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DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS.

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égal anathème ce qu'il fallait combattre et ce qu'il fallait respecter; emporté par l'instinct et la passion de grandes réformes, il s'est fait l'apòtre de l'humanité, mais il à oùblié Dieu; et dans la rénovation sociale qui a marqué son déclin, il a résumé toutes ses grandeurs par le mouvement de 89, tous ses excès par le nivellement sanglant de 93.

VIII

Les soixante-quinze ans qui s'étendent de la révolution française jusqu'à notre temps même peuvent se partager en trois périodes distinctes, correspondant, la première à la Révolution, la seconde au Consulat et à l'Empire, la troisième à la Restauration et aux divers gouvernements qui lui ont succédé. Ces trois périodes s'enchaînent d'une façon si intime, que nous n'avons pas cru devoir les séparer.

Au début même de la Révolution, nous trouvons parmi les poëtes et au premier rang, Lebrun Ducis, Delille, les deux Chénier. Lebrun, dans la poésie lyrique, continue l'école de Jean-Baptiste Rousseau; Delille représente le genre didactique et descriptif, c'est-à-dire la principale tradition du dixhuitième siècle, tandis qu'André Chénier, esprit profondément original et novateur, s'abreuve aux sources antiques pour rajeunir et revivifier notre langue, que l'esprit analylique du dix-huitième siècle avait pour ainsi dire desséchée. Ducis et Marie-Joseph Chénier ont travaillé particulièrement pour le théâtre, et leurs premiers succès sont antérieurs à la Révolution. Ducis, dès 1769, avait essayé de naturaliser chez nous le théâtre de Shakspeare, et si les imitations qu'il en a données sont restées bien au-dessous de l'original, elles ont cependant assuré à son nom une renommée durable. Quant à Marie - Joseph Chénier, il appartient avant tout à la tradition républicaine et révolutionnaire. Sa tragédie de Charles IX, jouée le 4 novembre 1789, fut une protestation violente contre l'ancienne monarchie. Avant le lever du rideau, un orateur du parterre demanda que tout perturbateur fût livré à la justice du peuple. Mirabeau, de sa loge, donna le signal des applaudissements, et Danton s'écria aux dernières scènes. « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX «tuera la royauté. » La Terreur, à son tour, ne tarda pas à tuer l'art dramatique; la scène devint une annexe des clubs,

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et l'on peut juger de l'esprit des pièces jouées dans les dernières années du siècle par ces titres seuls : Mucius Scævola, les Victimes cloitrées, les Rigueurs du Cloitre, le Tribunal de l'Inquisition dévoilé. Ainsi la Révolution qui avait tout changé fut stérile pour le théatre, et il n'existe pas dans l'histoire de l'art une époque où il soit resté plus inertement stationnaire, plus éloigné de l'esprit d'innovation, et surtout plus déclamatoire.

Une nouvelle génération dramatique se produisit sous le Consulat et se continua sous l'Empire et les premières années de la Restauration. C'est à cette génération que se rattachent Picard, Alexandre Duval, Andrieux, Etienne, Roger, Mazères, Empis, qui obtinrent dans la comédie de mœurs et de caractère de légitimes succès; Lemercier, qui a créé dans Pinto la comédie historique, et qui a fait entendre dans Agamemnon comme un dernier écho du drame antique; Raynouard, qui rappelle par les Templiers quelques-unes des belles traditions de l'école Cornélienne; Luce de Lancival et Deirieux, dans les œuvres tragiques, ne sont pas non plus sans mérite.

Dans les premières années de la Restauration, le théâtre resta ce qu'il était sous l'Empire; la tragédie classique se continua par Soumet, Ancelot, Davrigny, de Jouy, Arnault fils, jusqu'au moment où Casimir Delavigne vint la rajeunir par un jeu de scène plus animé et la simplicité d'un style élégant et pur. Enfin, vers 1829, on vit paraître un nouveau genre auquel on a donné le nom de drame moderne. C'est à ce genre qu'appartiennent Lucrèce Borgia, Hernani, Henri III, Richard Darlington, la Tour de Nesle, Chatterton. Ces drames, signés des noms de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, ont obtenu au moment de leur apparition un très grand succès, mais le premier enthousiasme s'est vite refroidi, et tout en reconnaissant qu'ils offrent de grands effets de scène et de véritables beautés, on les critique aujourd'hui encore plus qu'on ne les admire, parce qu'ils sont presque toujours en dehors de la vérité. et trop souvent aussi en dehors de la morale.

