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ne demanderait pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres: «Seigneur, ne serait-ce pas moi? » Et si l'on laissait quelque délai, qui ne se mettrait en état de détourner de lui cette infortune par les larmes et les gémissements d'une sincère pénitence?

Sommes-nous sages, mes chers Auditeurs? Peut-être que parmi ceux qui m'entendent il ne se trouvera pas dix justes! Peut-être s'en trouvera-t-il encore moins; que sais-je ? O mon Dieu ! je n'ose regarder d'un œil fixe les abîmes de vos jugements et de votre justice! peut-être ne s'en trouvera-t-il qu'un seul; et ce danger ne vous touche point, mon cher Auditeur; et vous croyez être ce seul heureux dans le grand nombre qui périra, vous qui avez moins sujet de le croire que tout autre ; vous sur qui seul la sentence de mort devrait tomber, quand elle ne tomberait que sur un seul des pécheurs qui m'écoutent ?

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SAINT-SIMON.

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, fils d'un ancien favori de Louis XIII, mousquetaire à seize ans, maréchal de camp en 1694, ambassadeur en Espagne en 1721, s'est immortalisé par des Ménoires sur les dernières années du règne de Louis XIV, la régence et le début du règne de Louis XV. Ces Mémoires qui, conformément à sa volonté, ne furent publiés que longtemps après sa mort, contiennent sur l'histoire du temps les plus intéressants détails. Ils sont parfois empreints d'une évidente partialité, et l'auteur s'y montre fortement imbu de l'orgueil de son rang et de tous les préjugés aristocratiques de l'ancienne noblesse; il est souvent sévère à l'excès pour Louis XIV et quelques-uns des personnages les plus célèbres de son temps et du temps de la régence; il s'attarde quelquefois dans les plus minutieux détails; mais, malgré ces défauts, son livre n'en est pas moins l'un des plus attachants de notre histoire, et l'un des plus remarquables de notre langue sous le rapport du style, car Saint-Simon est tout à la fois un moraliste profond, un juge sévère et un peintre admirable qui excelle dans l'art de tracer les portraits et de placer les personnages dont il parle sous les yeux de ses lecteurs avec tout le relief de la nature vivante. Les Mémoires de Saint-Simon ne comprennent pas moins de 20 volumes in-8°, et ils embrassent une période de pres de soixante ans. L'auteur, né en 1675, les avait commencés fort jeune, et il n'est mort qu'en 1755.

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Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait. également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. On ne pouvait le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C'est ce talent si rare et qu'il avait au suprême degré qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l'espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie.

CATINAT.

J'ai si souvent parlé du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu'il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très-avancé, sans avoir été marié, ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gatien, près SaintDenis, où il s'était retiré, d'où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne. Il y rappela, par sa simplicité, par sa frugalité, par le mépris du monde, par la paix de son âme, et l'uniformité de sa conduite, le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue, toujours amoureux de leur patrie, et peu sensibles à l'ingratitude de Rome qu'ils avaient si bien servie. Catinat mit sa philosophie à profit par une grande piété. Il avait de l'esprit, un grand sens, une réflexion mûre, il n'oublia jamais le peu qu'il était. Ses

habits, ses équipages, ses meubles, sa maison, tout était de la dernière simplicité; son air l'était aussi et tout son maintien. Il était grand, brun, maigre, un air pensif et assez lent, assez bas, de beaux yeux et fort spirituels. Il déplorait les fautes signalées qu'il voyait se succéder sans cesse, l'extinction suivie de toute émulation, le luxe, le vide, l'ignorance, la confusion des états, l'inquisition mise à la place de la police; il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu'il n'y avait qu'un comble très-dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l'ordre dans ce royaume.

VAUBAN.

Vauban s'appelait Leprêtre, petit gentilhomme de Bourgogne tout au plus, mais peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle, et avec la plus grande réputation du plus savant homme dans l'art des siéges et de la fortification, le plus simple, le plus vrai et le plus modeste. C'était un homme de médiocre taille, assez trapu, qui avait fort l'air de guerre, mais en même temps un extérieur rustre et grossier pour ne pas dire brutal et féroce. Il n'était rien moins. Jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux, sans nulle politesse, et le plus avare ménager de la vie des hommes, avec une valeur qui prenait tout sur soi et donnait tout aux autres. Il est inconcevable qu'avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prêter à rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner au point qu'il fit l'amitié et la confiance de Louvois et du roi.

