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liers, les forgerons, ces ouvriers merveilleux des siècles de grand style, ce n'est pas que ces ouvriers n'existent plus; mais c'est qu'ils ont perdu le sens de leur vraie mission. C'est qu'ils ne sont plus là où ils devraient être et que le désir de s'élever dans l'échelle sociale les a chassés de l'atelier modeste où ils eussent fait des merveilles et les a jetés parmi les peluches et le bric-à-brac des hôtels de Kensington ou de l'avenue de Villiers, où ils font de la confection. Les écoles sans nombre de peinture et de sculpture ont centuplé les gens faisant profession d'artistes. Il n'est plus vraisemblablement, parmi tous les pâturages de l'Europe, un seul Giotto gardant des moutons ou des chèvres; et il n'est guère probable qu'avec la baisse du papier de nouveaux Miltons s'endorment inconnus dans les cimetières de village. Mais toutes ces écoles, dont nous sommes si fiers, en donnant l'ambition, n'ont pas donné le génie. Elles ont simplement écrémé sans profit pour la peinture ou la sculpture les meilleurs artisans qui eussent intelligemment décoré un soubassement ou sculpté un chapiteau de colonne. L'ébéniste à la main sûre, qui eût composé et exécuté une crédence d'un bel ensemble, est devenu architecte et ordonne de ridicules palais d'Exposition. Le plâtrier à l'œil fin, qui eût décoré de tons justes et d'ornemens harmonieux des plafonds et des voûtes, est devenu peintre et stérilement s'épuise en des tableaux d'histoire. Toute la Démocratie voulant être artiste, il ne reste plus un artiste parmi la Démocratie: il ne reste que des machines. Tout y perd: le grand art qui s'abaisse; l'art du mobilier qui ne s'élève pas et l'ambitieux qui végète ou meurt de faim en face de ses allégories laissées pour compte ou de ses Vénus invendues, devant ses divans ou ses marbres, tandis qu'il serait chargé de commandes et riche dans sa boutique d'ébénisterie. Ici encore, ce n'est pas le talent, ce n'est pas la formation intellectuelle, ce n'est pas l'ambition ou l'idéal qui manquent à l'art, c'est le sentiment profond que donne l'admiration désintéressée de la Nature: c'est l'humilité.

La devise de l'artiste sera donc bien simple et tiendra donc entière dans ce mot que nous citions au début de nos recherches: << Tout grand art est adoration. »

Chercher la Nature, la vraie, non telle que nous l'avons faite, mais telle qu'elle s'est faite elle-même; l'observer avec les yeux qui nous ont été donnés pour la voir, non avec les instrumens que nous avons fabriqués pour la déceler, et avec le cœur qui nous

a été donné pour la sentir, non avec la raison que nous avons perfectionnée pour la comprendre; l'observer chez elle et non dans nos ateliers, selon ses éclairages à elle et non selon nos clairsobscurs; la suivre dans son dessein de calme puissant et non selon nos agitations vaines; dans son harmonie et non dans notre agencement; l'aimer avec minutie et non à la légère ou en passant; l'aimer pour elle et non pour nous et, s'il le faut, nous adonner à la plus humble besogne manuelle pour la rendre mieux et la faire admirer davantage. Tout l'Art est là.

<< Allez sur le devant de la vieille cathédrale où si souvent vous avez souri de l'ignorance fantastique des anciens sculpteurs; examinez une fois de plus ces laids diablotins, ces monstres informes et ces statues renfrognées, sans anatomie, et rigides, mais ne vous moquez pas d'elles, car elles sont les signes de la vie et de la liberté de chaque ouvrier qui frappa la pierre: une liberté de penser et un rang dans l'échelle des êtres tels qu'aucune loi, ni aucune charte, ni aucune œuvre de bonne philanthropie ne peuvent les assurer, mais tels que ce devrait être le premier but de toute l'Europe aujourd'hui de les recouvrer pour ses enfans! >>

