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qu'une cariatide, et l'ange de Botticelli semer à jamais ses fleurs. Que l'art, du moins, satisfasse, puisque, hélas! la vie heurte à tout instant et nous dénie

Cet instinct universel du repos,

Cette soif d'une tranquillité assurée,

En dedans et au dehors, humble et sublime,

La vie, dans laquelle l'espérance et le souvenir ne font qu'un...

Et que, dans les lignes de ces gestes insensibles ou de ces inactions pensives, on se garde bien de mettre une agitation qu'on a proscrite dans leur composition. Il ne faut point contorsionner les membres ou chiffonner les draperies de ces personnages au repos, comme le fait le Bernin ou Gustave Doré. « Le dessinateur grand et sobre ne se permet pas de violentes courbes; il travaille beaucoup avec des lignes dans lesquelles la courbe, quoique existante, ne se peut percevoir qu'après un long examen... » Quand il prend le pinceau, il en va de même. Comme elle nous enseigne la paix des lignes, la Nature nous enseigne la paix des clartés et des ombres. Elle ne fait point de Salvator Rosa, de Rembrandt ni de Ribera. Elle s'interdit les grands partis pris d'ombres et de lumières, se défend les rayons de soupiraux, les jeux de lanterne sourde, les coups de pistolet dans les caves, abhorre les contrastes ou ne les tolère que très dissimulés « agissant comme une surprise et non comme un choc... » Il faut pareillement que, dans l'œuvre d'art, notre intérêt soit éveillé par la justesse des teintes, et non par leurs oppositions, par la force des membres et non par leurs efforts, par leurs formes et non par leurs déformations. Il faut que la scène qui se joue entre les cadres nous séduise non pour l'étrangeté des situations, mais pour le naturel des caractères. Qu'importe qu'il n'arrive rien à ces figures, si le galbe en est si pur et la vie si intense, qu'on se passionne pour ce galbe et pour cette vie mêmes? Qu'importe que leurs pieds ne les portent nulle part, s'ils sont beaux à voir immobiles, que leurs mains ne travaillent point, si elles tiennent dans leurs doigts oisifs des destinées prisonnières? C'est là le signe du plus grand Art. Faites les figures de votre tableau si belles, qu'on soit incliné à les aimer, et alors toute action, tout geste, tout incident deviennent inutiles. «< Être avec les gens qu'on aime, a dit La Bruyère, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal... »

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Parce qu'elle est vue avec amour, la Nature doit être reproduite avec minutie. On s'intéresse aux moindres détails de ceux qu'on aime, aux plus fugitifs mouvemens de leur physionomie, aux plus menues particularités de leurs traits à l'ombre d'un cil sur une joue, au sertissage d'un ongle dans la chair, au sillon toujours, hélas! plus profond, que prolonge sur le front un invisible laboureur... Il faut donc rendre la Nature « avec l'acuité de l'œil de l'aigle, la finesse de doigté d'un violoniste, la patience et l'amour d'une Griselda. C'est un insolent que le graveur moderne, qui hache sa planche de traits entre-croisés, brouillés au hasard, dans les ombres, sans le moindre effort pour exprimer une simple feuille ou une motte de terre, qui vous dessine à grands traits confus, un paysage anonyme, comme on en voit de la fenêtre d'un chemin de fer, à 60 milles à l'heure. Au contraire, plus il est soigneux, en assignant l'exacte espèce de mousse à son tronc favori, et l'exacte espèce de mauvaise herbe à sa pierre nécessaire, en marquant dans chaque chose ce qui est définitif et caractéristique, dans sa feuille, sa fleur, sa semence, sa fracture, sa couleur, et son anatomie intérieure, plus son œuvre devient vraiment idéale. Toute confusion des espèces, tout rendu sans soin des caractères, toute association artificielle et arbitraire est vulgaire et non idéale en proportion de son degré. »

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Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est point pour lui-même que l'artiste doit se livrer à cette infinitésimale recherche c'est pour la nature. Ce n'est nullement pour faire montre de son talent à lui, c'est simplement pour dire quelque chose de plus sur elle. Ce n'est pas vanité, c'est amour. « Tout vrai fini est l'adjonction d'un fait. Lorsque les additions à l'esquisse première sont un fait faux ou bien un simple poli et un simple revêtement, le fini est un faux fini: ainsi les arbres ponctués d'Hobbema ou les premiers plans brouillés des gravures médiocres, ou la surface lustrée de Carlo Dolci, ou le soin apparent et l'apparente décision qui dissimulent l'étourderie dans les arbres de Claude Lorrain », cet idéaliste confondant et généralisant les espèces pour atteindre son « beau idéal de pâtissier-confiseur », tout cela,

Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est point ainsi que parle la Nature...

