureuse »? La douloureuse, terme d'argot, c'est le quart d'heure de Rabelais; et c'est, au moral, l'heure inévitable où l'on paye ses fautes. Hélène, au troisième acte, expie l'erreur d'avoir eu un premier amant, et de n'avoir pas su attendre l'amant définitif, le seul, le vrai, et peut-être aussi la faiblesse, excusable, ne vous semble-t-il pas ? d'avoir célé l'amant provisoire, l'amant d'essai, à l'amant définitif. Et Philippe expie la lâcheté d'avoir, - moitié par libertinage, moitié par politesse pour une personne qui insistait beaucoup, trahi une maîtresse qu'il aimait pourtant de tout son cœur. Et il nous est loisible de croire que, même après la réconciliation, la « douloureuse » n'est pas finie pour eux, et qu'il leur arrivera d'être bien gênés par leurs souvenirs. Mais, à la vérité, la pièce et son titre ne s'ajustent pas bien étroitement. Ou plutôt, je ne vois presque pas de drame auquel ce titre de Douloureuse ne pût convenir; car il n'y en a guère où des fautes ne soient expiées. La pièce de M. Donnay s'appellerait tout aussi bien Hélène et Philippe ou, de nouveau, Amans, ou encore le Pardon, si ce titre n'avait été déjà pris par M. Léon Gandillot. Ce point, du reste, n'aurait d'importance que si, sur la foi du titre, nous avions attendu quelque profonde étude de la responsabilité, à la façon de George Eliot ou de M. Paul Bourget, et si cette attente nous avait détournés de goûter ce qu'on nous offrait. Ce n'a pas été notre cas.

Et le premier acte? Il est bien joli. C'est une soirée dans le monde de Viveurs, le monde de la finance et du haut commerce, avec bar anglais, sœurs Clarisson et autre divertissemens pleins d'abandon. Cela est d'un débraillé parfait. Tous « mufles » et toutes dessalées. Il y a là un anarchiste pourri de lettres qui dit leur fait à ces «< mufles >> et un Desgenais, revu et corrigé quant au style, qui pose la théorie de la «< douloureuse ». A travers cela, quelques fléchettes particulièrement sifflantes à l'adresse des hommes d'argent. Et des mots! des mots! Je ne le dis point au sens d'Hamlet. Des mots exquis, des mots cyniques,

des mots faciles; des mots de toutes les qualités ; et cela est très bien ainsi car, s'il n'y en avait que d'exquis, ce ne serait plus vraisemblable. — Vers la fin de l'acte, première apparition de la « douloureuse ». On apprend que le maître de la maison, Ardan, le mari d'Hélène, a reçu la visite du commissaire de police, et qu'il vient de se faire sauter la cervelle dans son cabinet de toilette, discrètement et en homme du monde. Ce << fait divers » n'empêche point les invités de souper « par petites tables »>. On a généralement trouvé ce cynisme excessif. Je n'y ai vu, pour moi, que le léger « grossissement dramatique » d'une observation vraie jusqu'à l'évidence.

Et la première moitié du deuxième acte? Eh bien, réflexion faite, elle n'est point inutile, puisque c'est là surtout que M. Maurice Donnay rachète son âme. - Vous avez dû remarquer ce qu'il y a de franchise et de fougue sensuelles dans quelques-unes des meilleures comédies, et les mieux accueillies, de ces derniers temps. Le tempérament de Mme Réjane, auquel se conforment naturellement les jeunes auteurs, n'est pas étranger, je crois, à cette nouveauté. J'ignore si, comme on le répète, on ne sait plus aimer dans la réalité, mais on s'est certainement remis à aimer sur les planches, d'un violent amour de chair, très simple au fond et très brutal. Le théâtre et le roman nous ont remués par des histoires de passion, d'élémentaires histoires de possession, de rupture et de reprise, d'où toute autre croyance que la croyance aux droits de l'instinct, et toute notion de morale sociale ou religieuse étaient à peu près aussi absentes que de l'aventure de Manon et du chevalier des Grieux. Or, M. Maurice Donnay semble s'être aperçu qu'Hélène et Philippe n'étaient, après tout, que des êtres de désir et de plaisir, et s'en être vaguement scandalisé, et s'être dit ingénument que, tout de même, il y a « autre chose que ça » dans la vie. Il a songé aussi, j'imagine, que l'amour, même porté au point où il passe pour s'absoudre lui-même, n'est pourtant encore qu'une des formes de l'égoïsme, puisque les sacrifices dont il est capable, c'est encore à lui-même qu'il les fait; et qu'on ne voit pas bien en quoi cet égoïsme-là est plus honorable que les autres. Bref, ses propres personnages, si délicieux, mais à qui le reste du monde est si indifférent, ont fini par inquiéter sa conscience. Et c'est pourquoi (car vous n'en trouverez pas d'autre raison), sur la terrasse du deuxième acte, dans un bon fauteuil de jardin, il a assis une « bonne dame »>, une vraie bonne vieille dame d'autrefois, du lointain Second Empire: Mme Leformat. Et, entre Mme Leformat et Hélène, entre cette bonne dame et cette petite femme, il a institué une discussion sur le mariage, sur le

