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HERMIPPE OU L'ORIGINAL.

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La vertu a cela d'heureux, qu'elle se suffit à elle-même, et qu'elle sait se passer d'admirateurs, de partisans et de protec

teurs.

Je ne doute point que la religion ne soit la source du repos : elle fait supporter la vie et rend la mort douce.

HERMIPPE OU L'ORIGINAL.

Hermippe est l'esclave de ce qu'il appelle ses petites commodités; il leur sacrifie l'usage reçu, la coutume, les modes, la bienséance; il les cherche en toutes choses, il quitte une moindre pour une plus grande, il ne néglige aucune de celles qui sont praticables, il s'en fait une étude, et il ne se passe aucun jour qu'il ne fasse en ce genre une découverte. Il laisse aux autres hommes le dîner et le souper, à peine en admet-il les termes; il mange quand il a faim, et les mets seulement où son appétit le porte. Il voit faire son lit: quelle main assez adroite ou assez heureuse pourrait le faire dormir comme il veut dormir? Il sort rarement de chez soi ; il aime la chambre, où il n'est ni oisif ni laborieux, où il n'agit point, où il tracasse, et dans l'équipage d'un homme qui a pris médecine. On dépend servilement d'un serrurier et d'un menuisier, selon ses besoins; pour lui, s'il faut limer, il a une lime; une scie, s'il faut scier, et des tenailles, s'il faut arracher. Imaginez, s'il est possible, quelques outils qu'il n'ait pas, et meilleurs et plus commodes à son gré que ceux mêmes dont les ouvriers se servent; il en a de nouveaux et d'inconnus, qui n'ont point de nom, productions de son esprit, et dont il a presque oublié l'usage. Nul ne se peut comparer à lui pour faire en peu de temps et sans peine un travail fort inutile; il faisait dix pas pour aller de son lit dans sa garde-robe, il n'en fait plus que neuf par la manière dont il a su tourner sa chambre: combien de pas épargnés dans le cours d'une vie! Ailleurs l'on tourne la clef, l'on pousse contre ou l'on tire à soi, et une porte s'ouvre : quelle fatigue! voilà un mouvement de trop qu'il sait s'épargner; et comment? c'est un mystère qu'il ne révèle point. Il est, à la vérité, un grand maître pour le ressort et la mécanique, pour celle du moins dont le monde se passe. Hermippe tire le jour de son appartement d'ailleurs que de la fenêtre ; il a trouvé le secret de monter et de descendre autrement que par l'escalier, et il cherche celui d'entrer et de sortir plus commodément que par la porte.

L'ORDRE DANS LA SOCIÉTÉ.

Plusieurs millions d'années, plusieurs centaines de millions d'années, en un mot tous les temps, ne sont qu'un instant, comparés à la durée de Dieu, qui est éternelle; tous les espaces du monde entier ne sont qu'un point, qu'un léger atome, comparés à son immensité. S'il est ainsi, comme je l'avance, car quelle proportion du fini à l'infini! je demande : Qu'est-ce que le cours de la vie d'un homme ? qu'est-ce qu'un grain de poussière qu'on appelle la terre? qu'est-ce qu'une petite portion de cette terre que l'homme possède et qu'il habite? Les méchants prospèrent pendant qu'ils vivent. Quelques méchants, je l'avoue. La vertu est opprimée, et le crime impuni sur la terre. Quelquefois, j'en conviens. C'est une injustice. Point du tout il faudrait, pour tirer cette conclusion, avoir prouvé qu'absolument les méchants sont heureux, que la vertu ne l'est pas, et que le crime demeure impuni; il faudrait du moins que ce peu de temps où les bons souffrent et où les méchants prospèrent eût une durée, et que ce que nous appelons 'prospérité et fortune ne fût pas une apparence fausse et une ombre vaine qui s'évanouit; que cette terre, cet atome, où il paraît que la vertu et le crime rencontrent si rarement ce qui leur est dû, fût le seul endroit de la scène où se doivent passer la punition et les récompenses.

De ce que je pense je n'infère pas plus clairement que je suis esprit, que je conclus de ce que je fais ou ne fais point, selon qu'il me plaît, que je suis libre: or liberté, c'est choix, autrement une détermination volontaire au bien ou au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise, et ce qu'on appelle vertu ou crime. Que le crime absolument soit impuni, il est vrai, c'est injustice ; qu'il le soit sur la terre, c'est un mystère. Supposons pourtant, avec l'athée, que c'est injustice : toute injustice est une négation ou une privation de justice; done toute injustice suppose justice. Toute justice est une conformité à une souveraine raison : je demande, en effet, quand il n'a pas été raisonnable que le crime soit puni, à moins qu'on ne dise que c'est quand le triangle avoit moins de trois angles; or toute conformité à la raison est une vérité; cette conformité, comme il vient d'être dit, a toujours été : elle est donc de celles que l'on appelle des éternelles vérités. Cette vérité, d'ailleurs, ou n'est point et ne peut être, ou

L'ORDRE DANS LA SOCIÉTÉ.