Ce prince s'était ouvert à lui un an auparavant de la volonté qu'il avait de le faire maréchal de France. Vauban l'avait supplié de faire réflexion que cette dignité n'était point faite pour un homme de son état, qui ne pouvait jamais commander ses armées, et qui les jetterait dans l'embarras si, faisant un siége, le général se trouvait moins ancien maréchal de France que lui. Un refus si généreux, appuyé de raisons que la scule vertu fournissait, augmenta encore le désir du roi de la couronner.

Vauban avait fait cinquante-trois siéges en chef, dont une vingtaine en présence du roi, qui crut se faire maréchal de France soi-même, et honorer ses propres lauriers en donnant le bâton à Vauban. Il le reçut avec la même modestie qu'il avait marqué de désintéressement. Tout applaudit à ee comble d'hon

MONTESQUIEU.

LETTRE DE RICA A***.

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neur, où aucun autre de ce genre n'était parvenu avant lui et n'est arrivé depuis.

MONTESQUIEU.

Aucun incident remarquable ne signale la vie de Montesquieu. Né au château de La Brède près Bordeaux en 1689, il entra de bonne heure dans la magistrature, et devint à vingt-sept ans président au parlement de Guienne; mais il n'exerça point longtemps cette fonction, qu'il abandonna en 1726 pour se consacrer tout entier à l'étude. Il fut reçu en 1728 à l'Académie française, et se mit aussitôt à parcourir les principaux Etats de l'Europe pour en étudier les mœurs et les institutions. Son voyage dura quatre ans, et depuis son retour jusqu'à sa mort, en 1755, il s'occupa uniquement de la composition de ses livres. Aux plus belles facultés de l'intelligence Montesquieu unissait les plus précieuses qualités du cœur, et l'estime de ses contemporains pour sa personne égalait leur admiration pour son génie. En 1721, il publia, sans y mettre son nom, les Lettres persanes, où se trouvent mêlés à une ingénieuse satire des mœurs et des usages de la France des aperçus de l'ordre le plus élevé sur le gouvernement, les lois et l'économie politique. En 1734 parurent les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, chef-d'œuvre de style et d'analyse philosophique, qui est resté le plus populaire des ouvrages de Montesquieu; enfin, en 1748, cet illustre penseur mit le comble à sa réputation par l'Esprit des lois. Ce livre fut accueilli avec une si grande faveur, que dans l'espace de dix-huit mois il en fut fait vingt-deux éditions. « Cet ouvrage, dit Montesquieu, a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, qu'il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions; qu'il examine celles qui conviennent à la société et à chaque société ; qu'il en cherche l'origine; qu'il en découvre les causes physiques et morales; qu'il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes et celles qui n'en ont aucun; que de deux pratiques pernicieuses il cherche celle qui'l'est le plus et celle qui l'est le moins; qu'il discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un certain égard et de mauvais dans un autre. » L'Esprit des lois, malgré quelques erreurs, est une école de sagesse politique, et c'est peut-être celui de tous nos livres qui nous est le plus envié par l'Europe.

LETTRE DE RICA A***.

On dit que l'homme est un animal sociable. Sur ce pied-là,

il me paraît qu'un Français est plus homme qu'un autre : c'est l'homme par excellence, car il semble être fait uniquement pour la société.

Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non-seulement sont sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous les coins; ils peuplent en un moment les quatre quartiers d'une ville : cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens ; ils pourraient réparer aux yeux des étrangers les ravages de la peste et de la famine, On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en plusieurs lieux; ils sont une preuve de ce que les philosophes mettent en question.

Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où ils viennent.

On ne leur ôterait jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble; mais. comme la voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial.

Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau que les vents et les tempêtes. Si l'on allait examiner la liste de tous les portiers, on y trouverait chaque jour leur nom estropić de mille manières en caractères suisses. Ils passent leur vie à la suite d'un enterrement, dans des compliments de condoléance, ou dans des félicitations de mariage. Le roi ne fait point de gratification à quelqu'un de ses sujets qu'il ne leur en coûte une voiture pour en aller témoigner leur joie. Enfin ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer, pour pouvoir reprendre le lendemain leurs pénibles fonctions.

Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe sur son tombeau : « C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais reposé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six cent mille livres ; le chemin qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades ; celui qu'il a fait dans la campagne, à trentesix. Sa conversation était amusante; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes; il possédait d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophthegmes tirés des anciens, qu'il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à

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