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ALCUIN.

L'un des hommes les plus savants de son époque, Alcuin fut le plus actif promoteur de la renaissance littéraire et artistique qui signala le règne de Charlemagne. I naquit en Angleterre, dans la ville d'York, en 735, et remplit dans sa patrie les fonctions d'abbé du monastère de Cantorbéry, centre brillant de cette civilisation anglosaxonne qui formait un si grand contraste avec la barbarie de la Gaule franque. Charlemagne qui, suivant le mot d'un contemporain, dépeuplit de savants l'Eu ope chréticone pour en peupler son empire, appela Alcuin à sa cour, le chargea de diriger l'école du palais, se plaça lui-même sous sa direction, pour se perfectionner dans l'étude des lettres sacrées et profanes, et lui donna plusieurs abbayes, entre autres celle de Saint-Martin de Tours, dans laquelle Alcuin mourut en 804. Toutes les connaissances qui avaient survécu dans le naufrage du monde païen étaient familières au célèbre abbé de Saint-Martin. C'était, à proprement parler, le grand encyclopédiste de son temps. Versé dans l'étude du grec, du latin et de l'hébreu, il cultivait également avec succès la théologie, la philosophie, les mathematiques. Il était orateur, poëte, historien, et l'empereur Charlemagne le consultait constamment. Un jour entre autres il lui envoya un messager pour savoir ce qu'était devenue la planète de Mars, qu'il ne trouvait plus dans le firmament. Malgré les éloges que lui ont décernés les contemporains, il ne faut pas cependant se faire illusion sur la science du precepteur de Charlemagne. Cette science, plus apparente que réelle, était tout ce qu'elle pouvait être au vine siècle. Elle se payait de mots plutôt qu'elle ne s'élevait aux idées. On peut la juger d'après le fragment qu'on va lire, et que nous avons choisi de préférence, parce qu'il montre comment les hommes les plus distingués de l'époque carlovingienne comprenaient l'enseignement.

DIALOGUE ENTRE PÉPIN ET ALCUIN (1).

Pépin. Qu'est-ce que l'écriture? Alcuin. La gardienne de l'histoire. P. Qu'est-ce que la parole?

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- A. L'interprète de

A.

l'âme. P. Qu'est-ce qui donne naissance à la parole? La langue. · P. Qu'est-ce que la langue? A. Le fouet de l'air. P. Qu'est-ce que l'air? — A. La conservation de la vie. P. Qu'est-ce que la vie?— A. Une jouissance pour les heureux, une douleur pour les misérables, l'attente de la mort. P. Qu'est-ce la mort ? A. Un événement inévitable, un voyage

(1) Trad. de M. Guizot. Pépin était le 2e fils de Charlemagne.

DIALOGUE D'ALCUIN ET DE PÉPIN.

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incertain, un sujet de pleurs pour les vivants, la confirmation des testaments, le larron des hommes. — P. Qu'est-ce que l'homme? A. L'esclave de la mort, un voyageur passager, hôte dans sa demeure..... P. Comment l'homme est-il placé? A. Comme une lanterne exposée au vent. – P. Où est-il placé? - A. Entre six parois. - P. Lesquelles? - A. Le dessus, le dessous, le devant, le derrière, la droite, la gauche........... P. Qu'est-ce que le sommeil? — A. L'image de la mort. P. Qu'est-ce que la liberté de l'homme? A. L'innocence. P. Qu'est-ce que la tête.—A. Le faîte du corps.— P. Qu'est-ce que le corps?—4. La demeure de l'âme.-P. Qu'est-ce que le ciel? A. Une sphère mobile, une voûte immense. P. Qu'est-ce que la lumière? A. Le flambeau de toutes choses. P. Qu'est-ce que le jour?

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A. Une provocation au

A. La splendeur de

l'univers, la beauté du firmament, la grâce de la nature, la gloire du jour, le distributeur des heures.

P. Qu'est-ce que

la terre? 4. La mère de tout ce qui croit, la nourrice de tout ce qui existe, le grenier de la vie, le gouffre qui dévore tout. P. Qu'est-ce que la mer? —A. La chemin des audacieux, la frontière de la terre, l'hôtellerie des fleuves, la source des pluies. – P. Qu'est-ce que T'hiver? A. L'exil de l'été. - P. Qu'estce que le printemps? — A. Le peintre de la terre. — P. Qu'estA. La puissance qui vêt la terre et mûrit les P. Qu'est-ce que l'automne? A. Le grenier de P. Qu'est-ce que Lannée?

ce que fruits. l'année.

l'été ?

