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armes, sautent par la fenêtre, ou se retirent jusque dans les caves; le roi profitant de leur désordre, et les siens animés par le succès, poursuivent les Turcs de chambre en chambre, tuent ou blessent ceux qui ne fuient point, et en un quart d'heure nettoient la maison d'ennemis.

Le roi aperçut, dans la chaleur du combat, deux janissaires qui se cachaient sous son lit; il en tua un d'un coup d'épée ; l'autre lui demanda pardon, en criant: Amman. « Je te donne «la vie, dit le roi au Ture, à condition que tu iras faire au « bacha un fidèle récit de ce que tu as vu. » Le Turc promit aisément ce qu'on voulut, et on lui permit de sauter par la fenêtre comme les autres.

Les Suédois, étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d'armes une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires; on s'en servit à propos. Les Suédois tiraient à travers les fenêtres presque à bout portant sur cette multitude de Turcs, dont ils tuèrent deux cents en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison, pour obliger le roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les portes et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées; la maison fut en flammes en un moment. Le to.t tout embrasé était prêt à fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu. Trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et, aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu était le plus violent. Il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie; mais la précipitation inséparable d'un tel embarras empêcha d'y penser.

L'embrasement redoubla avec plus de rage: l'appartement du roi était consumé ; la grande salle où les Suédois se tenaient était remplie d'une fumée affreuse, mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même; l'autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde nommé Walberg osa, dans cette extrémité, crier qu'il fallait se rendre. « Voilà un étrange homme, dit le roi, qui

LE SIEGE DE LA MAISON DE CHARLES XII.

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«< s'imagine qu'il n'est pas plus beau d'être brûlé que d'être << prisonnier. » Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierre et était à l'épreuve du feu ; qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s'y défendre. « Voilà << un vrai Suédois, » s'écria le roi; il embrassa ce garde et le créa colonel sur-le-champ. «Allons, mes amis, dit-il, prenez avec << vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et << gagnons la chancellerie l'épée à la main. »>

Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets; chacun tira deux coups à la fois à l'instant que la porte s'ouvrit. Dans le même clin d'œil, jetant leurs pistolets et s'armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas. Mais le moment 'd'après cette petite troupe, fut entourée; le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons et tomba; vingt et un janissaires se jettent aussitôt sur lui. Il jette en l'air son épée, pour s'épargner la douleur de la rendre; les Turcs l'emmènent au quartier du bacha, les uns le tenant sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le roi se vit saisi, la violence de son tempérament, la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre, firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité.

Il ne lui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup d'œil de colère. Il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant: allah, avec une indignation mêlée de respect.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

Fils d'un horloger de Genève, Jean-Jacques Rousseau naquit dans cette ville le 28 juin 1712. Jeté dès sa première jeunesse dans les aventures, impatient du repos et incapable de se plier à cette uniformité de la vie régulière qui peut seule assurer l'avenir, il fut successivement clerc dans un greffe, apprenti graveur, laquais, écuyer

de la reine de Sardaigne, professeur de musique, précepteur de grande maison, secrétaire d'un ambassadeur, commis chez un fermier général, copiste de musique. Il arriva ainsi jusqu'à l'àge de quarante ans, sans avoir écrit rien autre chose qu'un opéra les Muses yalantes, qui ne put obtenir les honneurs de la représentation. En 1749, l'académie de Dijon mit au concours la question suivante : « Le progrès des arts et des sciences a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs? » Rousseau concourut; son travail, qui n'était qu'un réquisitoire paradoxal contre la société, mais un réquisitoire éloquent, produisit une impression profonde, eț commença sa grande réputation. Ses succès littéraires ne devaient point cependant fixer l'inquiétude de son esprit, ni lui procurer la fortune; il continua de vivre dans la gène, et fut recueilli par madame d'Épinay, qui lui donna, dans la vallée de Montmorency, une petite maison restée célèbre sous le nom d'Ermitage. Les opinions exprimées dans ses livres sur les matières de la politique et de la religion l'ayant fait décréter de prise de corps par le parlement de Paris, il se réfugia dans la principauté de Neuchâtel; mais ses démêlés avec le grand conseil de Genève, qui avait condamné ses livres, comme le parlement de Paris, le forcèrent bientôt à chercher un autre asile, et il se rendit en Angleterre. Au bout de quelques mois, il revint en France, où il vécut tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, voyant des ennemis partout, haïssant les hommes et se défiant de ceux même qui lui étaient le plus dévoués, jusqu'au moment où M. de Girardin lui offrit dans le beau domaine d'Ermenonville une retraite où il mourut subitement le 3 juillet 1778. Cette mort étaitelle naturelle, ou doit-on, comme on l'a dit, l'attribuer à un suicide? C'est une question qui a été souvent débattue, et qui n'a jamais été éclaircie d'une manière satisfaisante.

La vie de Rousseau, comme ses œuvres, fut une longue série de contradictions. Né protestant, il embrassa dans sa jeunesse la religion catholique, et dans son âge mûr il retourna au protestantisme. Il épousa, avec un grand désintéressement, une fille d'auberge, Thérèse Levasseur, et il mit ses enfants à l'hôpital, lui qui dans ses livres défend, avec une mâle vigueur, la famille outragée par les mœurs dissolues du dix-huitième siècle. Il a des sentiments honnêtes et fait des bassesses; des sentiments religieux, et ne va pas au delà du pur déisme et de la religion naturelle. Il veut réformer la société, l'éducation, et les plans qu'il propose sont irréalisables; il proclame quelques grandes vérités, et propage les plus dangereux paradoxes; mais, jusque dans ses erreurs, il reste toujours l'un de nos plus grands écrivains.

Les principaux ouvrages de Rousseau sont : Le Discours sur l'inégalité parmi les hommes; le Contrat social; l'Emile; la Nouvelle Héloïse; les Confessions.

LA MAISON DE CAMPAGNE DE ROUSSEAU.

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LA MAISON DE CAMPAGNE DE ROUSSEAU.

Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts, et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une bassc-cour, et pour écurie, une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger, semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés, ni cueillis par mon jardinier ; et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes, auxquels à peine on osât toucher. Or cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises, les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait

bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'impɔr- · tuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œi avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter; le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin, qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entraillles, et de me dire en secret je suis encore homme.

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avee ma troupe; si quelques mariages se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens que ques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

LE SÉJOUR DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU A L'ILE DE

SAINT-PIERRE.

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchatel l'île de La Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en a fait mention. Cependant elle est très-agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins rian

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