Dans la comédie de mœurs, de caractère ou d'intrigue, les succès vraiment littéraires ont été obtenus de notre temps par Casimir Delavigne, Scribe, Alexandre Dumas, Émile Augier, Octave Feuillet, etc., sans parler des vaudevillistes et des improvisateurs qui ont dépensé en vaude

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villes, comédies-vaudevilles, pochades, beaucoup plus de talent qu'il n'en eût fallu pour produire des œuvres durables.

La fécondité de notre littérature scénique est si grande, grâce aux bénéfices qu'elle assure à ceux qui la cultivent, qu'on porte à plus de huit cents le nombre des écrivains qui travaillent pour le théâtre, et que de 1835 à 1845, c'està-dire dans l'espace de dix ans, on n'a pas joué moins de 3,022 pièces nouvelles. Notre répertoire défraye aujourd'hui tous les théâtres de l'Europe, et chaque pièce qui réussit à Paris fait le tour du monde.

Parmi les poëtes du premier Empire, nous trouvons quelques noms qui se rattachent à l'ancienne monarchie, en traversant la Révolution : Marie-Joseph Chénier, Ducis et Delille. Nous trouvons également des noms nouveaux dans la poésie descriptive et philosophique M. de Fontanes; dans l'élégie Millevoye, qui forme comme une transition entre André Chénier et M. de Lamartine. Madame Dufrénoy, Arnault, Gingené, Baour-Lormian, Victorin Fabre, publient des élégies, des fables, des épîtres, des poëmes, des traductions justement estimés; et bientôt sous la Restauration apparaît une école nouvelle, dont quelques-uns des représentants les plus illustres sont encore parmi nous. Cette école est philosophique, politique, religieuse, sceptique, monarchique ou républicaine; elle parcourt tout le dédale humain, en sondant comme Dante les profondeurs de l'abîme, en s'élevant comme lui jusqu'aux sphères lumineuses; elle s'inspire de la Grèce antique et de l'Europe moderne, de Biron et de Goethe, des malheurs et des gloires de la patrie; et malgré des égarements regrettables, elle vivra comme une des gloires de notre temps, car elle compte dans ses rangs Lamartine, Victor Hugo, Béranger, Sainte-Beuve, Casimir Delavigne, Alfred de Musset, Hegésippe Moreau.

L'éloquence politique, nous l'avons vu dans les précédents chapitres, n'occupe dans la littérature de l'ancienne monarchie qu'une place restreinte; mais la révolution et plus tard le gouvernement représentatif devaient lui rendre pour

(1) Malgré le reproche de prosaïsme adressé à notre temps, la poésie n'a jamais été cultivée avec une pareille ardeur; car de 1830 à 1841, il n'a pas été publié moins de 4,833 éditions de poésies nouvelles, et quelques-unes de ces œuvres ont fait à leurs auteurs une réputation méritée.

ainsi dire les échos du forum. Dès l'ouverture des états généraux, Mirabeau donne un rival aux plus grands orateurs de l'antiquité, et bientôt la révolution, dans sa marche irrésistible, enfante pour la défendre ou la combattre, pour la flétrir ou la glorifier, Montlosier, Siéyès, Barnave, Robespierre, Danton, Vergniaud, Saint-Just, Duport, Camille Desmoulins, Cazalès, Brissot, Gensonné, Guadet, Boyer, Petion, Barbaroux, Valazé, noms à jamais célèbres, glorieux ou sinistres, qui résument par le royalisme la Gironde et la Montagne, tout le mouvement social de 89 et de 93, ses patriotiques grandeurs et sa démagogie sanglante.

A la tribune révolutionnaire, qui n'était que le marchepied de l'échafaud, succède la tribune constitutionnelle, illustrée par Royer-Collard, le général Foy, Benjamin Constant, Martignac, Manuel et Casimir Périer.

