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voir écrit à quelqu'un une lettre qui ne devait partir que dans deux jours; c'était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n'aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire; c'est que je me soucie beaucoup de vous, que j'aime à vous entretenir à toute heure, et que c'est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd'hui toute seule dans ma chambre par l'excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout; je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m'en fais un de vous écrire hors de propos mais hélas! vous n'avez pas de ces sortes de loisirs, j'écris tranquillement, et je ne comprends pas que vous puissiez lire de même je ne vois pas un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée; moi-même, sur ma petite boule je ne suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui en Bretagne : quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre; présentement je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan ; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont; le moyen qu'ils vous laissent le temps de lire de telles lanterneries? Je vous assure, ma chère enfant, que je songe à vous continuellement et je sens tous les jours ce que vous me dites une fois, qu'il ne fallait point appuyer sur certaines pensées; si lon ne glissait par-dessus, on prait toujours en larmes, c'est-à-dire, mọi, Il n'y a rien dans

LETTRE A MADAME DE GRIGNAN.

133 cette maison qui ne me blesse le cœur; toute votre chambre me tue ; j'y ait fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue; une fenêtre de ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et par où je vous rappelai, me fait peur à moi-même, quand je pense combien alors j'étais capable de me jeter par la fenêtre; car je suis folle quelquefois; ce cabinet où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais; ces capucins, où j'allai entendre la messe; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si c'eût été de l'eau qu'on cût répandue; Sainte-Marie, madame de la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le lendemain; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments; ce pauvre d'Hacqueville est le premier, je n'oublierai jamais la pitié qu'il eut de moi. Voilà donc où j'en reviens, il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s'abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur : j'aime mieux m'occuper de la vie que vous faites maintenant ; cela me fait une diversion, sans m'éloigner pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s'appelle poétiquement l'objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres; quand je viens d'en recevoir, j'en voudrais bien encore. J'en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j'aurai reçu de vos nouvelles. J'abuse de vous, ma très-chère, j'ai voulu aujourd'hui me permettre cette lettre d'avance; mon cœur en avait besoin, je n'en ferai pas une coutume.

LETTRE A LA MÊME.

13 novembre 1675,

Vous êtes étonnée que j'aie un petit chien; voici l'aventure. J'appelais, par contenance, une chienne d'une dame qui demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit : « Quoi! vous savez appeler un chien? je veux vous en envoyer un, le plus joli du monde. » Je la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne me plus engager dans cette sottise. Cela se passe, on n'y pense plus. Deux jours après, je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une

haleine douce, blondin comme un blondin; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée : je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter; la femme de chambre qui l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. Il couche dans sa maison, il ne mange que du pain; je ne m'y attache point, mais il commence à m'aimer, je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise (1), car je crains ses reproches au reste, une propreté extraordinaire; il s'appelle Fidèle: je vous conterai quelque jour ses aventures.

LA MORT DE TURENNE.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il y avait bien des gens avec lui, il les laissa à trente pas de la hautèur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf : «Mon neveu, demeurez là ; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. » M. d'Hamilton, qui se trouvait près de l'endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici, on tirera du côté où vous allez. » « Monsieur, lui dit-il, vous avez raison je ne veux point du tout être tué aujourd'hui ; cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit << Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il cut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf ; il était penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée.

On crie, on pleure: M. d'Hamilton fait cesser ce bruit et ôter le petit d'Elbeuf qui s'était jeté sur ce corps, qui ne voulait pas le quitter, et qui se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit. Un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de

(1) Petit chien de madame de Sévigné.

LA MORT DE TURENNE.

135 Lorges, M. de Roye et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a encore été une désolation; et partout où il a passé, on n'entendait que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés ; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville; en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que ditesvous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arriva à Saint-Denis ce soir; tous ses gens l'allèrent reprendre à deux lieues d'ici. Il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à SaintDenis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel.....

Ne croyez point que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire; elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld, avec madame de Lavardin, madame de la Fayette, et M. de Marsillac. M. le Premier y vint; la conversation dura deux heures sur les diverses qualités de ce véritable héros; tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire combien la douleur de sa perte est profondément gravée dans les cœurs. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était -plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce qu'y ajoute sa perte. Pour son âme, c'est encore un miracle qui vient de l'es

time parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur ; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême ; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne.

DOULEUR DE MADAME DE LONGUEVILLE EN APPRENANT LA MORT DE SON FILS.

Madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu'on dit : je ne l'ai point vue; mais voici ce que je sais. Mademoiselle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours. On est allé la quérir avec M. Arnaud, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à se montrer. Ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut : Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère ? Sa pensée n'osa aller plus loin: Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils? On ne lui répondit rien. Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort sur-lechamp? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu, quel sacrifice! et là-dessus elle tombe sur son lit; tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens; elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut elle n'a aucun repos ; je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.

MADAME DE GRIGNAN.

Née à Paris en 1648, Françoise-Marguerite de Sévigné, fille de la précédente, épousa en 1669 le comte de Grignan, et peu de temps après son mariage elle alla vivre en Provence avec son mari. Les quelques lettres qui nous sont restées d'elle montrent un esprit tout

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