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LE DOUBLE JOUG

PREMIÈRE PARTIE

I

La maison que les Tissaud de Briville habitaient à Blois était située sur le boulevard de l'Est, dans cette partie de la ville qui regarde le fleuve et qui a conservé le nom de faubourg Saint-Jean, en souvenir de l'ancien prieuré bénédictin de Saint-Jean en Grève. C'était une bâtisse à deux étages sur perron, sillonnée de lézardes, mais gardant bon air encore avec ses hautes fenêtres à encorbellemens Renaissance et son toit d'ardoise coupé par des pans de cheminées gothiques. Devant la façade descendait jusqu'à la grille une cour en pente, vaste et nue, aux pavés couverts de cette végétation de cryptogames bruns qui est la rouille des pierres; de l'autre côté, un jardin ajoutait à la vétusté de l'ensemble par l'éternelle vieillesse de ses arbres tordus, chenus et découronnés. Qu'eût-il fallu cependant pour revivifier, restaurer tout cela? Quelques coups de hache faisant tomber les branches mortes, permettant au soleil de ressusciter les sèves, quelques pelletées de ciment recrépissant les murailles branlantes. Mais il semblait que les habitans de cette demeure fussent d'accord avec le passé pour n'y permettre aucun rajeunissement; et l'antique maison, austère et digne, évoquait l'idée de gens pareils à elle, réfractaires au siècle et figés dans une dédaigneuse immobilité. M. Tissaud de Briville - Amédée-Pierre-Henri était en effet un de ces gentilshommes d'ancien régime pour lesquels la

fidélité aux traditions familiales est le complément naturel du quatrième commandement de Dieu. Royaliste plus fervent que militant, il demeurait attaché, comme à un dogme, à la fleur de lis que Blois étale sur son blason, et au drapeau immaculé qui du belvédère de Chambord semblait envelopper idéalement de ses plis cette région du Blésois, le cœur même de la France, — où palpitaient encore en 1880 les derniers battemens de la légitimité. Son intelligence était médiocre, son naturel excellent; ses manières douces et timides décelaient l'étroitesse de ses pensées, en même temps qu'une bonté native. Il était marguillier de l'église Saint-Louis, sa paroisse, et membre du cercle Saint-Hubert où fréquentait la noblesse; de plus, lecteur assidu de la Gazette de France et abonné à l'Avenir de Loir-et-Cher, journal politique, catholique, agricole et commercial du département. Cela suffisait à ses besoins intellectuels, de même que suffisaient à ses besoins d'activité les deux promenades qu'il faisait chaque jour après ses repas, l'une sur le Mail, l'autre sur les terrasses de l'Évêché. Quand il pleuvait, M. Tissaud de Briville, qui avait un tour, s'amusait à fabriquer des ronds de serviette pour les jeunes détenus de la colonie agricole de Mettray, dont il était l'un des bienfaiteurs.

Il avait à peine vingt-trois ans lorsque son père, se sentant vieillir et redoutant de le laisser seul dans la vie, l'avait marié à l'unique héritière de la maison de Saucergues qui, du même âge que lui, le complétait admirablement. Masculine de traits et virile d'âme, Honorine de Saucergues avait pris sur son mari, dès le lendemain de leurs noces, un ascendant que les années devaient consolider en domination. Les qualités de volonté et d'initiative qui manquaient à Amédée, Honorine les possédait à un degré rare. C'était elle qui avait la haute main sur tout, aussi bien dans le gouvernement intérieur de la maison, apanage naturel des femmes, que dans la gestion de la fortune dont peu à peu elle avait accaparé le maniement. Cette substitution de pouvoirs s'était faite très naturellement, Amédée ne faisant aucune difficulté de reconnaître qu'il n'avait pas les «< talens d'un bon administrateur, » et préférant laisser à « Madame » le soin de discuter avec les métayers sur les arrérages d'une ferme qu'il possédait en Sologne, et s'en reposer sur elle pour toucher les revenus de leur avoir, placé tout entier en valeurs étrangères; puis la République il n'y avait plus de sécurité en France

