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Est-ce exact, Madiot?

L'accusé fit signe que oui.

- C'est bien, caporal Magnier, allez vous asseoir. Sergent, introduisez M. Lemarié.

A ce nom, qui sonnait comme un autre aux oreilles des juges, deux cœurs de pauvres gens battirent, celui de Marie et celui d'Éloi Madiot. Antoine ne broncha pas. Il regardait maintenant le haut de l'étoffe rouge qui voilait la fenêtre en face de lui. On eût dit que ce second témoin lui était aussi indifférent que le premier. Cependant, lorsque le jeune homme, en tenue de ville élégante, les gants froissés dans la main gauche, un peu pâle, se fut avancé devant le tribunal, un éclair de colère et de haine traversa les yeux d'Antoine. Puis le regard se perdit de nouveau dans les plis de l'étoffe rouge.

L'interrogatoire recommença, le même d'abord, plus détaillé, avec des réponses autrement formulées; mais, bientôt, la question se posa des relations antérieures entre Antoine et M. Lemarié. Le vieil Éloi, poussé par l'émotion, s'était à moitié dressé sur les jambes, et, tendu en avant, il écoutait, il regardait avec terreur le petit soldat, se demandant si le secret allait sortir de cette bouche qui avait jusque-là si peu parlé.

Croyez-vous à la préméditation, monsieur Lemarié?

Non, mon colonel; bien que les relations fussent assez tendues entre mon père et cette famille d'ouvriers, je n'y crois pas. Nous avions eu des difficultés d'intérêt.

C'est ce qu'il importe d'éclaircir. Voyons, Madiot, est-ce que vous aviez des raisons d'en vouloir à M. Lemarié ici présent ou à sa famille?

Antoine dit à haute voix :

Oui.

Expliquez-vous d'abord, monsieur Lemarié. L'accusé rectifiera s'il y a lieu.

Éloi pensa : « Nous sommes perdus. » Il fit un mouvement avec le bras, pour attirer l'attention d'Antoine, pour le supplier, d'un geste, de ne pas raconter le passé, mais Antoine n'abaissait pas les yeux.

Voici, mon colonel : mon père avait refusé d'accorder à un de ses ouvriers, que j'aperçois ici, il désigna Éloi, une pension qui n'était pas due légalement, à la suite d'un accident survenu par imprudence. Cet homme est l'oncle de l'accusé. La

pension a été réclamée insolemment, à plusieurs reprises, par l'oncle et le neveu. Mon père se montra inflexible, et je crois que l'animosité d'Antoine Madiot n'a pas d'autre cause. Mais je dois ajouter que, dès le lendemain de l'accident, ma mère faisait soigner le blessé à ses frais, envoyant son médecin et fournissant les remèdes. Je dois dire encore au conseil qu'après la mort de mon père, elle a immédiatement accordé à l'oncle de l'accusé une retraite de cinq cents francs par an.

Les jeunes officiers, aux deux ailes du conseil, hochèrent la tête, d'un air de dire : « Quel homme, ce Madiot! »

Ainsi vous avez entendu, Madiot? Vous n'auriez eu contre la famille Lemarié que des prétentions discutables. Encore ne vous concernaient-elles pas directement. Tandis que les bons offices dont votre oncle a été l'objet ne sont pas niables. Admettezvous ce qu'on vient de dire? Y a-t-il autre chose que nous ne savons pas ? Parlez. Vous avez le plus grand intérêt à ne pas vous

taire.

Antoine, les yeux grands ouverts et levés vers le jour, n'eut pas l'air d'entendre.

Deux fois le président répéta la question. Pas un muscle du visage du soldat ne bougea. Il semblait étranger aux débats. Toute la salle épiait ses lèvres immobiles.

