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REVUE DRAMATIQUE

A la Renaissance, Spiritisme, comédie en trois actes de M. Victorien Sardou. – Au Vaudeville, la Douloureuse, comédie en quatre actes, de M. Maurice Donnay. - A la Comédie-Française, la Loi de l'Homme, comédie en trois actes, de M. Paul Hervieu. A l'Odéon, le Chemineau, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin.

Ce mois-ci nous a apporté quatre grandes pièces, toutes remarquables par des mérites divers, et qui, nous ayant plu d'abord chacune en particulier, nous charment toutes ensemble par leur diversité même, et comme un témoignage de l'étonnante variété des esprits en ce temps de louable anarchie littéraire.

Dans Spiritisme éclate (pour la soixantième fois, ou environ, ne l'oubliez pas) cette fameuse «< adresse » de M. Victorien Sardou, qui lui a valu la gloire, mais qui lui a fait tort aussi quelquefois en offusquant ses autres qualités. Voici où est, cette fois, le tour de force. D'un sujet que notre scepticisme banal et nos chétives habitudes de raillerie nous portaient à considérer comme vaudevillesque M. Sardou a su tirer un drame. Et ce n'est pas tout. Il a su faire, sur le spiritisme, une pièce intitulée Spiritisme en effet, et que d'abondantes discussions sur le spiritisme remplissent plus qu'à moitié, mais dont l'action n'implique nullement soit la vérité, soit la fausseté, du spiritisme et où la foi spirite de l'un des personnages ne sert que d'un moyen dramatique pour procurer, en quelques minutes, le dénouement.

Mme Simone d'Aubenas, une femme de trente ans, qui n'est pas vicieuse et qui ne déteste point son brave homme de mari, mais qui s'ennuie et qui a, comme on dit, du « vague à l'âme » (quoique ce «vague » soit, dans le fond, quelque chose de très précis), s'est éprise d'un Valaque avantageux, le beau Michaël de Stoudza. Elle doit, ce soir-là, prendre le train pour son château du Poitou, où son mari la rejoindra dans quelques jours. Elle s'en va donc à la gare avec une de ses amies,

Thécla, qui est dans sa confidence, laisse Thécla partir seule, et, par des ruelles, gagne la petite maison où le Valaque l'attend.

Or, le train qu'elle devait prendre a heurté un train de marchandises chargé de pétrole. Les voyageurs ont été brûlés. Le sac à bijoux de Simone, retrouvé sur le corps de Thécla, a fait croire à M. d'Aubenas que c'était le cadavre carbonisé de sa femme. Il ramène chez lui, fou de douleur, ces restes affreux.

Simone apprend toutes ces choses le lendemain matin, chez son Valaque. Comment elle les apprend, par quels messagers savamment gradués, et avec quels éclats de surprise, de terreur, de désespoir, c'est ce que je vous laisse à penser. Mais, après qu'elle s'est tordu les bras, elle se demande ce qu'il faut faire. Se montrer à son mari, c'est lui avouer sa faute. Alors, c'est bien simple, puisqu'elle passe pour morte, elle en profitera: elle s'en ira avec son Michaël, là-bas dans sa poétique Valachie, où ils seront heureux. Mais cela ne fait point l'affaire de Michaël; car Simone officiellement morte, c'est Simone sans le sou, et ce qu'il veut, lui, c'est Simone divorcée et riche. Le rasta laisse paraître, assez naïvement, l'ignominie de son âme, et Mme d'Aubenas lui crache son mépris à la figure.

Donc, un seul parti à prendre, elle le sent bien: tout avouer à son mari... Mais voici un bel exemple des « malices » de M. Sardou, ou, pour parler mieux, de la bravoure qu'il met à sacrifier même la plus forte vraisemblance morale aux nécessités de la fable dramatique, c'est-à-dire à notre divertissement et c'est pourquoi nous ne lui en voulons jamais beaucoup. - Juste à ce moment-là, on entend dans la coulisse les lugubres prières des morts; et, par la fenêtre entr'ouverte, Simone voit s'avancer, derrière le cercueil où il la croit enfermée, son mari chancelant, brisé, secoué de sanglots. Nous sommes persuadés qu'elle ne pourra tenir devant ce spectacle; que, par un invincible mouvement de tout son cœur, elle va se précipiter et crier : « Me voilà! » Et nous avons envie de lui crier nous-mêmes: « Mais oui! Montre-toi ! Tu trouveras des explications après, et, si tu n'en trouves pas, tant pis! Car la douleur de ce pauvre homme derrière cette bière, avec l'atroce vision de sa femme brûlée vive, est évidemment pire que ne sera pour lui la découverte d'une faute dont l'aveu sera déjà un sérieux commencement d'expiation. Et, d'ailleurs, tu n'es pas en état d'établir cette balance. Aie donc pitié de ce malheureux, et montre-toi, si toutefois tu es un être de chair et de sang, et non une marionnette dont les mouvemens ne sont concertés que pour éveiller et surprendre la curiosité de la foule.» Mais Simone ne se montre point. Elle se confessera, mais