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elle est l'objet d'une connaissance : elle est donc éternelle, cette connaissance, et c'est Dieu.

Les dénoûments qui découvrent les crimes les plus cachés, et où la précaution des coupables pour les dérober aux yeux des hommes a été plus grande, paraissent si simples et si faciles, qu'il semble qu'il n'y ait que Dieu seul qui puisse en être l'auteur; et les faits d'ailleurs que l'on en rapporte sont en si grand nombre que, s'il plaît à quelques-uns de les attribuer à de purs hasards, il faut donc qu'ils soutiennent que le hasard, de tout temps, a passé en coutume.

Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre, sans exception, soient chacun dans l'abondance, et que rien ne leur manque, j'infère de là que nul homme qui est sur la terre n'est dans l'abondance et que tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l'argent et les terres; si tous sont riches, qui cultivera les terres, et qui fouillera les mines? Ceux qui sont éloignés des mines ne les fouilleront pas, ni ceux qui habitent des terres incultes et minérales ne pourront pas en tirer des fruits; on aura recours au commerce, et on le suppose. Mais, si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d'une région à une autre les lingots ou les choses échangées? qui mettra des vaisseaux en mer? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus de mécanique. D'ailleurs cette égalité de posses sions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir euxmêmes et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.

Si vous supposez, au contraire, que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l'arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l'abondance; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais, si vous établissez que, de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors

que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protégent, gouvernent; tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

MADAME DE SÉVIGNÉ.

Balzac et Voiture, en écrivant leurs lettres, avaient surtout en vue de composer des pièces d'éloquence pour la postérité; madame de Sévigné, en écrivant les siennes, n'avait d'autre objet que de s'entretenir avec sa fille et ses amis. Elle a fait oublier Voiture et Balzac et nous a donné dans une correspondance sans prétention un chefd'œuvre inimitable. «Rien n'est plus charmant, dit M. Nisard, dans les « lettres de madame de Sévigné, que celle qui les écrit. Sensibilité vive, << mais passagère et sans vapeurs; raison nouriie sans être profonde, << n'enfonçant guère dans les choses, mais parfois, et de la première vue, en allant toucher le fond; gaîté, sans rien d'éventé; une douce « mélancolie qui se forme et se dissipe au moment où elle s'exprime; << pas de vieillesse, sans la prétention de ne pas vieillir; beaucoup << de mobilité, avec un fond et comme un lest de bon sens qui écarte de la conduite l'imagination et les caprices; du goût pour les «gens en disgrace, mais sans rancune contre les puissants; faisant de l'opposition, quand elle en fait, comme tous les Frondeurs par« donnés, qui n'osaient ni se plaindre ni regretter, et qui, dans << un fonds de disgrâce irréparable, se ménageaient toujours pour un retour de fortune; le cœur de la meilleure mère qui fut jamais, quoi qu'on en ait dit; capable d'amitiés persévérantes, et qui «< craignit l'amour plutôt qu'elle ne l'ignora; tels sont les principaux traits de ce caractère, où le solide se fait sentir sous l'aimable, «<et où l'aimable ne déguise jamais un mauvais fonds. »

Les lettres de madame de Sévigné ne sont point seulement pré-cieuses sous le rapport du style et de l'esprit, elles renferment encore les renseignements les plus intéressants pour l'histoire du règne de Louis XIV, et les événements ainsi que les personnages y sont jugés avec une sûreté de raison qui ne se rencontre pas toujours dans les historiens les plus sérieux eux-mèmes. Cette femme céJebre naquit à Paris le 5 février 1026; son nom de famille était Marie de Rabutin-Chantal. Elle épousa, en 1644, le marquis de Sévigné, tué en duel en 1651, et de ce mariage naquirent deux enfants, un fils et une fille, qui depuis fut madame de Grignan, à laquelle

LETTRE A MADAME DE GRIGNAN.

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sont adressées la plupart des lettres. Veuve à vingt-cinq ans, madame de Sévigné vécut irréprochable au milieu d'une société qui ne se piquait de rien moins que d'être sévère. Elle habitait tour à tour Paris et sa terre des Rochers en Bretagne. Elle mourut en 1696.

LETTRE A M. DE POMPONNE.

1er décembre 1664.

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est trèsvraie, et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi se mit à rire, et lui dit: << N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? - Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh! bien! dit le roi, je suis ravi que vous m'ayez parlé si bonnement : c'est moi qui l'ai fait. - Ah! sire, quelle trahison! que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. - Non, monsieur le maréchal; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

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LETTRE A MADAME DE GRIGNAN.

A Paris, mardi 3 mars 1671.

Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi, j'écris de provision, mais c'est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour pour m'excuser d'a

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