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MORT DU MARQUIS DE MONTFERRAT.

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avait laissées tendues, et Henris ses frères devant le palais de Blaquerne. Bonifaces li marchis de Monferrat, il et la soe gent, devers l'espès de la ville. Ensi fu l'oz herbergié com vos avez oi, et Constantinoble prise le lundi de Pasque floric (1).

loger dans les tentes d'écarlate de l'empereur Murtzuphle, qu'il avait laissées toutes tendues: Henri, son frère, devant le palais de Blaquerne, et le marquis de Montferrat, avec ses gens, dans le quartier le plus avancé de la ville. Ainsi l'armée prit ses logements, et Constantinople fut prise d'assaut, le lundi de Pâque fleurie.

MORT DU MARQUIS DE MONTFERRAT (2.

Quant li marchis fu à Messinople, ne tarda mie plus de cinq jorz que il fit une chevauchie par le conseil as Greu de la terre, en la montaigne de Messinople, plus d'une grant jornée loing, et com il ot esté en la terre, et vint al partir, li Bougres de la terre se furent assemblés, et virent que li marchis furent à pou de gent, et viennent de totes parz, si s'assemblèrent as l'arrière-garde. Et quand li marquis of li eri, si sailli en un cheval tôt desarméz, un glaive en sa main. Et com il vint là où il estoient assemblé às l'arrière-garde, si lor corrut sus, et les chaça une grant piece arrière. La fu feruz le marquis Boniface de Monferrat parmi le gros del braz desoz l'espaules mortelement, si que il començat à espandre del sanc. Et quant sa gent

TRADUCTION DE DU CANGE,

Le marquis eut à peine séjourné cinq jours à Messynople, qu'il s'engagea à la persuasion des Grecs du pays de faire une course en la montagne de Rhod pe, éloignée de cette ville plus d'une grande journée. Mais comme il pensait s'en retourner, les Bulgares de ces quartiers là s'assemblèrent de toutes parts et prirent les armes, et voyant que le marquis avait peu de gens, vinrent fondre sur son arrière garde. Sitôt que le marquis cut ouï le bruit, il sauta promptement sur son cheval, tout désarmé, la lance au poing, et vint en diligence à son arrière-garde, où les ennemis s'étaient déjà attachés, et leur courut sus, leur donnant la chasse bien avant. Mais le mal

(1) 12 avril 1204.

(2) Boniface III, marquis de Montferrat, d'une grande famille de Lombardie, chef de la quatrième Croisade. L'événement ici raconté eut lieu en 1207.

virent ce, si ce comencièrent à esmaier et à desconforter, et a mavaisement maintenir. Et cil qui furent entor le Marchis le sostindrent, et y perdi mult del sanc, si se comença à spameir. Et quant ses genz virent que il n'auroient nulle aie de lui, si se comenciérent a esmaier, et le còmencent à laissier. Ensi si furent desconfiz par mesaventure. Et cil qui remestrent avec lui furent morz, et li marchis Boniface de Monferrat ot la teste colpée. Et la gent de la terre envoièrent à Johannis la teste: et ce fu une des grant joies que il aust onques.

heur voulut qu'il reçut là un coup mortel dans le gros du bras sous l'épaule, en sorte qu'il commença à jeter du sang en quantité. Ce que ses gens apercevant furent ébranlés, et prirent l'épouvante, ne faisant plus leur devoir comme de coutume. Alors ceux qui étaient le plus près de lui le soutinrent, commençant à tomber en pamoison de la perte de son sang. Enfin, ses gens voyant bien qu'ils ne devaient plus espérer aucun secours de lui, tous éperdus et effrayés, le quittérent là, et prirent la fuite. Ainsi cette insigne infortune causa cette défaite, ceux qui ne voulurent l'abandonner furent tués sur la place : quant au Marquis, les Bulgares lui coupèrent la tête, laquelle ils envoyèrent au roi de Bulgarie, et ce fut le coup le plus important et le plus avantageux qui lui arriva jamais.

JOINVILLE.

Jean, sire de Joinville, célèbre historien français, né en 1224, mort en 1319. Il prit part à la première croisade de saint Louis et l'accompagna dans cette expédition. Après la mort de ce prince, il écrivit son Histoire de saint Louis, qu'il divisa en deux parties. Dans la première, il fait un éloquent tableau des vertus de ce prince, et raconte dans la seconde ses exploits en terre sainte. « Le portrait, <«< nous dit M. Sainte-Beuve, que Joinville a tracé de saint <«< Louis, monarque justicier et paternel, restera à jamais celui sous «<lequel la postérité se plaira le révérer..... Joinville est peintre; << au milieu de toutes ses inexpériences premières, il a un senti<«<< ment vif qui le sert souvent avec bonheur, et il montre comme « écrivain de ravissants commencements de talent. Il a l'image par<< faitement nette et qui joue à l'œil, la comparaison à la fois natu«relle et poetique. »

SAINT LOUIS.