divorce, sur les devoirs de l'épouse, etc. Hélène dit des choses vraies élevée entre un père anticlérical et une mère traditionnaliste, mais non « pratiquante », il n'est pas étonnant qu'elle ne croie à rien du tout; et elle ajoute que son cas est celui de beaucoup de jeunes femmes et de jeunes filles de sa génération. Et ses argumens sont très forts, du moment qu'on admet le droit au bonheur comme le seul principe d'une vie humaine; si forts, que la bonne Mme Leformat n'a pas grand'chose à répondre mais on sent que M. Donnay en est désolé, qu'il voudrait de bon cœur qu'elle répondît quelque chose, et que ce n'est pas sa faute s'il n'a rien trouvé de décisif à lui souffler. Et la discussion, dans son entière sincérité, est peut-être plus significative que si l'auteur concluait. De même, au premier acte, suffoquée un moment par cette odeur de décomposition, fleurs mourantes, sueurs, haleines, fumet des nourritures et des boissons, qui flotte sur la fin d'une fête mondaine, lorsque Hélène, après avoir donné rendez-vous à son amant, ouvre une des fenêtres du salon à la fraîcheur du petit jour, et aperçoit dehors un pauvre vieil homme qui se rend au travail, elle ne fait sans doute que la réflexion banalement apitoyée qu'on pouvait attendre d'elle; mais cela suffit : cette réflexion, nous la complétons, et nous en sommes un peu plus longtemps mélancoliques que celle qui l'a faite. Enfin, dans ce grêle et peut-être superflu quatrième acte, il y a un endroit où Philippe nous conte qu'il a réfléchi, qu'il n'est plus le même, qu'il a reconnu que la vie est chose sérieuse, et où il nous dit cela en des phrases qui feraient peut-être sourire l'auteur d'Amans si la Douloureuse était d'un autre. Et j'aime, sous tout cet esprit, sous toute cette observation, et sous toute cette passion, cette candeur.

J'ai fait bien des critiques auxquelles, dans le fond, je ne tiens pas beaucoup. C'est le cas où jamais de citer le mot : « Sa grâce est la plus forte. >>

Le succès de la Douloureuse a été prodigieux.

Que toute grâce soit absente de la comédie de M. Paul Hervieu, la Loi de l'Homme, il est clair que M. Paul Hervieu l'a obstinément voulu. Belle occasion de parallèle. M. Donnay ne veut que peindre; M. Hervieu ne veut que prouver. L'un n'est que sensibilité et l'autre n'est que logique. Les personnages de l'un vivent pour eux-mêmes et pour nous, les personnages de l'autre ne vivent qu'en tant qu'ils démontrent la thèse posée par l'auteur. La comédie de l'un est composée avec une douce nonchalance; le drame de l'autre avec une précision dure et contraignante. La Douloureuse est, si j'ose dire, une comédie «< en

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peau »; la Loi de l'Homme est un drame tout en muscles, et même en «< doubles muscles »>, comme dit Tartarin. Enfin, cette remarque n'est pas de moi et je le regrette, tandis que les personnages de la Douloureuse s'égrènent en chemin et qu'ils sont vingt en commençant, puis une demi-douzaine, puis trois, puis deux (« ... En arrivant à Carcassonne, Y avait plus personne »), par une marche contraire la Loi de l'Homme nous en montre d'abord un, puis deux, puis trois, puis quatre, s'annexe à mesure et fait entrer dans son engrenage tous ceux dont elle a besoin, et se termine par une scène d'ensemble où six personnages sont directement intéressés. Et cela encore nous est un signe que la Douloureuse est une aventure tout individuelle, mais que l'aventure de la Loi de l'Homme a des conséquences sociales et qui ne se limitent point à un couple.

La Loi de l'Homme continue la pensée des Tenailles et se rattache au même cycle de drames juridiques que le Fils Naturel ou Héloïse Paranquet. Mais c'est plutôt à cette dernière pièce qu'elle fait songer. Elle est même plus musclée encore et d'un ramassement plus sévère. Sur le fond, je n'ai aucune envie de contester quoi que ce soit à M. Hervieu. On trouve dans sa pièce la vieille protestation contre la «<loi de l'homme », une revendication générale des droits de la femme, qu'il souhaite égale à l'homme devant le Code; et une réclamation sur deux points particuliers: 1° l'auteur voudrait que la constatation légale de l'adultère du mari ne fût point soumise à d'autres conditions que la constatation de l'adultère féminin, et 2° il trouve inique, lorsque deux époux ne s'entendent pas sur le mariage d'un de leurs enfans, que le consentement du père suffise et l'emporte. Je ne lui ferai pas observer que si le veto de la femme pouvait neutraliser l'autorisation du mari, et inversement, le dissentiment des époux renverrait donc le mariage des enfans à leur majorité, à moins que la difficulté ne fût tranchée par un conseil de famille, et que cela aurait aussi, dans certains cas, ses inconvéniens. Je n'examinerai pas non plus si l'héroïne de M. Hervieu ne s'insurge pas un peu vite contre la « loi de l'homme »>, et avant d'avoir usé de tous les moyens de défense que cette loi même lui assure. J'accorde tout à M. Hervieu, et ce qu'il veut, je le veux aussi. Car, si l'on peut croire que le changement (peu probable) des âmes serait un meilleur remède à nos maux que le changement des lois, il ne s'ensuit pas qu'il ne faille point modifier une loi injuste; et, de ce que la cliente de M. Hervieu n'est pas une personne très agréable, il ne s'ensuit point qu'elle ait tort. Mais, avec tout cela, ce que je demande à l'auteur, c'est bien moins de me démontrer une vérité qui TOME CXL. 1897.

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