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LE ROI JEAN A POITIERS

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presse rompre et ouvrir (1), furent prins, assez pres de luy, le comte de Tancarville, messire Iaques de Bourbon, comte de Ponthieu, et monseigneur Iehan d'Artois, comte d'Eu et d'autre part, un petit en fus dessous (2) la bannière du Captal fut prins messire Charles d'Artois, et moult d'autres chevalliers et escuyers. La chace de la déconfiture dura iusques ès portes de Poictiers: et là, cut grande occision (3), et grand abattis de gens et de chevaux, car ceux de Poictiers fermerent leurs portes et ne laissoyent nul entrer dedans. Pour ce y eut sur la chaussee, devant la porte, grand'horribleté de gens occis, navrés (4) et abattus et se rendoyent les François, de tant loing qu'ils pouvoyent choisir un Anglois : et y eut plusieurs Anglois archers, qui eurent là quatre, ou cinq, ou six prisonniers. Le sire de Pons, un grand baron de Poictou, fut là occis, et moult d'autres chevaliers et escuyers: et prins le vicomte de Rochouart, le sire de Dompuanement, le sire de Partenay et de Xainctonge, le sire de Montendre et messire Iehan de Saintre y fut aussi prins: qui tant y fut battu, qu'oncques (5) pu's il n'y eut santé, si le tenoit on pour le meilleur chevalier de France. Et là fut laissé pour mort, entre les morts, monseigneur Richard d'Angle, qui bien s'estoit combattu cette iournée et se combattit vaillamment, assez près du roy, monseigneur de Chargny. Si estoit toute la presse sur luy (6): pour ce qu'il portoit la souveraine banniere du roy. Et il mesme avoit sa banniere sur les champs: qui estoit de gueulles, à trois escussons d'argent. Tant y survindrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent la presse de la bataille du roy: et furent les François si mesléz entre leurs ennemis, qu'il y avoit bien telle fois cinq hommes sur un gentil-homme. Là fut prins le seigneur de Pompadour, et monseigneur Barthelemy de Brunes et fut occis monseigneur Geoffroy de Chargny, la banniere de France entre ses mains et le comte de Dampmartin, de monseigneur Regnaut de Gobeghen. Là eut adonc trop grand'presse, pour la convoitise (7) de prendre le roy lehan : et lui crioyent ceux qui le

(1) C'est-à-dire parmi ceux qui voulaient écarter la foule pour arriver auprès du roi.

(2) A peu de distance de la bannière.

(3) Massacre.

(4) Blessés.

(5) Jamais.

(6) Les ennemis se portaient en foule de son coté.

(7) Le désir.

congnoissoyent, et qui plus pres de luy estoyent, rendez-vous, rendez-vous, ou autrement vous estes mort. Là avoit un chevalier de la nation de Sainct-Omer : et estoit retenu (1) du roy d'Angleterre à gages et appeloit on iceluy Denis d Morcǝ beque : qui par cinq ans avoit servi les Anglois : pourtant qu'il avoit, des sa ieunesse, forfaict le royaume de France (2) par guerre d'amis, et d'un homicide qu'il avoit fait à Sainct-Omer. Si cheut adonc si bien audit chevalier qu'il estoit delez (3), le roy de France, et le plus prochain qui y fust, quand on tiroit ainsi à le prendre. Si se lança en la presse, à force de bras et de corps (car il estoit grand et fort) et disoit au roy, en bon françois (ou (4) le roy s'arresta, plus qu'aux autres.) sire, sire, rendez vous. Le roy (qui se veoit en dur parti) demanda, en regardant le chevalier à qui me rendray-ie? à qui? où est mon cousin le prince de Galles? si ie le veoye, ie parleroye. Sire (respondist messire Denis) il n'est pas icy: mais rendez-vous à moy, et ie vous meneray devers luy. Qui estes-vous? dit le roy. Sire, ie suis Denis de Morebeque, un chevalier d'Artois : mais ie ser le roy d'Angleterre : pource que ie ne puis estre (5) au royaume de France pourtant que i'ay forfait tout le mien. Lors luy bailla le roy son dextre gand (6), disant, ie me ren à vous. Là eut grande presse, et grand tireurs empres le roy. Car chacun s'efforçoit le dire, le l'ay prins : et ne pouvoit le roy aller ava t, ne monseigneur Philippe, son moins aisné fils. Le prince de Galles • qui estoit courageux, et cruel comme un lyon,) print ce iour grand plaisir à combattre, et chacer ses ennemis. Messirè Ichan Chandos (qui estoit delez luy, n'oncques de tout ce iour ne l'avoit laissé, n'aussi ne tendoit à pren re au un prisonnier) luy dit sur, la fin de la bataille : sire, c'est bon que vous vous arrestez icy, et meltez votre banniere haut sur ce buisson. Si se r'a lieront voz gens qui sont durement espars. Car ie ne vois plus nulles bann.eres, ne nuls pennons françois, ne conroy (7) entre eux, qui se peust r'allier. Si vous refreschissez un petit : car ie vous voy moult echauffé. Lors fut mise la banniere du

(1) Était au service.