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capital », avait déclaré Honorine, sentencieusement. Mme Tissaud de Briville, née de Saucergues, était d'ailleurs venue au monde avec la passion des chiffres; rien ne la distrayait plus agréablement que d'avoir sur son livre de comptes une longue colonne de francs et de centimes à additionner. Elle y procédait avec délices, remontant de bas en haut quand elle avait fini de haut en bas; et mettant une onction pieuse dans l'énoncé de chaque retenue. Une année, M. Tissaud de Briville avait été trésorier de la Fabrique; quelquefois il rapportait chez lui les registres de la paroisse enveloppés dans leur housse d'alpaga noir et, le soir après dîner, il s'appliquait à mettre en ordre la comptabilité qu'il devait présenter à l'Official; mais il n'y arrivait pas toujours du premier coup, s'embrouillait dans le doit et avoir; Honorine alors s'approchait de lui et, avec une précision de maître d'école, le remettait dans la bonne voie. Telles avaient été les douceurs prolongées de leur lune de miel.

Une seule amertume était entre eux: le Dieu d'Israël et de Jacob, dont la bénédiction appelée par le prêtre sur les époux chrétiens se manifeste par le don d'une postérité nombreuse, avait refusé à l'union d'Amédée et d'Honorine ce signe vivant de sa grâce; en dix-huit ans de mariage, une fille seulement leur était venue, de sorte que le nom des Tissaud de Briville se trouvait condamné à s'éteindre faute d'héritiers mâles, et que leur blason — de gueules au coq d'argent, crêté d'or-resterait enseveli pour toujours dans l'armorial des illustres familles blésoises ayant pris part aux Étatsgénéraux sous le règne de Henri III. Honorine, moins encore que son mari, ne pouvait se consoler de cette déception conjugale, et c'était presque toujours elle qui la première commençait les hostilités sur ce chapitre. Trop bien élevée pour formuler une plainte directe que sa pudeur ne lui permettait point, elle citait avec un soupir gros de réticences comme heureuses et dignes d'envie les mères « qui avaient la consolation de s'appuyer sur le bras de leur fils »; à quoi Amédée, faisant allusion au peu de fécondité de la famille de sa femme, chez qui depuis plus d'un siècle on n'avait jamais vu qu'un seul enfant par ménage, ne manquait pas de répliquer que « la stérilité était héréditaire dans la maison de Saucergues. » Et cela blessait au vif Honorine, qui soulevait ses épaules minces, osseuses un peu, et tournait les yeux vers le ciel, comme pour offrir à Dieu l'injure que lui valait la nullité évidente de son mari.

C'est ainsi que, dès en arrivant au monde, leur unique fille, Éliane, avait été reçue avec une froideur qui devait envelopper toute son enfance d'une ombre morose. Au regret évident qu'elle ne fût pas un garçon s'ajoutait tout ce que comportait de tristesse le cadre de la maison antique, du jardin déchu, de l'atmosphère froide et silencieuse de ce foyer sans fils. Contrairement aux parens modernes qui font de leurs enfans les camarades et les témoins habituels de leur vie, M. et Mme Tissaud de Briville estimaient que le respect ne va pas sans une certaine réserve, et que l'autorité s'affaiblit à se trop mélanger de tendresse. Toute petite, Éliane avait subi déjà les sévérités d'une éducation à principes inflexibles. Elle devait se tenir droite, les pieds en dehors et les coudes à la ceinture, lorsqu'on l'amenait au salon dire bonjour à quelque vieille dame, amie de sa mère. Au jardin, il lui était interdit de s'enfoncer dans les allées embroussaillées, ainsi que de cueillir les violettes et les quelques fleurs pâlottes qui croissaient dans l'herbe; et si, pendant les leçons que lui donnait régulièrement chaque jour Mme Tissaud de Briville, une légère distraction la rendait une minute inattentive, c'était tout de suite une punition qui l'attendait. A dix ans, quand elle avait su lire, écrire et «< faire ses quatre règles », elle avait été conduite au couvent des Ursulines, où il est de mode à Blois de faire élever les jeunes filles « de la société ».