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monde.-P. Maître, je crains d'aller sur mer.

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- A. Qu'est-ce

A. Si tu as

qui te conduit sur mer ? P. La curiosité. peur, je te suivrai partout où tu iras. - P. Si je savais ce que c'est qu'un vaisseau, je t'en préparerais un, afin que tu vinsses avec moi. A. Un vaisseau est une maison errante, une auberge partout, un voyageur qui ne laisse pas de trace..... P. Qu'est-ce que l'herbe? A. Le vêtement de la terre. P. Qu'est-ce que les légumes? A. Les amis des médecins, la gloire des cuisiniers. — P. Qu'est-ce qui rend douces les choses amères? A. La faim. · P. De quoi les hommes ne

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GEOFFROY DE VILLEHARDOUIN.

Geoffroy de Villehardouin, sénéchal de Champagne, naquit dans un château non loin de Bar-sur-Aube, en 1167. Il fut envoyé comme député à Venise, pour demander le passage des croisés en terre sainte sur des vaisseaux vénitiens, prit part à la quatrième croisade, et se trouva à la prise de Constantinople. Il nous a laissé le récit de cette expédition, sous le titre de : Histoire de la conquête de Constantinople, qui s'étend de 1198 à 1207.

« Ce qu'il faut chercher dans les récits de Villehardouin, c'est la << franchise du chevalier et la simplicité du chrétien; c'est cette sin«< cérité d'un narrateur qui ne parle que de ce qu'il a vu, ou qui << nomme et compte ses témoignages quand il raconte sur ouï-dire. Sa morale, c'est la volonté de Dieu qui châtie les péchés par les << revers, et qui fait réussir tous ceux qu'il veut aider. Esprit pratique, allant droit au but, si Villehardouin n'a pas la profondeur de « vues que nous demandons à l'histoire d'une société plus avancée, il n'a pas non plus les illusions de celle où il a véçu.

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De là cette franchise de langage, ce cours naturel de son style, << selon l'expression si juste de M. Daunou; de là ce réit d'une clarté si égale et si soutenue, que le tour de la phrase y fait deviner « le sens des mots.

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« Si ces mémoires ne sont pas le plus ancien monument de la prose française, c'est du moins le premier ouvrage marqué des qualités qui font durer les livres. L'esprit et la langue en sont si conformes au génie de notre pays, qu'après tant de changements << survenus dans la syntaxe et le vocabulaire de notre langue, la << lecture en est relativement facile. » (NISARD.)

PRISE DE CONSTANTINOPLE.

L'empéreres Morchuflex (1) s'ere venuz herbergier devant l'assaut e une place à tot son pooir: et ot tendues ses vermeilles tentes.

TRADUCTION DE DU CANGE.

L'empereur Murzuphle s'était venu loger en une place avec toutes ses forces, devant le lieu où l'on devait donner l'assaut, et y avait fait dresser ses tentes et pavillons d'écarlate. D'autre part, le lundi arrivé,

(1) C'est-à-dire dont les sourcils se rejoignent. C'est le surnom de l'empereur de Constantinople Alexis V. L'armée qui s'empara de Constantinople était composée de Français et de Vénitiens.

PRISE DE CONSTANTINOPLE.

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Ensi dura cil afaires trosque à lundi matin et lors furent armé cil des nés et des vissiers, et cil des galies. Et cil de la ville les dotérent plus que il ne firent à premiers. Si furent si esbaudi, que sor les murs et sor les tors ne paroient se genz non. Et lors comença li assaus fiers et merveilleus. Et chascuns vaissiaus assailloit endroit lui. Li huz de la noise fu si granz, que il sembla que terre fondist. Ensi dura li assauls longuement, tant que nostre Sires lor fist lever un vent, que on appelle Boire, Et bota les nés et les vaissiaus sor la rive plus qu'il n'estoient devant. Et deux nés qui estoient liées ensemble, dont l'une avait nom la Pelerine, et li autre li Paravis, aprochiérent à la tor l'une d'une part, et l'altre d'autre, si com Diex et li venz li mena, que l'eschiéle de la Pelerine șe joint à la tor, et maintenant uns Venitiens et un chevalier de France qui avoit nom André d'Urboise, entrérent. en la tor, et autre genz commence à entrer après als, et cil de la tor se desconfissent, et s'en vont.