(2) Il s'était rendu coupable en France du crime de forfaiture.

(3) Ce chevalier eut la chance d'ètre auprès du roi.

(4) Le roi fit plus d'attention à lui qu'aux autres.

(5) Je ne puis résider.

(6) Le gant de la main droite.

(7) Ni aucune troupe.

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prince sur un haut buisson et menestriers de corner, et trompettes et clerons faire leur devoir. Si osta le prince son bacinet. Tantost furent appareilléz les chevaliers de son corps (1), et ceux de sa chambre et fut illec tendu un petit pavillon vermeit où le prince entra et lui apporta on à boire, et aux seigneurs, qui estoyent en our luy, qui tousours multiplioyent (2), car ils reuenoyent de la chace (3). Si s'arrestoyent là, ou environ, et leurs pri onniers entour e x. Si tost que les deux mareschaux furent revenus, le prince leur demanda s'i's savoyent nulles nouvelles du roy de France. Sire, nenny, pas certaines : mais nous croyons qu'il soit mort ou prins, car il n'est point parti des batailles. Lors dit le prince au comte de Warvich et à messire Regnaut de Gobeghen: le vous pr'e que partez d'icy, et chevauchez si avant, que si (4) a vostre retour vous m'en sachez dire la vérité. Ces deux barons de rechef remonterent à cheval, et se partirent du prince, et monterent sur un tertre, pour veoir entour eux. Si apperceurent une flotte de gens d'armes, tous à pié : qui venoyent moult lentement. Là estoit le roy de France, tout à pié, en grand peril, car les Anglois et Gascons en estoyent es maistres et l'avoyent tollu à messire Denis de Morebeque, et moult élongné de luy et disoyent les plus forts, le l'ay prins, ie l'ay prins. Mais toutes fois le roy de France, pour echever (5) le per 1, avoit d t, seigneurs, seigneurs, menez moi courtoisement, et mon fils aussi, devers le prince, mon cousin et ne vous riotez (6) plus de ma prinse, car ie suis assez grand seigneur, pour vous faire tous riches. Ces parolles, et autres, que le roy leur dit, les saoula un petit (7): mais non pourtant tousiours recommençoyent leur riote et n'al oyent pié de terre, qu ils ne riotassent. Quand les deux barons dessusdits veirent celle foule de gens, si descendirent du tertre, et boherent chevaux des esperons. Quand ils furent à la place, si demanderent, Qu'est ce cy? Et on leur dit, c'est le roy de France, qui est prins et le veulent avoir, et chalan

:

(1) Les chevaliers attachés à sa personne furent bientôt prêts à le servir.

(2) Dont le nombre augmentait sans cesse.

(3) De la poursuite.

(4) Qu'aussitôt que vous serez revenus.

(5) Pour échapper au danger.

(6) Ne vous disputez plus pour savoir qui m'a pris.

(7) Le calma un pêu.

ger plus de dix chevaliers et escuyers. Adoncques les deux barons entrerent à force, en la presse : et firent toutes manières de gens tirer arriere : et leur commanderent de par le prince, sur la teste, que tous se tirassent arriere, et que nul ne l'approchast, s'il n'y e-toit ordonné et commis. Lors se trairent toutes gens, bien en sus du roy, et les deux barons qui tantost descendirent à terre et enclinerent le roy tout bas; puis le conduirent, tout en paix, devers le prince de Galles.

JEANNE D'ARC.

C'est avec un respect profond et une émotion patriotique que nous transcrivons ici ce nom qu'entoure une impérissable auréole. Nous n'essayerons point, après tant d'autres, de redire la vie de cette noble femme, qu'ont sanctifiée toutes les vertus et toutes les gloires, et nous laissons parler l'un de nos vieux historiens, Mézeray, qui va raconter le miracle de notre histoire :