L'éloquence religieuse, étouffée par la Terreur, renaît avec le consulat, et, pour ne parler que des morts, elle nous rend avec l'abbé Frayssinous, le père Ravignan et le père Lacordaire, les belles traditions de la chaire chrétienne.

Éclairée par le spectacle des plus grands événements du monde moderne, l'histoire, dans les premières années du dix-neuvième siècle, prend tout à coup le plus magnifique essor; elle embrasse, dans ses investigations fécondes, tous les souvenirs du passé, et se divise en quatre grandes écoles. L'une, l'école érudite et critique qui exhume les textes, vérifie les faits connus, les éclaire et les complète; -l'autre, l'école narrative et pittoresque, qui s'attache à raconter, en reproduisant la physionomie des temps et des lieux; la troisième, l'école philosophique, qui s'occupe moins des événements que de leurs causes, de leurs effets, de leur enchainement nécessaire, des lois qui les régissent, des principes généraux auxquels on peut les rapporter; la quatrième, enfin, qu'on peut appeler l'école des faits contemporains, et qui a pour chef illustre M. Thiers.

S'il fallait rappeler ici tous les hommes qui ont apporté leur pierre à ce vaste édifice de restauration historique, nous aurions plusieurs pages à remplir, car les noms se pressent sous la plume; mais pour faire apprécier l'importance et la valeur de cette renaissance qui sera l'une des gloires de notre temps, il nous suffira de citer Fauriel, Daunou, Raynouard, de Montlosier, Augustin et Amédée Thierry, Guérard, de Sismondi, Michelet, de Barante, Guizot,

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Chateaubriand, Daru, Philippe de Ségur, le général Foy, Mignet, etc.

Les sciences qui se rattachent à la science du passé, la géographie, la numismatique, l'ethnographie, l'archéologie, marchent du même pas que l'histoire générale, et cette histoire, déjà si riche et si variée, se complète par les monographies des provinces, des villes, et quelquefois même des simples villages.

La philologie, à laquelle nos missionnaires avaient rendu. de si grands services sous Louis XIV, la Régence et Louis XV, étend ses conquêtes jusqu'aux époques les plus reculées de l'antiquité, jusqu'aux dernières limites du monde moderne. Champollion, par une intuition merveilleuse, retrouve le sens des hieroglyphes égyptiens. Silvestre de Sacy, Abel Rémusat, Chézy, E. Quatremère, Jaubert, Garcin de Tassy, Reinaud, Julien, popularisent chez nous le tatar-mandchou, le thibétain, l'hindoustani, le chinois le javanais, l'arabe, l'arménien, le turc, le sanscrit, cette langue antique et primitive, morte depuis dix neuf siècles, et qui, descendue des plateaux de l'Asie, nous apparaît comme la langue-mère de la plupart des idiomes européens. Enfin Eugène Burnouf crée l'étude du pâli, ou langue sacrée de la presqu'île au delà du Gange; il retrouve la langue zende de Zoroastre, et restitue les textes religieux du bouddhisme, avec une telle sûreté de critique que ses livres, publiés à Paris, sont adoptés aujourd'hui comme les seuls orthodoxes dans l'île de Ceylan, l'Hindoustan et une partie de l'Indo-Chine.

La philosophie, qui occupe à côté des sciences historiques une très-grande place dans le développement intellectuel de notre temps, se divise en trois principales écoles, qui sont : l'école sensualiste, qui continue, par Cabanis et Destutt de Tracy, la tradition du dix-huitième siècle; 2° l'école éclectique, ou spiritualiste rationnelle, représentée par VictorCousin, Maine de Biran et Royer-Collard; 3o i'école catholique, qui prend pour point de départ la révélation et l'infaillibité. de l'Eglise, et dont les chefs les plus illustres sont : de Bonald, Joseph de Maistre, et de notre temps même le père Gratry, de l'Oratoire.

Quant à la politique et au journalisme, nous n'avons pas à nous en occuper, car il s'est produit tant de systèmes, la lutte des partis depuis cinquante ans a enfanté une masse si effrayante d'écrits de toutes sortes, que plusieurs volumes ne

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