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dait à la hâte au salon avant même de retirer son chapeau. Qu'avaient-ils décidé en conférant ainsi tous les trois ensemble? Et pourquoi Gaston avait-il parlé lui-même à ses parens, au lieu de leur envoyer l'oncle Preumartin comme c'était convenu? Il lui tardait de revoir sa mère pour juger d'après son visage du résultat de l'entretien, mais elle avait peur de laisser paraître ellemême quelque chose du tourment qui l'agitait; elle prit sa broderie, s'assit auprès de sa fenêtre, et attendit jusqu'à ce que l'annonce du dîner l'eût obligée à descendre dans la salle.

XII

Les dimanches qui suivirent, ils ne purent échanger secrètement aucune parole. Me Tissaud de Briville, exagérant les précautions, ne leur faisait pas grâce une minute, l'œil constamment sur eux et l'oreille aux écoutes. Pour faciliter sa surveillance, elle avait même conseillé à Gaston, conseil donné de telle façon qu'il n'admettait pas le refus, - de se mettre à apprendre le whist. « C'était, disait-elle, un jeu qu'un jeune homme comme il faut ne pouvait pas ignorer. » M. de la Gaudinière et Élodie furent chargés de lui en montrer les élémens, tandis qu'ellemême faisait « un mort » avec Amédée et Herminie. Le vieux Preumartin, qui se fatiguait de tenir les cartes une soirée entière, remplaçait un des perdans au premier tour. Éliane se retrouva donc seule comme autrefois en face des toujours mêmes vieux recueils à images; mais combien son cœur était changé! Elle ne se reconnaissait plus; elle autrefois si calme, si naturellement résignée, elle s'étonnait de se sentir une fièvre qui lui brûlait la poitrine, et une agitation qui lui rendait bien pénibles les heures où elle se consumait à regarder de loin Gaston, sans pouvoir saisir ce qui se passait en lui. Elle n'arrivait pas à démêler si l'air grave qu'il avait pris depuis « l'entrevue » était de la tristesse, ou le recueillement d'une joie intime; il lui semblait plutôt que c'était de la tristesse, ce qui devait signifier que la réponse n'avait pas été favorable. D'ailleurs, s'il en avait été autrement, elle n'eût pas manqué sans doute d'en être informée, malgré la façon dont ses parens avaient toujours disposé d'elle comme d'un objet sans importance. Elle se souvenait que, lorsqu'elle avait dû rentrer au couvent, on ne le lui avait dit que la veille, et que, quand elle en était sortie, ç'avait été par le même procédé péremptoire. Il pou

vait bien se faire que cette fois encore on attendît le dernier moment pour lui signifier une décision. N'était-il pas évident, en outre, que si Gaston avait été éconduit, il ne serait pas revenu à la maison comme il le faisait chaque dimanche ?

Mais dès lors à quel motif attribuer le surcroît de sévérité de Mme Tissaud de Briville? Dans la même soirée, presque dans la même minute, elle passait par les alternatives extrêmes de l'espoir et du découragement. En servant le thé, quand Gaston venait la rejoindre, elle essayait de l'interroger des yeux; mais là encore l'attitude embarrassée qu'il tenait vis-à-vis d'elle achevait de mettre en déroute ses suppositions. Et elle souffrait de ce mal, fait d'impatience et d'inquiétude, que cause l'ignorance des événemens où l'on est le principal intéressé.

Un dimanche enfin Mme Tissaud de Briville fut retenue dans sa chambre par sa migraine; depuis quelque temps ses accès la prenaient plus fréquemment, l'obligeant à demeurer couchée dans l'obscurité sans dire une parole. Elle eut pourtant l'énergie de faire venir Amédée auprès d'elle, et de lui adresser les injonctions les plus expresses au sujet d'Éliane et de Gaston : il ne devait pas les perdre de vue, ni leur permettre de causer à voix basse, encore moins les laisser seuls ensemble au salon, dans le cas où Gaston arriverait le premier. Amédée promit, bien qu'au fond il n'entrevît pas la nécessité d'une aussi stricte surveillance; il avait pleine confiance en la délicatesse de son neveu et en la probité morale de sa fille.

Cependant, pour obéir à Honorine, il s'appliqua à tenir sous le regard de ses yeux ronds et débonnaires le couple gracieux que formaient à l'écart Éliane et Gaston. Mais vers le milieu de la soirée il oublia toutes ses promesses. Après le tour, le whist était sa plus tyrannique passion; quand il avait ses treize cartes dans la main, il ne connaissait personne; Honorine bien des fois le lui avait amèrement reproché.

Gaston avait refusé de jouer, dans l'espoir de s'entretenir avec Éliane. Aussitôt qu'il ne se sentit plus épié, il lui raconta tout ce qui s'était passé avec l'oncle Preumartin d'abord, avec ses parens ensuite; il lui répéta les paroles de Mme Tissaud de Briville : « Nous avons toujours résolu de ne marier Éliane que lorsqu'elle aurait accompli ses vingt ans »; et celles de son père : « Plus tard, si tu es encore dans les mêmes dispositions, nous ne te défendrons pas de nous en reparler. » Il se montrait confondu, in

décis, découragé; cet atermoiement, imposé sans promesse formelle, n'était-ce pas une fin de non-recevoir? Et dans tous les cas, quelle déception cruelle de ne pas épouser Éliane tout de suite! Trois ans ! Que de choses pouvaient survenir pendant une aussi longue durée! Gaston avait les larmes aux yeux. Trop irrésolu pour se sentir le maître de sa destinée, 'il se perdait dans l'incertitude de l'avenir, et se désolait de voir le présent lui échapper.