Les secondes s'écoulaient. Le colonel se penchait à droite et à gauche, interrogeant les autres officiers d'un geste de ses mains écartées en éventail : « Impossible de le faire parler. En ai-je dit assez? Est-ce suffisant?» Les officiers s'inclinaient à tour de rôle. « Évidemment, l'homme est sans excuse. Une simple canaille. >>

L'avocat intervint, et demanda :

Monsieur le Président, puisque l'accusé persiste dans son système de mutisme, peut-être que cet ouvrier qui l'a élevé, Éloi Madiot, donnerait des indications utiles.

Et on vit le vieux tambour s'avancer vers le tribunal. Il était en ce moment aussi blanc de visage que de cheveux. Il se retrouvait en présence des chefs qu'il avait toute sa vie respectés. De son mieux, il essayait de reprendre l'attitude de l'ancien qui a loyalement servi, et qui sait comment on parle aux supérieurs, et qui ne craint rien. Mais le bras tremblait. La voix tremblait aussi quand il dit :

Éloi Madiot, soixante-six ans, quatorze ans de service,

sept campagnes, deux citations à l'ordre du jour, trente ans d'usine chez Lemarié.

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Il se tourna vers Antoine. Pour la première fois, leurs yeux se rencontrèrent. Le regard d'Antoine était toujours dur, d'une décision farouche, sans aucun attendrissement. Mais il disait : «< A nous deux, l'oncle Madiot, pour sauver l'honneur de la vieille mère ! J'ai fait tout mon devoir : à vous! » Éloi comprit : « Pour sauver Henriette! » Il se retourna, et dit :

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Il y eut des rires. Deux ou trois des juges haussèrent les épaules.

Dites au moins ce que vous pensez de l'accusé, fit le colonel. Vous l'avez élevé. Que pensez-vous de lui?

Madiot leva la main, comme s'il prêtait serment, considéra le pauvre troupier derrière la claire-voie, et répondit :

Un

gars qui n'a pas valu grand'chose, mon colonel : mais ça a du cœur!

-Ne faites pas attention, monsieur le Président, dit l'avocat. Le témoin n'a jamais passé pour intelligent, et il est visiblement fatigué.

Les regards de commisération qui accompagnèrent Madiot, lorsqu'il regagna sa place, prouvaient, en effet, que tout le monde le comprenait ainsi : un vieux qui sait à peine ce qu'il dit.

L'affaire était jugée. Le reste importait peu. Le sous-lieutenant faisant fonction de commissaire du gouvernement prononça un réquisitoire sans passion, où il s'excusait presque de demander la peine capitale, pour se conformer à la rigueur des lois militaires. Mais l'aveu était complet, la violence certaine, le code formel. L'avocat battit l'air de ses manches, plaida l'irresponsabilité par ivresse, se sentit mal à l'aise au milieu de ces auditeurs, tous soldats, qui le toléraient et l'écoutaient à peine, tourna court, et se rassit en s'épongeant le front.

Les débats sont clos, dit le président. Le conseil se retire pour délibérer.

Antoine ne sembla pas même s'apercevoir que ses juges se levaient, reprenaient leur casque ou leur képi, et, contens s'échapper à l'immobilité de ce métier d'occasion, la poitrine tendue, disparaissaient en file par la porte du fond. Les gendarmes ouvrirent la barrière à claire-voie qui l'enfermait. Il obéit machinalement,

et s'en alla la tête basse. Et on ne vit plus les yeux gris qui fixaient les rideaux de la fenêtre.

Alors Marie osa se redresser. Elle se glissa le long de la balustrade, jusqu'à l'endroit où, de l'autre côté de la cloison de bois, Éloi Madiot s'appuyait. Un moment elle hésita, puis humblement, craignant d'être repoussée :

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Monsieur? murmura-t-elle, monsieur Madiot?

Par-dessus l'épaule, il aperçut le visage de Marie, qu'il connaissait pour l'avoir vue autrefois, avec Henriette.

A quoi vont-ils le condamner, monsieur Madiot? Dites, ce ne sera qu'à la prison? Ils ne veulent pas le faire mourir?

Elle attendit vainement la réponse. Avec une épouvante grandissante, elle suivit la figure du vieux qui se détournait silen cieusement, et se repenchait vers la terre.