Quant ce virent li chevalier qui es oient és vissiers si s'en issent à la terre, et dreçent eschiéle à plain del mur, et montent contremont le mur par force. Et conquistrent bien quatre des tors et il començent assaillir des nés et des vessiers et des

les nôtres qui estaient dans les navires, les palandries et les galères, prirent tous les armes, et se mirent en état de faire une nouvelle attaque; ce que voyant ceux de la ville, ils commencèrent à les craindre plus que devant: mais d'ailleurs les nôtres furent étonnés de voir les murailles et les tours remplies d'un si grand nombre de soldats, qu'il n'y paraissait que des hommes. Alors l'assaut commença rude et furieux; chaque vaisseau faisait son effort à l'endroit où il était et les cris s'élevèrent si grands, qu'il semblait que la terre dût s'abîmer. Cet assaut dura longtemps, et jusqu'à ce que notre Seigneur fit lever une forte bize, qui poussa les navires plus près de terre qu'ils n'étaient auparavant : en sorte que deux d'entre eux qui étaient liés ensemble, l'un appelé la Pèlerine, l'autre le Paradis, furent portés si près d'une tour, l'un d'un côté l'autre de l'autre, que, comme Dieu et le vent les conduisit là, l'échelle de la Pèlerine s'alla joindre contre la tour. Et à l'instant un Vénitien et un chevalier français, appelé André d'Urboise, y entrèrent, suivis incontinent après de nombre d'autres, qui tournèrent en fuite ceux qui la gardaient, et les obligèrent à l'abandonner.

Les chevaliers qui étaient dans les palandries, ayant vu que leurs compagnons avaient gagné la tour, sautèrent à l'instant sur le rivage; et ayant planté leurs échelles au pied du mur, montèrent contremont à vive force, et conquirent encore quatre autres tours. Les

galies, qui ainz ainz, qui mielz mielz, et depeçent bien trois des portes et entrent enz, et commencent à monter. Et chevauchent droit à la herberge de l'empereor Morchuflex. Et il avait ses batailles rangies devant ses tentes. Et cùm il virent venir les chevaliers à cheval, si se desconfissent. Et s'en va l'Emperéres fuiant par les rues à chastel de Boukelion. Lors veissiez griffons abatre, et chevaus gaignier, et palefroi, muls et mules, et autres avoirs. La ot taut des morz et des navrez, qu il ne n'ére ne fins ne mesure. Grant partie des halz homes de Greçe guenchirent às la porte de Blaquerne, et vespresiére jà bas, et furent eil de l'ost laissé de la bataille et de l'ocision, et si començent à assembler en une place granz qui estoit dedenz Constantinoble. Et pristrent conseil, que il se herbergeroient près des murs et des tors, que il avoient conquises, que il ne cuidoient mie que il eussent la ville vaincue en un mois, les forz yglises, ne les forz palais, et le purple qui ére dedenz. Ensi com il fu devisé si fu fait.

Ensi se herbergiérent devant les murs et devant les tors près de lor vaissials. Li euens Baudoins de Flandres et de Hennaut se herberja és vermeilles tentes l'empereor Morchuflex, qu'il

autres, animés du même exemple, commencèrent de leurs navires, palandries et galères, à redoubter l'attaque à qui mieux mieux, enfoncérent trois des portes de la ville, entrèrent dedans, et ayant tiré leurs chevaux hors des palandries, monterent dessus et allèrent à toute bride au lieu où l'empereur Murtzuphle était campé. Il avait rangé ses gens en bataille devant ses tentes et pavillons; lesquels, comme ils virent les chevaliers montés sur leurs chevaux de combat venir droit à eux, se mirent en fuite, et l'empereur même, s'en alla courant dans les rues, et fuyant au château ou palais Bucoléon. Lors vous eussiez vu abattre Grecs de tous côtés; les nôtres gagner chevaux, palefrois, mulets et autre butin, et tant de morts et de blessés qu'ils ne se pouvaient compter. La plupart des principaux seigneurs grees se retirèrent vers la porte de Blaquerne. Comme le soir approchait déjà, et que nos gens étaient las et fatigués du combat et du carnage, ils sonnèrent la retraite, se ralliant en une grande place, qui était dans l'enceinte de Constantinople, puis avisèrent de se loger cette nuit près des murailles et des tours qu'ils avaient gagnées, n'estimant pas que d'un mois entier ils pussent conquérir le reste de la ville, tant il y avait d'églises fortes, de palais et autres lieux où l'on se pouvait deffendre, outre le grand nombre de peuple qu'il y avait dans la ville.

Suivant cette résolution, ils se logèrent devant les murs et les tours près de leurs vaisseaux. Le comte Baudouin de Flandres s'alla

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