<< Mais les plus grands artistes poussent toujours le fini, dans le vrai sens du mot, aussi loin que possible. Léonard dessine les

veines d'une agate dans ses premiers plans, et Titien réalise les coquilles des limaçons et les fleurs, dans son œuvre la plus large, sans sacrifier la puissance de l'ensemble et avec un gain très grand pour l'intérêt du tableau, quand on se livre à un examen prolongé.

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Pourtant si, dans le fouillis d'un buisson, serpentent et se croisent par millions les lignes et les nervures, se creusent les trous des folioles, s'insèrent les angles des stipules et des épines, s'enroulent les cercles des sporanges, les ellipses des vrilles, faut-il, parce que toute Nature est belle, que son dessein disparaisse sous le dessin et sous sa richesse, sa beauté? Non. La nature a ses traits caractéristiques. L'Art doit les exprimer. « Il en est des traits comme des soldats trois cents connaissant leur force peuvent être plus forts que trois mille, moins sûrs de leur but. »> C'est justement ce que veut dire, d'ailleurs, le mot dessiner ou désigner, dans les choses, ces qualités que Taine a définies «< des manières d'être essentielles de l'objet. » Mais Taine, comme tous les philosophes, entend que l'artiste doit et peut exercer ce rôle de désignateur, selon sa fantaisie propre, ses penchans humains spéciaux, et son tempérament particulier. Il admet qu'en ce faisant, l'artiste devient supérieur à son modèle et que, selon la forte et adéquate expression de M. Cherbuliez, il « débrouille la Nature. » Ruskin n'admet point, même pour cet instant, la supériorité de l'Art sur la Nature. L'artiste n'est pas libre de choisir à son gré telle ou telle ligne dans la nature : elle est lui imposée par les conditions mêmes de sa vision. Physiquement, dans un buisson, on ne voit pas tout; on ne peut pas tout voir... Or« le vrai artiste est celui qui, non seulement affirme bravement ce qu'il voit, mais confesse honnêtement ce qu'il ne voit pas. Vous ne pouvez dessiner tous les poils dans un sourcil, non parce qu'il est sublime de les généraliser, mais parce qu'il est impossible de les voir. Combien de cheveux il y a là, un peintre d'enseignes ou un anatomiste peut le compter, mais combien peu vous en pouvez voir, c'est seulement les maîtres suprêmes: Carpaccio, Tintoret, Reynolds ou Velazquez, qui le comptent ou le savent. >> Est-ce que le chiromancien regarde tous les croisillons de la main que vous lui tendez? Non, il y a en elle quelques lignes qui, seules, marquent toute sa destinée, des lignes fatales.

C'est en saisissant ces lignes maîtresses, lorsque nous ne pouvons les saisir toutes, que la ressemblance et l'expression sont données au portrait,

et la grâce et une sorte de vérité vitale au rendu de toute forme naturelle. Je l'appelle vérité vitale, parce que ces lignes maîtresses sont toujours expressives de l'histoire passée et de l'action présente de la chose. Elles montrent, dans une montagne, d'abord la façon dont elle a été bâtie ou agglomérée, et secondement comment elle s'effrite et de quel côté du ciel la frappent les plus violentes tempêtes. Chez un arbre, ces lignes montrent quelle sorte de destin il a eu à endurer depuis son enfance, comment des arbres néfastes ont surgi sur son chemin et l'ont jeté de côté et essayé de l'étrangler et de l'affamer, où et quand des arbres favorables l'ont protégé et ont poussé bénévolement de conserve avec lui, se penchant quand il se penchait, quels vents l'ont le plus tourmenté, lesquels de ses rejetons se portent le mieux et donnent le plus de fruits... Dans une vague ou un nuage, ces lignes maîtresses montrent le flux du courant et du vent et l'espèce de changement que l'eau ou la vapeur endurent à tout instant dans leur forme, lorsqu'elles rencontrent un rivage ou une vague adverses ou un rayon de soleil qui les fond. Or, souvenez-vous que rien ne distingue les hommes supérieurs plus que ceci, qu'ils savent, soit dans la vie, soit dans l'art, la direction que prennent les choses... Essayez, chaque fois que vous regardez une forme, de voir les lignes qui ont eu de l'influence sur son destin passé, et qui auront de l'influence sur son avenir. Ces lignes-là sont les lignes fatales. Prenez soin de les saisir, quand même vous manqueriez les autres.