Éliane, après ces confidences, réfléchissait, le menton dans sa main et les yeux mi-clos. Avec cette logique intuitive qui permet aux enfans de déduire les conséquences des actes de leurs parens, elle se disait que son père et sa mère étaient sûrement favorables à l'idée de ce mariage. Là était le point important, la solution d'où dépendait le bonheur de toute sa vie. C'était plus qu'elle n'avait osé espérer, et cela détruisait toutes ses craintes. Elle se sentait heureuse, oh! oui, bien heureuse, et elle s'étonnait de voir Gaston soucieux et irrité. Mais peut-être n'était-ce là qu'une contrariété passagère et, au fond, peut-être éprouvait-il la même joie consolante? Elle leva sur lui ses yeux d'un bleu si calme, où se reflétait l'apaisement de son âme; elle le regarda longtemps, avec une tendresse émue dans laquelle elle se donnait toute, et lentement, elle lui dit à voix basse :

- On peut bien s'attendre trois ans, lorsqu'on est certain de s'aimer toujours.

Gaston comprit tout ce qu'il y avait d'énergique grandeur dans ces simples paroles. Il chassa ses doutes, se ressaisit, et ce fut d'un ton ferme, du ton d'un homme sûr de soi, qu'il répondit : Tu as raison, Éliane; je t'attendrai autant qu'il faudra.

Moi aussi, Gaston, fit-elle simplement.

Sous la table, leurs mains se cherchèrent et s'unirent d'une étreinte qui avait la signification d'un serment; et pour ces deux enfans au cœur droit, dont rien dans le passé n'entravait la volonté, cet engagement rapide et sans témoins devait valoir autant que des fiançailles solennelles.

JEAN BERTHEROY.

(La deuxième partie au prochain numéro.)

LES INDUSTRIES INSALUBRES

LA FABRICATION DES ALLUMETTES

I

Les conquêtes industrielles constituent la richesse et la prospérité des nations; mais, comme toutes les conquêtes humaines, elles s'achètent souvent au prix de sacrifices et de dangers. Le travail, qui est la loi universelle de l'humanité, a le droit d'être protégé; la vie est un capital dont il faut assurer la sécurité.

Tel est le rôle de l'hygiène, de cette science, la plus jeune peut-être de toutes, et qui a conquis depuis quelques années, dans nos sociétés modernes, une importance si considérable, une extension si grande, une faveur si marquée. Appliquée à l'étude des métiers et des professions, l'hygiène a rencontré un vaste champ ouvert à ses investigations et à ses expériences, par suite de la multiplicité sans cesse croissante des inventions et des découvertes, origines des industries les plus variées. On peut affirmer que, dans l'ordre des questions ouvrières, il n'est guère d'établissement industriel, de fabrique, d'usine qui n'ait réclamé son concours : tantôt en vue d'atténuer ou de conjurer telle cause d'insalubrité générale et tantôt en vue de soustraire l'ouvrier au contact des substances de toute nature qui composent la dangereuse catégorie des « grands poisons industriels ».

<«< Toutes les industries sont insalubres », a dit M. Ch. de Freycinet. Cette assertion était vraie il y a quelques années, elle ne l'est plus aujourd'hui, et l'on doit y ajouter ce correctif : «< toutes les industries sont assainissables. » A l'époque actuelle, les industries devenues inoffensives par l'hygiène ne se comptent plus. Et

pourtant le travail n'est pas abrité en France d'une façon effective par des lois protectrices. Nous attendons encore l'équivalent du Factory and Work-Shops act qui régit les industries anglaises, et nous en sommes réduits à la loi de 1874 qui ne vise que le travail des enfans et des femmes. Mais si ces conditions relatives d'infériorité n'ont pas encore permis de conduire aussi loin qu'on peut le souhaiter l'assainissement industriel en général, il n'en existe pas moins aujourd'hui des usines, des manufactures installées dans des conditions voisines de la perfection. Ouvrons les livres d'hygiène de Proust, de Rochard, de Ch. de Freycinet, de Napias, de A.-J. Martin, et nous serons édifiés. N'a-t-on pas assaini d'une façon complète les industries si meurtrières du plomb, la préparation de la céruse, du minium en substituant la voie humide à la voie sèche? et celle de l'arsenic et des préparations arsenicales? la fabrication du caoutchouc, etc. L'industrie du verre exposait les ouvriers à plusieurs ordres de dangers le broyage de la silice et des substances colorantes, presque toutes toxiques, répandait des poussières délétères; les opérations du soufflage à la bouche, outre qu'elles étaient très périlleuses au point de vue de la contagiosité des maladies infectieuses, étaient cause de lésions pulmonaires, telles que la dilatation des bronches, l'emphysème. Tous ces dangers ont disparu. Il en est de même de ceux qu'offrait hier encore une autre industrie; c'est l'industrie de la fabrication du phosphore. Elle était jadis tout à fait meurtrière. Il a suffi d'une modification dans la technique et d'un certain travail «< sous l'eau » pour en modifier totalement les conditions et pour l'assainir complètement.

Mais nous n'avons pas à développer ici les différens moyens mis en œuvre pour réaliser ces résultats : l'art de l'ingénieur y a consacré toutes ses ressources systèmes d'aération subordonnés à la nature et à la densité des poisons, ventilation mécanique par machines, avec énergie proportionnelle; méthodes par aspiration, par refoulement, par injection d'air, etc.; neutralisation de certains toxiques; protection de l'ouvrier par des moyens spéciaux, des masques, des appareils clos; substitution des machines à l'intervention manuelle, élément considérable d'assainissement que nous retrouverons plus tard.

En un mot, grâce à une infinité de procédés variés ou gradués suivant les cas particuliers, on peut dire qu'à l'heure actuelle les industries restées malsaines sont en infime minorité. Pourquoi

TOME CXL.

1897.

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