plus tard, à son heure; et, pour épargner du chagrin à son mari, elle le laissera, huit jours, quinze jours, je ne sais au juste, en proie au plus profond désespoir et à l'obsession d'épouvantables images de mort. Raisonnement singulier; et cela, dans une circonstance où elle devrait être incapable de raisonner. C'est que M. Sardou « a son dénouement »; c'est celui-là qu'il veut, et non pas un autre. Et puisque c'est pour nous, nous le voulons aussi.

Ce dénouement est fort ingénieux. Il faut vous dire que M. d'Aubenas est un croyant du spiritisme. Stylée par un sien cousin qui s'est fait son conseiller, Simone, dans une grande salle déserte, un soir, au clair de la lune, apparaît à son mari, qui la prend pour une ombre. Elle lui confesse sa faute, et Aubenas pardonne, sans trop de peine, à celle qu'il croit morte. Et cela est très bien vu. Nous sommes très indulgens aux morts que nous aimons. Nous nous reprochons de ne pas les avoir assez aimés pendant qu'ils étaient là. Ce que nous avons senti, par eux, de doux et de bon nous paraît inestimable, parce que nous ne le sentirons plus. Et, au contraire, ce qu'ils nous ont fait souffrir s'atténue comme eux-mêmes, participe de leur évanouissement comment en vouloir à ce qui n'est qu'une ombre? Et nous oublions le mal qu'il nous ont fait, parce que nous sommes bien sûrs qu'ils ne recommenceront pas. Ainsi, le « jamais plus » ravive les minutes heureuses que nous leur avons dues, et efface les autres; et toujours la mort embellit les disparus. Sans compter que nous plaignons les morts d'être morts, tout simplement parce que nous aimons la vie et que nous nous voyons à leur place; et c'est peut-être surtout cette grande compassion que nous avons de nous-mêmes en eux qui noie si aisément nos rancunes.

Il est donc fort naturel qu'Aubenas pardonne à sa femme morte. Simone ajoute : « Mais pardonnerais-tu à la vivante?» Et peu à peu, au son poignant de cette voix, aux sanglots, à la mimique passionnée de ce fantôme, Aubenas s'aperçoit que Simone vit; et, bien qu'elle vive, il lui pardonne, en très peu d'instans, une seconde fois. Trop vite peut-être : car, premièrement, du moment que Simone est vivante, sa faute redevient vivante comme elle, reprend aussitôt une forme concrète et lancinante, perd ce qu'elle devait d'insignifiance à l'impossibilité d'être recommencée; et, secondement, il semble difficile que l'occultiste accepte tranquillement le stratagème de la fausse apparition, et que la rancune de l'époux trahi ne s'aggrave point des susceptibilités du spirite berné. Oui, mais nous avons idée que ce brave homme nous eût alors paru quelque peu comique, et que cela nous eût

désobligés et désorientés; et nous consentons donc sans trop de peine que, dans la série de sentimens qu'il devait logiquement parcourir, l'infortuné brûle les étapes, et que l'élan du pardon commencé lui fasse refermer sur la femme de chair les bras qu'il avait ouverts à l'ombre. Mais à quoi servent les débats sur le spiritisme qui remplissent presque tout le premier acte et la moitié du troisième? Ces conversations de théâtre ne sauraient évidemment résoudre la question. Avant comme après, je demeure incertain. Je me dis qu'« il y a quelque chose »; oui, mais quoi? Je ne sais même pas si les expériences sur le spiritisme ont jamais été faites dans des conditions scientifiques. Je me souviens seulement que tel grand prêtre du spiritisme qu'il m'a été donné d'approcher m'a paru crédule et de peu de défense. M. Crookes lui-même a pu être à la fois un chimiste éminent et un visionnaire. Et, au surplus, si l'on tient pour vraies les découvertes de ces messieurs, cela m'étonne et me chagrine, de voir que tous les morts évoqués sont encore plus médiocres que les vivans, et qu'ainsi le spiritisme nous ramène, ou peu s'en faut, aux naïves imaginations homériques, à ces limbes du pays des Cimmériens, où les ombres pâles et languissantes des morts continuent bonnement leur vie terrestre, mais diminuée, engourdie, totalement insignifiante, et n'ont rien à apprendre aux vivans, sinon le dégoût d'une pareille survie. Et, d'autre part, il n'importe en aucune manière à l'action de la pièce que le spiritisme soit vrai ou non il suffit que ce bon M. d'Aubenas y croie pour sa part. Toutes ces discussions ne sont donc là que pour nous amuser. Mais, au fait, puisqu'elles y réussissent, tout est bien.