Peu à peu les divergences de sentimens et d'idées qu'amène forcément l'existence en dehors de la maison avaient diminué en

core les points de contact d'Éliane avec ses parens. Les jours de sortie, elle se sentait muette et répondait par des monosyllabes aux questions impérieuses que Mme Tissaud de Briville lui posait sur ses études, ses compagnes, le régime du couvent et la façon d'être des religieuses; et, comme elle était douce et aimante, elle se reprochait au dedans d'elle-même cette paresse d'âme qui l'enveloppait en présence de son père et de sa mère, sans songer un instant à s'étonner de leur propre froideur pour elle. Quelquefois cependant M. Tissaud de Briville laissait percer malgré lui la pointe de sa sensibilité; lorsque après les vacances Éliane repartait pour le Faubourg-Neuf, suivie du vieux domestique qui portait sa petite valise de pensionnaire, il hasardait timidement que c'était bien triste, quand on n'avait qu'un seul enfant, d'en être ainsi séparés. Mais Honorine lui lançait un coup d'œil tellement significatif qu'il se taisait aussitôt. La même scène se renouvelait

chaque fois qu'il voulait se mêler de tout ce qui de près ou de loin touchait à Éliane. « Ne vous occupez pas de cela, mon ami, disait Mme Tissaud de Briville d'un ton péremptoire; si vous aviez eu un fils, vous auriez eu le droit de l'élever à votre guise, mais l'éducation des filles ne regarde que la mère. » Et Amédée, sentant le reproche, se gardait de prolonger la discussion et se retirait penaud dans son atelier de tour, jusqu'à l'heure du dîner, où il revenait le sourire aux lèvres, « comme si de rien n'était. » Au fond il avait un peu peur de sa virile compagne. Rien que la façon dont il prononçait son nom, Honorine, en pesant un peu sur chaque syllabe, montrait tout ce que ce nom représentait pour lui d'olympienne et foudroyante majesté; mais, comme il avait conservé la galanterie du beau régime, il dissimulait assez adroitement sa complète annihilation sous une déférence de bonne grâce, et sa crainte d'être repris sous cet empressement chevaleresque dont un gentilhomme doit entourer toute femme, fût-ce la sienne.

II

Quand Éliane eut atteint ses dix-sept ans, ses parens la retirèrent du couvent des Ursulines. Éliane était alors une grande jeune fille frêle et souple, avec des cheveux couleur de lin et des yeux bleu foncé d'une transparence extrême; lorsqu'elle souriait, ces yeux s'éclairaient d'une vive lueur qui laissait voir jusqu'à l'âme; mais l'expression de son visage était ordinairement calme et sans accent. Elle avait une de ces peaux fragiles que le moindre souffle fait rougir; ses narines minces s'harmonisaient bien avec l'arête de son nez un peu long, le nez de tous les Tissaud de Briville. La bouche, petite, formait au repos un arc flexible où la grâce féminine s'esquissait déjà; le menton étroit se terminait par une courbe précise qui marquait la décision et ajoutait à cette figure de vierge de vitrail quelque chose de la fermeté tranquille des saintes croyantes, prêtes à confesser leur foi.

Au couvent, Éliane s'était montrée d'humeur paisible, sans mélancolie comme sans accès de folle gaîté, tels qu'en ont souvent les jeunes filles à propos de rien, plutôt silencieuse que bavarde, et très régulière à remplir exactement tous ses devoirs. Chaque année elle avait remporté le prix de « diligence » accordé à l'élève la plus appliquée; et, comme elle était intelligente aussi et de com

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