En nom de Dieu le tout puissant, je Jehan, sire de Joyngville, seneschal de Champaigne, faiz escrire la vie nostre saint Looys,

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ce que je vi et oy par l'espace de six anż, que je fu en sa compaignie ou pelerinage d'outre-mer, et puis que nous revenimes..Et avant que je vous conte de ses grans faiz et de sa chevalerie, vous conterai je que vi et oy de ses saintes paroles et de ses bons enseignemens, pour ce qu'ils soient trouvez l'un après l'autre, pour edefier ceux qui les orront. Ce saint home ama Dieu de tout son cuer et ensuivi ses œuvres; et y apparut en ce que, aussi comme Dieu morut pour l'amour que li avoit en son peuple, mist il son cors en avantur par plusieurs faiz pour l'amour qu'il avoit à son peuple, et s'en feust bien soufers se il vousist, si comme vous orrez ci-après. L'amour qu'il avoit à son peuple parut à ce qu'il dit à son ainsné filz en une moult grant maladie que il ot à Fontenne Bliaut : « Biau filz, fest-il, « je te pri que tu te faces amer au peuple de ton Royaume; «< car vraiement je ameraie miex que un Escot venist d'Escosse <«<et gouvernast le peuple du royaume bien et loialement, que << tu gouvernasses mal apertement. » Le saint ama tant vérité que neis aux Sarrazins ne voult il pas mentir de ce qu'il leur avoit en convenant, si comme vous orrez ci-après. De la bouche fu il si sobre, que onques jour de ma vie je ne ly oi deviser nulles viandes, aussi comme maint richez homes font; ançois

TRADUCTION DE DU CANGE.

Au nom de Dieu tout puissant, moi Jean sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint Louis, et ce que je vis et ouïs par l'espace de six ans que je fus en sa compagnie, au voyage d'outre mer et depuis que nous fûmes revenus. Et avant que je vous raconte ses grands faits et sa chevalerie, je vous conterai ce que j'ai vu et ouï de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, pour qu'ils se trouvent ici dans un ordre convenable, afin d'édifier ceux qui les entendront. Ce saint homme aima Dieu de tout son cœur et agit en conformité de cet amour. Il y parut bien en ce que, de même que Dieu mourut pour l'amour qu'il avait pour son peuple, de même le roi mit son corps en aventure de mort, et qu'il eût bien évité s'il l'eût voulu, comme on verra ci-après. L'amour qu'il avait pour son peuple parut dans ce qu'il dit à son fils aîné, en une grande maladie qu'il eut à Fontainebleau: « Beau <<< fils, lui dit-il, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton << royaume, car vraiment j'aimerais mieux qu'un Ecossais vînt << d'Ecosse et gouvernât le peuple du royaume bien et loyalement, << que tu le gouvernasses mal à point. » Il aima tant la vérité qu'il ne voulut pas refuser, même aux Sarrazins, ce qu'il leur avait promis, comme vous le verrez plus loin. Il fut si sobre sur sa bouche, que jamais de ma vie je ne l'entendis ordonner de lui servir nulles

manjoit pacientment ce que ses queus li appareilloient devant li. En ses paroles fu il attrempez; car onques jour de ma vie je ne li oy mal dire de nullui, ne onques ne li oy nommer le dyable, lequel nous est bien espandu par le royaume ce que je eroy qui ne plait mie à Dieu. Son vin trempoit par mesure, selone ce qu'il véoit que le vin le pooit soufrir. Il me demanda en Cypre pourquoi je ne metoie de l'yaue en mon vin, et je li diz que ce me fesoient les phisiciens qui me disoient que j'avoie une grosse teste et une froide fourcelle, et que je n'en avoie pooir de enyvrer. Et il me dist que il me decevoient; car se je ne l'apprenoie en ma jonesce, et je le vouloie temprer en ma vieillesse, les goutes et les maladies de fourcelle me preuroient, que jamez n'auroie santé ; et si je bevoie le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enyvreroie touz les soirs ; et ce estoit trop laide chose de vaillant homme de soy enyvrer.