Était-ce possible? Comment, ils allaient le condamner? M. Madiot le croyait? Même ce jeune officier à visage de femme, même cet autre qui avait une si profonde bonté dans le regard, ils n'auraient pas pitié d'un homme de vingt ans, qui était ivre. et qui n'avait pas même blessé ce Lemarié?

Marie demeurait courbée, appuyée à la balustrade, attendant encore un mot d'espoir. Les veines de ses mains pâlissaient. Elle n'entendit pas les soldats de la garde qui s'alignaient. Soudain le commandement du sergent qui criait : « Portez armes! Présentez armes ! » la ramena à l'immédiate réalité. Elle sentit tressaillir jusqu'aux fibres profondes de son cœur et de son pauvre cerveau malade. Un bruit de crosses qui se posaient sur le parquet sonna derrière elle. En avant, les sept officiers avaient repris leurs places, mais debout, le képi ou le casque sur la tête, la main gauche touchant la poignée du sabre. Elle essaya de lire la sentence dans leurs yeux. Ils avaient tous le même air, sérieux, sans pose et sans trouble, unanimement. Le colonel récitait des formules, des numéros d'articles, puis des phrases trop claires, d'une précision terrible :

« Sur la première question, à l'unanimité, oui l'accusé est coupable;

« Sur la deuxième question, à l'unanimité, la voie de fait a été exercée à l'occasion du service;

«En conséquence, le conseil condamne Antoine-Jules Madiot, soldat au 93o régiment d'infanterie, à la peine de mort, conformément à l'article 223 du Code de Justice militaire... >>

Un cri s'éleva dans l'auditoire, un cri de détresse, court, aigu, qui finit par une plainte assourdie.

Déjà le tribunal quittait la salle. Le colonel s'arrêta, fronça le sourcil pour interroger le sergent de garde, et il se haussait sur ses pieds, car la balustrade l'empêchait de voir.

Mon colonel, dit le sergent, c'est une femme qui est tombée. La chose était de peu d'importance. Sur un signe du chef, dont les cinq galons d'or disparaissaient dans l'ombre d'un couloir, le sergent s'approcha de Marie à demi couchée, étendue à terre, la tête sur le siège du banc, évanouie, et la fit porter dehors.

XXIX

Chez Éloi Madiot, une heure du matin.

Depuis des heures il cherchait à consoler Henriette, et elle ne se consolait pas. Près du poêle qu'il avait rechargé deux fois, dans l'atmosphère lourde, l'un à côté de l'autre, ils se répétaient les mêmes phrases sans pouvoir se délivrer de leur obsession, et sans épuiser la douleur qu'elles contenaient. Henriette ne pleurait plus. Seulement elle avait cette voix faible et trop haute qui annonce que quelque chose est brisé dans l'âme.

-

Non, répétait-elle, je ne vous comprends pas; vous ne voyez pas comme moi. Pourquoi dites-vous qu'il a montré du cœur? En quoi? En ne se défendant pas? Il eût mieux valu qu'il se défendît. Moi, je n'aperçois que la honte pour nous tous. Oncle d'un condamné, sœur d'un condamné : quelle figure feronsnous maintenant? Je ne sais pas si j'oserai retourner à l'atelier, tandis que vous, il y a des momens où vous avez l'air presque satisfait...

Non, ma petite, je ne dis pas ça. Mais, bien sûr, les choses auraient pu être pires qu'elles n'ont été. La preuve, c'est que le lieutenant, qui parlait contre lui m'a promis de demander la grâce, il me l'a promis après l'audience...

L'obtiendra-t-il? Et, même si la peine est changée en une autre, vous ne voyez pas que la honte sera la même? Vous qui étiez si plein d'honneur, mon oncle!

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C'est que tu n'as pas assisté à l'affaire, petite. Il a été brave, je t'assure, Antoine. Il n'a pas eu peur; il n'a pas rejeté sur les

autres...

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