L'Art vit de l'adoration envers la Nature, mais il meurt de la servitude envers les hommes. « La seule doctrine qui me soit propre est l'horreur de ce qui est doctrinaire au lieu d'être expérimental et de ce qui est systématique au lieu d'être utile. Aussi aucun de mes vrais disciples ne sera jamais un ruskinien. Il suivra non ma direction, mais les sentimens de son âme propre et l'impulsion de son créateur. » D'ailleurs, « les arts, en ce qui concerne leur enseignement, diffèrent des sciences en ce que leur pouvoir est fondé purement, non sur des faits qui peuvent être communiqués, mais sur les dispositions qu'ils requièrent pour être créés. L'art ne peut être ni perfectionné par l'effort de la réflexion, ni expliqué par la précision du langage. L'artiste luimême, s'il est vraiment grand, parle mal ou ne parle pas de son art. Tant qu'il hésite, il peut parler, mais dès le moment qu'un homme sait réellement faire son œuvre, il devient muet sur elle. Tous les mots lui deviennent inutiles, toutes les théories... Est-ce qu'un oiseau fait des théories sur la construction de son nid? Est-ce que même les artistes ont jamais eu les intentions profondes que leur prêtent les critiques, dans le moment où ils trouvèrent la ligne maîtresse d'un geste, le rapport heureux d'un ton, l'ordonnance inespérée d'un tout? Non, cent fois non! Ils le

firent parce qu'ils sentaient et parce qu'ils aimaient ainsi. >> Et c'est précisément << parce qu'ils firent de la sorte qu'il y a cette vie merveilleuse, cette variété et cette subtilité à travers tous leurs arrangemens et que nous raisonnons aujourd'hui sur leurs gracieuses constructions comme sur quelque belle croissance des arbres de la terre qui, eux, ne connaissent pas leur propre beauté... »

Telle est la pensée du Maître qu'on accusa tant de fois de vouloir gouverner la peinture en moraliste et de mettre en versets de la Bible la grammaire des arts du dessin ! Et voici qu'après les recherches les plus minutieuses qu'on ait jamais faites sur les mystères de la composition, après d'aussi profonds coups de sonde qu'en aient jamais donné les Poussin, les Reynolds, les Gérard de Lairesse, les Lessing, les Winckelmann, ou les Léonard de Vinci, le grand esthéticien avoue avec mélancolie : « J'ai maintenant établi pour vous toutes les lois de la composition qui me sont apparues, mais il y en a des multitudes d'autres que, dans le présent état de mes connaissances, je ne puis définir, et d'autres que je n'espère pas pouvoir jamais définir, et ce sont les plus importantes, et celles qui sont unies aux plus profonds pouvoirs de l'Art. La meilleure part de toute grande œuvre est toujours inexplicable.

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On pourra sourire de cet aveu. On devrait l'admirer plutôt en songeant au peu de notre raison en face du tout de notre instinct. On pourra dire qu'il était superflu d'entasser tant de livres sous ses pieds pour ne se hausser les yeux qu'au niveau du mur qui enclôt la terra incognita du Beau. Nous dirons, nous, que ce labeur était nécessaire pour percevoir et pour affirmer qu'en Art il y a une terra incognita, là où de présomptueux géographes risquent, par leurs cartes mal faites, de séduire et d'égarer de crédules voyageurs, - et que d'ailleurs l'homme s'élève peut-être plus encore par le sentiment qu'il a de l'inconnaissable que par la science qu'il croit avoir de l'inconnu. On pourra dire enfin que c'est ici la faillite de l'Esthétique et la condamnation du philosophe qui en a traité. Nous dirons que c'est la marque évidente que ce philosophe était bien un artiste; et qu'en lui l'artiste était plus grand que le philosophe, puisque le premier apercevait plus de choses, dans ses intuitions enthousiastes, que le second, dans ses déductions savantes, ne parvenait à en expliquer.

ROBERT DE LA SIZERANNE.

UN TOURISTE SUISSE

ET SON

VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Qu'est-ce qu'un touriste? S'il faut en croire l'Académie, c'est « celui qui aime à voyager, qui voyage pour son plaisir et son instruction. »> Mais les explorateurs, eux aussi, aiment à voyager; ils voyagent pour leur instruction et pour la nôtre, et ils y trouvent un plaisir extrême : ils sont heureux de voir ce que personne avant eux n'avait vu, plus heureux encore de prendre la mesure de leurs forces, de leur volonté et de leur courage en faisant ce que le commun des hommes est incapable de faire. Qui osera dire cependant que les Mungo-Park et les Caillié, les Barth et les Binger aient été de simples touristes?