Seulement, ce pourrait être encore mieux. L'avant-dernière scène du troisième acte est vraiment belle. C'est un entretien entre M. d'Aubenas et le cousin de Simone, où M. Sardou expose, avec une éloquence émue, la très antique doctrine de la purification des âmes dans des existences successives, et, rattachant à cette doctrine la théorie du spiritisme, conclut à une loi de bonté, de pardon, d'aide mutuelle entre les vivans que nous sommes et ces autres vivans qu'on appelle les morts en sorte que l'univers des âmes, les unes attachées à des corps terrestres, les autres voltigeant autour de nous ou déjà émigrées en d'autres planètes, selon qu'elles sont plus ou moins avancées dans leur long pèlerinage expiatoire, - ressemble à une vaste « communion des saints ». Et l'apparition de Simone, quoique fausse et trop pareille, si on y réfléchit, aux apparitions bouffonnes des Erreurs du mariage, m'a pourtant charmé par une grâce de mystère. Très sérieusement, si les deux dernières scènes de Spiritisme avaient été traduites en norvé

gien, et si ensuite elles nous étaient revenues, retraduites du norvégien en allemand, et de l'allemand en français, par quelque comte Prozor, il n'est pas impossible qu'elles eussent paru à nos jeunes gens souverainement norvégiennes et soulevé leurs enthousiasmes les plus intolérans. Et, là-dessus, je me prends à regretter que M. Sardou, au lieu d'emprunter au spiritisme un simple « truc » pour son dénouement, n'ait pas fait du spiritisme le fond même de sa pièce, et qu'il n'ait point établi toute sa fable sur des communications supposées réelles entre les vivans et les morts. Il n'était pas nécessaire, pour cela, que nous crussions nous-mêmes au spiritisme : c'était assez que l'auteur y crût ou parût y croire, et que sa foi nous intéressât. Nous nous serions très volontiers prêtés à ce jeu. Car enfin M. Homais admire Athalie bien qu'il ne croie pas aux miracles et qu'il réprouve le fanatisme du grand prêtre Joad. Nous n'eussions demandé à M. Sardou, en échange de notre complaisance, que de nous conter quelque histoire à la fois humaine et mystérieuse, et dont l'étrangeté nous fit tour à tour tressaillir, pleurer et rêver. Quelle histoire ? C'était affaire à lui.

La pièce de M. Maurice Donnay est exquise. Ce n'est point une merveille de composition: mais quelle grâce! Elle a trois scènes, et commence au milieu du deuxième acte pour finir avec le troisième : mais que d'esprit tout autour! Si elle commençait avec le premier et ne finissait qu'avec le quatrième, et si elle formait un tout compact et serré comme un nougat, sans doute elle vaudrait mieux, ou du moins on le pourrait démontrer par le raisonnement. L'application des bonnes règles, la composition, l'harmonie qui en résulte, ont leur beauté. Mais la Douloureuse a la sienne, qui est celle du diable.

Prenons donc la pièce en son beau milieu. Nous y rencontrons un homme et deux femmes. C'est le sculpteur Philippe, « un de nous », si ce n'est pas trop nous flatter. C'est sa maîtresse, Hélène Ardan, veuve d'un forban de finances, et qui attend la fin de son « deuil » pour épouser son amant. Et c'est Gotte des Trembles, une amie intime d'Hélène. Et tout de suite nous nous intéressons à ces trois êtres, parce que tout de suite nous nous apercevons qu'ils vivent, et qu'ils sont d'aujourd'hui, et sans que l'auteur semble y avoir fait effort.

Or, c'est un soir d'été, à la campagne, sur la terrasse d'une villa des environs de Paris. L'atmosphère est voluptueuse, la nuit claire et parfumée; et c'est terrible, l'effet « du sentiment de la nature » sur des sensualités aiguisées par les mœurs parisiennes. D'être la confi

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