Tout le dessin est là, et la Nature, seule, nous le peut enseigner.

Enfin elle nous enseigne le culte de la couleur.

Nous disons de la couleur et non du clair-obscur, ce qui est tout différent :

Voici un vase arabe dans lequel le plaisir donné aux yeux l'est seulement par les lignes aucun effet de lumière ni de couleur n'y est cherché. Voici un clair de lune par Turner dans lequel il n'y a pas de lignes du tout, ni de couleurs. Le plaisir donné à l'œil l'est seulement par des modalités de lumière et d'ombre et par des effets d'éclairage. Enfin, voici un tableau primitif florentin, dans lequel les lignes n'ont pas d'importance ni les effets de lumière, mais tout le plaisir donné à l'œil consiste dans la gaieté et la variété de la couleur.

En vous préparant à dessiner quoi que ce soit, vous trouverez que pratiquement vous avez à vous demander: chercherai-je la couleur de ceci? ou la lumière de ceci ? ou la ligne de ceci? Vous ne pouvez les avoir toutes les trois dans la même mesure.

Et quoique beaucoup des deux qualités que vous subordonnerez à la troisième puisse, dans chaque hypothèse, être compatible avec la qualité choisie comme dominante, cependant votre décision vous range dans une des trois grandes écoles séparées qui se partagent l'empire de l'art. C'est ainsi que, dans d'autres questions, un homme se dit: J'aurai d'abord des bénéfices et

ensuite autant d'honnêteté que je pourrai. Un autre se dit: J'aurai d'abord de l'honnêteté et ensuite autant de bénéfices que possible. Quoique l'homme qui aura des bénéfices puisse être honnête subsidiairement; quoique l'homme qui cherche l'honneur puisse devenir riche, - cependant ne sontils pas de deux écoles à jamais différentes?

Ainsi vous avez en art des provinces absolument séparées, quoique se touchant par les frontières, celles des dessinateurs, des clairobscuristes et des coloristes;

ou, pour leur donner des noms, les écoles de Raphaël, de Rembrandt, et de Fra Angelico : les lois de Rome, les lois d'Amsterdam, et les lois de Fiesole.

Or la nature, elle, nous enseigne les lois de Fiesole. Il y a eu de grands maîtres dans les trois écoles, comme au moment des dissensions de l'Église, il y a eu des saints dans toutes les obédiences. Mais les dessinateurs purs ont regardé les choses loin du soleil qui fait miroiter, trembler et se confondre les lignes. Les clairobscuristes les ont regardées dans le demi-jour et le mystère des ateliers, dont ils ont parfois peint les murs en noir, afin de concentrer toutes les forces de la lumière en un foyer qui brûle une chair, embrase une armure ou allume les pointes des lances comme des cierges... Quiconque regardera les choses en plein jour et en plein air, simplement, naïvement, gaiement, ainsi que la Nature elle-même nous les montre, les verra non comme des damiers noirs et blancs, mais comme des agglomérations de points colorés. « Il faut donc considérer toute nature purement comme une mosaïque de différentes couleurs qu'on doit imiter une à une en toute simplicité >> et ne tenir aucun compte des prétendues lois du clair-obscur ou de l'ombre.

Il faut suivre l'Angelico et le Pérugin qui sont sans ombre, sans tristesse, sans mal et non le Caravage ou l'Espagnolet, ces esclaves noirs de la peinture. Il n'y a pas d'ombre en soi, pas plus que de lumière en soi il n'y a que des couleurs plus fortes, plus épaisses, plus profondes! Arrière donc le gris, le noir, le brun et tout ce goudronnage des paysagistes français du milieu du siècle, qui «< semblent regarder la Nature dans un miroir noir! » Il faut assombrir chaque teinte, non avec un mélange de couleur sombre, mais avec sa propre teinte simplement renforcée. Ne nous parlez pas non plus de rien affaiblir, sous prétexte de «< perspective aérienne »>! Il n'y a pas de couleur particulière pour exprimer la distance. Il est faux que parce qu'un objet est loin, il doive être moins coloré que s'il était près.

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