Si l'Académie a surfait les touristes en leur attribuant un désir de s'instruire qu'ils n'ont pas toujours, Littré, qui n'aimait pas beaucoup à sortir de chez lui, les a trop dépréciés. Il les définit dédaigneusement « des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement. » Mais ils ne sont pas tous des désœuvrés; ce sont souvent des gens très occupés, qui, ayant de temps à autre quelques mois de vacances, les emploient à se dégourdir les jambes. D'autre part, tous les voyageurs, quels qu'ils soient, sont des curieux. Le géologue qui parcourt les Alpes pour étudier la formation des glaciers a des curiosités plus vives que tel touriste qui a fait l'ascension du mont Cervin, à la seule fin de pouvoir dire qu'il y est monté, que tel jour, à telle heure, un petit homme, perché sur une cime, s'est trouvé voisin du ciel, où il n'a rien découvert. Littré ajoute que les touristes «<font une espèce de tournée dans les pays habituellement visités par leurs compatriotes. » J'en connais qui aiment à aller où personne ne va; ils ont l'humeur solitaire et l'amour des nouveautés; ils n'en sont pas moins des touristes. L'explorateur, le missionnaire, le voyageur de commerce et le voyageur savant se font de leur voyage une affaire; le

touriste n'est par essence qu'un promeneur: c'est là son signe distinctif. Aujourd'hui, grâce aux chemins de fer et aux transatlantiques, il ne tient qu'à lui d'aller très loin en peu de temps. Mais si longue ou si laborieuse que soit sa promenade, il n'a pas d'autre affaire que de se promener, de se donner à la fois du plaisir, de l'exercice et un peu de tourment, de tromper ses lassitudes en savourant au passage les aimables distractions que lui offrent les hasards de la route. Pour l'explorateur, le monde est un endroit où il y a des découvertes à faire; pour le savant, c'est un cabinet d'étude; le missionnaire voit partout des âmes à sauver, le voyageur de commerce s'occupe de recruter des chalands. Pour le vrai touriste, le monde est un promenoir.

M. Paul Seippel est un touriste suisse, qui, après s'être souvent promené sur cette terre en long et en large, vient d'en faire le tour, en commençant par l'Amérique. Il a traversé l'Atlantique à bord de la Bourgogne; il a vu le Canada, le Saint-Laurent en débâcle, Montréal et Québec sous la neige fondante; il a visité plusieurs villes de l'Est américain, dont les blocs numérotés et les maisons de douze étages ne lui ont pas inspiré l'envie de s'y établir; il a parcouru, nous dit-il, << des plaines enchanteresses, où les forêts ont été remplacées par des millions d'écriteaux-réclames, célébrant en caractères gigantesques les bienfaits de la pâte pectorale Castoria et l'efficacité surprenante des pilules purgatives Bechman. » Il a fait une tournée en Californie, a remonté les côtes du Pacifique et a vu pêcher le saumon dans la Columbian-River. A Victoria, il a pris passage pour Yokohama, a séjourné deux mois et demi au Japon. Puis, se rembarquant, il a donné un coup d'œil à Shangaï, à Hongkong, à Canton, à Macao, à Saïgon, à Singapour, et passé tout un hiver à Ceylan, au sanatorium de Nuwara Elliya; il ne lui restait plus qu'à reprendre la route de Genève; il a fait halte à Bombay, halte au Caire et s'est retrouvé chez lui un an, jour pour jour, après son départ.

Voilà assurément une immense promenade; mais il est modeste, il se qualifie lui-même de simple touriste ou de globe-trotter. Ce qui est certain, c'est qu'il a vu beaucoup de choses et les a bien vues. Les principaux épisodes de son excursion aux terres lointaines lui ont fourni la matière d'un volume in-quarto, élégamment illustré et très agréable à lire. Il n'a pas seulement de bons yeux, il a beaucoup de gaîté, d'humour, et il ne manque pas de philosophie. Par le temps qui court, les philosophes enjoués sont une espèce rare (1).

(1) Terres lointaines, voyage autour du monde, ouvrage illustré de 17 planches hors texte et de 153 vignettes; Lausanne, 1897, E. Payot, libraire-éditeur.

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