Il me demanda, si je vouloie estre honorez en ce siècle et avoir paradis à la mort, et je li diz: oyl, et il me dit : « Don«ques vous gardez que vous ne faistes ne ne dites à vostre <«<escient nulle riens, que se tout le monde le savoit, que vous «ne peussiez congnoistre, je ai ce fait, je ai ce dit. »

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Il m'apela une foiz et me dist: « Je n'ose parler à vous

viandes, comme font maints riches hommes; mais il mangeait patiemment ce que ses cuisiniers lui apportaient devant lui. Il fut modéré dans ses paroles, car jamais de ma vie je ne l'ouïs dire mai de personne, ni jamais l'entendis nommer le diable dont le nom est si répandu dans le royaume, ce qui, je crois, ne plaît point à Dieu. Il trempait son vin en proportion de ce qu'il voyait que le vin pouvait lui faire mal; il me demanda un jour dans l'ile de Chypre pourquoi je ne mettais pas de l'eau dans mon vin, et je lui dis que les médecins me l'ordonnaient, en me disant que j'avais une grosse tèle et un estomac froid, et que je ne pouvais m'enivrer; et le roi me dit qu'ils me trompaient; car, si je ne le trempais dans ma jeunesse et que je le voulusse faire dans ma vieillesse, la goutte et les maux d'estomac me prendraient, que jamais je n'aurais de santé, et que si je buvais le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enivrerais tous les jours, et que c'était une trop vilaine chose pour un vaillant homme de s'enivrer.

Il me demanda si je voulais être honoré dans ce siècle et avoir le paradis après la mort. Je lui dis: Oui; et il reprit : << Gardez<< vous donc de ne faire, de ne dire à votre cscient aucune chose « que vous ne puissiez avouer, si tout le monde la savait, et ne puissiez dire : J'ai fait cela, j'ai dit cela. »

Il m'appela une fois et me dit : « Je n'ose vous parler, à cause

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« pour le soutil sens dont vous estes, de choses qui touche à « Dieu; et pour ce ai je apelé ces freres qui ci sont, que je << vous veil faire une demande. » La demande fut tele: « Seneschal, fist-il, quel chose est Dieu ? » et je li diz : « Sire, <«< ce est si bone chose que meilleur ne peut estre. Vraiment, « fist-il, c'est bien répondu ; que ceste response que vous avez faite, est escripte en cest livre que je tieng en ma main. Or « vous demande je, fist-il, lequel vous ameries miex, ou que << vous feussiés mesiaus, ou que vous eussiés fait un péché << mortel?» Et je qui oncques ne li menti, li respondi que je en ameraie miex avoir fait trente que estre mesiaus. Et, quand les frères s'en furent partis, il m'apela tout seul et me fist seoir à ses piez, et me dit : « Comment me deistes-vous hier ce? »> Et je li diz que encore li disoie je, et il me dit : « Vous deistes comme hastiz musarz: car nulle si laide meselerie << n'est comme d'estre en péchié mortel, pource que l'âme qui est <«<en péchié mortel, est semblable au dyable; parquoy nulle si <«<laide meselerie ne peut estre. Et bien est voir que quand - «lomme meurt, il est gueri de la meselerie du cors; mès <«< quant l'omme qui a fait le péchié mortel meurt, il ne sciet «< pas, ne n'est certeins que il ait cu tele repentance que Dieu «< ne li ait pardonné; parquoy grant poour doit avoir que celle

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<< de l'esprit subtil dont vous êtes doué, de chose qui touche à Dieu; « et pour cela j'ai appelé ces frères qui sont ici; car je vous veux << faire une demande. » La demande fut celle-ci : « Sénéchal, dit-il, « qu'est-ce que Dieu? et je répondis: Sire, c'est si bonne chose que << meilleure ne peut être. Vraiment? reprit le roi, c'est bien ré pondu, car cette répon e que vous avez faite est écrite en ce livre << que je tiens en main. Or, je vous demande, dit-il, lequel aim-riez «< mieux ou d'être lépreux, ou d'avoir fait un péché mortel? » Et moi qui jamais ne lui mentis, je répondis que j'aimerais mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. Et quand les frères furent partis, il m'appela tout seul, me fit asseoir à ses pieds et me dit : « Comment m'avez-vous dit cela » Et je lui dis qu'encore je le disais; et il reprit : « Vous parlez sans réflexion, comme un étour · <«<di; car il n'y a si vilaine lèpre comme celle d'être en péché << mortel, parce que l'âme qui y est est semblable au diable d'eufer. « C'est pourquoi nulle lèpre ne peut être si la de. Et bien est vrai « que quand l'homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps; mais « quand l'homme qui a fait le péche mortel meurt, il ne sait pas ni « n'est certain qu'il ait eu tel repentir que Dieu lui ait pardonné. » Aussi grande peur doit-il avoir que cette lèpre lui dure autant que «Dieu sera en paradis. Ainsi, je vous prie, ajouta t-il, tant que j

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