« Son nom, dit Mézeray, était Jeanne, ses père et mère, Jacques d'Arc, laboureur, et Isabeau Gautier (1): le lieu de sa naissance, une ferme au village de Domrémy, sur la rivière de Meuse, tout contre le Bois-Chenu et proche de Vaucouleurs. Ses parents, gens de bien, l'instruisaient soigneusement à la dévotion et au service de Dieu, auquel elle s'adonna avec une ferveur incroyable, visitant souvent les églises voisines et l'ermitage de Notre-Dame de Beaumont, fréquentant les sacrements les jours de fête, et s'entretenant seule dans ses dévotes prières lorsqu'elle gardait ses brebis. Comme elle fut parvenue à l'âge de quatorze ans, Dieu, la trouvant disposée par ses vertus à ce qu'il voulait opérer, lui envoya le prince de la milice celeste, le gardien de cette monarchie, saint Michel, pour lui annoncer sa volonté et lui commander qu'elle allât trouver le roi, et qu'elle lui demandât hardiment de sa part hommes, armes et chevaux, pour aller délivrer la ville d'Orléans, et pour le conduire après à Reims afin de le faire sacrer; et qu'elle l'assurât encore que ces choses éussiraient à souhait; que les princes d'Orléans seraient mis en liberté, et les Anglais tout à fait chassés de la France.

« Ce commandement lui ayant été plusieurs fois réitéré par l'archange, et par les saintes Catherine et Marguerite, qui lui apparaissaient souvent et purifiaient son âme par des conversations célestes, à cause qu'elle les vénérait d'une particulière dévotion, elle pressa tant ses parents qu'ils la menèrent à Robert de Baudricourt, gouverneur de Vaucouleurs. Il s'en moqua, au commencement, comme

(1) Jeanne d'Arc est nee en 1409: elle a été brûlée à Rouen, parles Anglais, en 1431.

JEANNE D'ARC.

71 d'une folle; mais, ses visions ne lui donnant point de relâche, elle insistait plus fort, et lui racontait toutes les particularités du siége, entre autres la journée des Harengs de sorte que, ce qu'elle disait se trouvant toujours véritable, il la fit conduire vers le roi par deux gentilshommes. En cette compagnie et celle de ses trois frères, elle arriva à Chinon, où était le roi. On dit qu'elle le reconnut parmi cinq ou six autres avec lesquels il s'était mêlé, bien qu'elle ne l'eût jamais vu et qu'il se cachât derrière ses gentilshommes pour l'expérimenter. Après qu'elle lui eut fait sa harangue, avec un grand sens et une contenance également assurée et modeste, afin de l'éprouver par toutes sortes d'examens, il la mit entre les mains des seigneurs de son conseil, puis entre celles des docteurs, et ensuite l'envoya au parlement de Poitiers. Tant de sages et vertueux personnages l'ayant interrogée, tournée et sondée, lui rapportèrent tous qu'ils reconnaissaient quelque chose de divin en elle, et que ce serait pécher contre le Saint-Esprit de retarder plus longtemps la gloire de Dieu.

Partant, le roi lui fit dresser son équipage et lui donna armes et chevaux elle le pria qu'il lui envoyât querir une épée qui était enterrée avec les os d'un chevalier à Sainte-Catherine de Fierbois, sur laquelle il y avait cinq croix gravées. Ceux qu'on y envoya la trouvèrent dans l'endroit qu'elle avait spécifié; et, pour second miracle, la rouille dont elle était toute couverte en tomba à l'instant qu'ils la prirent, si bien qu'elle parut plus claire que si on l'eût fourbie. Elle fit aussi faire un étendard sur lequel étaient les sacrés et salulaires noms de Jésus et de Marie, l'image du crucifix d'un côté, et de l'autre celle de la Vierge mère recevant la salutation angélique, tenant chacune un lis blanc dans la main. Étant ainsi prête de marcher au combat, elle envoya un héraut sommer les généraux anglais, de la part de Dieu, « de lever le siége, et de laisser la possession du royaume à Charles, le légitime héritier, ou que, autrement, elle les pourchasserait vivement l'épée dans les reins, qu'il n'en resterait pas un en France que de morts. » Les Anglais, recevant ce défi avec une longue risée, se moquèrent de Charles et de son conseil, comme si, étant au bout de leurs inventions, ils se fussent abandonnés à une ridicule rêverie. Mais d'ailleurs ils s'offensèrent si aigrement de ce qu'une bergère avait l'assurance de défier des princes, qu'ils pensèrent faire brûler le héraut et le mirent aux fers, où il fut encore trouvé quand les Français eurent fait lever le siége. Dès lors ils l'appelèrent la sorcière, et menacèrent de la faire brûler s'ils l'attrapaient jamais.

<< Cependant le roi lui ayant fourni quelques troupes sous la charge de l'amiral de Culan, du maréchal de Rieux et du comte de Dunois, elle les exhorta tous à se préparer au combat par la repentance de leurs péchés et par l'invocation de l'aide divine. Cela fait, elle donna courageusement au travers des ennemis et entra dans Orléans avec forces et munitions, qui donnèrent cœur aux assiégés pour attendre de plus grands secours. Le lendemain, elle sortit et se

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