Page images
PDF
EPUB

pour des hommes d'esprit, il y avait les troubadours de profession, qui vivaient de leur talent; ils allaient de château en chateau demander une hospitalité que l'on s'empressait toujours de leur offrir, et en retour de cette hospitalité, ils célébraient les hauts faits des châtelains et la beauté de leurs femmes. Leurs poésies, très-remarquables par la science du rhythme, la variété dans la mesure des vers, l'agencement des rimes, peuvent se diviser en deux classes, comprenant, la première, des pièces lyriques, inspirées par l'amour ou les sentiments chevaleresques et guerriers, et nommées plaints, canzones, tensons; la seconde, des satires dites sirventes.

La littérature de la langue d'oil est bien autrement riche, bien autrement variée; elle abonde en ouvrages historiques, en romans, en poésies de toute espèce, et si ses productions, sous le rapport de la forme et de la grâce sont inférieures à celles du Midi, elles l'emportent de beaucoup sur ces dernières par la vigueur de la pensée, le sentiment de la réalité humaine, l'étendue des conceptions, la tendance aux applications sociales ou politiques.

Quant au latin, en présence des deux langues rivales dont il était pour ainsi dire l'aïeul le plus direct, il resta l'idiome officiel de l'Eglise, de la théologie, de la philosophie, de la science, et jusqu'à la fin du quinzième siècle il a donné un nombre d'ouvrages beaucoup plus considérable que ceux qui sont écrits en langue vulgaire.

Nous venons de dire que la poésie française du moyen âge avait touché aux sujets les plus divers, et, en effet, quand on étudie les monuments qu'elle nous a légués, on est frappé de l'inépuisable fécondité de ses inspirations. Ce sont des fabliaux, petits contes en vers d'une vive et preste allure, qui ont pour objet, les uns l'enseignement moral, les autres le simple amusement ou la satire des mœurs; ce sont des lays, récits touchants d'aventures réelles, ou imaginaires; des chansons, des fables, des légendes et des vies de saints; des bestiaires, espèces de traités d'histoire naturelle fantastique, où les auteurs opposent à l'homme, pour le faire rougir de sa sottise et de ses vices, des animaux auxquels ils prètent le plus merveilleux instinct et les plus nobles vertus.

La littérature dramatique, qui avait complétement disparu au milieu des invasions barbares, se réveille de son long sommeil au commencement du onzième siècle sous une forme religieuse : c'est dans le sanctuaire même qu'elle

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS.

13

se montre pour la première fois chez nous, et ce fait, quelque singulier qu'il paraisse au premier coup d'œil, s'explique néanmoins tout naturellement quand on se reporte au sein même de la société dans laquelle il s'est produit. En effet, les livres étaient très-rares, les populations très-ignorantes, et pour initier la foule aux événements de l'histoire religieuse, le clergé conçut l'idée de placer sous ses yeux la représentation matérielle de ces mêmes événements. Dans ce but, il composa sous le nom de Mystères ou Miracles, des poëmes dialogués qu'on répétait dans les églises, avec une mise en scène, qui exprimait tant bien que mal les principales circonstances qu'il importait de faire connaître. Le Mystère était emprunté à l'Ancien ou au Nouveau Testament, le Miracle à la vie d'un saint, et surtout à son martyre.

Exclusivement latins à l'origine, les Mystères et les Miracles, pour être mieux compris du public, donnèrent peu à peu accès à l'idiome vulgaire, et l'on eut de la sorte sous le nom de farcitures des pièces moitié latines, moitié françaises, dont on trouve un curieux exemple dans les Vierges sages et les Vierges folles. Quant aux pièces françaises, elles se produisirent au moment où le drame, définitivement sécularisé, sortit de l'Église pour se fixer sur les places et dans les carrefours. A l'origine, le Mystère n'offrait qu'un épisode de la vie du Christ, tel que la Nativité, l'Adoration des Mages, la Résurrection. Mais à la fin du quatorzième siècle, on réunit, sous le nom de Passion, tous les actes de la vie de JésusChrist, et on en forma, dit M. Magnin, une seule et vaste représentation, qui ne se joua plus, comme auparavant, le jour de telle ou telle fête, mais qui durait plusieurs jours, souvent plusieurs semaines, et pouvait se répéter pendant tous les temps de l'année (1).

Ce n'est ni l'invention, ni la variété, on le voit par les détails que nous venons de donner, qui manquent à la poésie du moyen âge. La grandeur ne lui manque pas davantage, et les compositions rimées connues sous le nom de Chansons de gestes (2) et de Romans chevaleresques, offrent çà et là

(1) Nous parlerons plus loin des diverses autres compositions scéniques qui se développèrent postérieurement aux premières années du quatorzième siècle.

(2) Du mot latin gesta, qui peut se traduire par exploits guer

comme sentiments, comme pensées et comme tableaux, des fragments qui peuvent se placer à côté des plus belles conceptions de la muse antique. Ces compositions sont de véritables poëmes épiques, éclos sous la double inspiration. de l'esprit religieux et de l'esprit militaire, et qui embrassent dans leur ensemble les traditions nationales de la France, les traditions religieuses, les souvenirs de l'antiquité, les légendes fabuleuses des peuples celtiques. On a donné le nom de cycle à chacune des grandes divisions auxquelles ils se rattachent, et d'après cet ordre on distingue 1o le cycle de Charlemagne, le plus important de tous, et le premier en date, qui célèbre les exploits réels ou fabuleux de ce grand homme et de ses paladins; 2o le cycle d'Arthur ou de la Table-Ronde, qui a sa source première dans l'histoire de la Grande-Bretagne, et pour principal héros Arthur, chef breton qui fut le dernier et le plus ferme défenseur de sa patrie contre les envahisseurs saxons (1); 3° le cycle mixte, qui s'inspire de l'antiquité, de la vie d'Alexandre, de la guerre de Troie, et nous offre les souvenirs historiques les plus divers, étrangement mêlés aux exploits chevaleresques et aux merveilles de la féerie; 4o le cycle religieux, qui comprend particulièrement les romans du Saint-Graal, et les belles et touchantes légendes des miracles de la Vierge (2). Il suffit des rapides indications que nous venons de don

(1) Arthur disparut dans un combat, sans que l'on ait jamais retrouvé ses restes. Ses sujets, privés de leur roi, abandonnèrent leur pays, plutôt que de subir le joug des Saxons; ils vinrent se fixer dans une de nos provinces, l'Armorique, qui prit d'eux le nom de Bretagne, et là ils attendirent pendant plusieurs siècles le retour de leur chef, en célébrant ses exploits dans des chants populaires, qui se répandirent dans toute la France et s'y transformèrent en épopées. (2) D'après les traditions populaires, le Saint-Graal était un vase dans lequel le Sauveur avait mangé l'agneau pascal, lorsqu'il fit la cène avec ses disciples. On racontait que Joseph d'Arimathie, après avoir enseveli le Christ, avait emporté dans sa maison ce vase rempli avec le sang et l'eau qui découlaient des plaies du Dieu fait homme; qu'il s'était ensuite rendu en Angleterre avec cette sainte relique, et qu'après avoir évangélisé toute la contrée, il en avait confié la garde à un de ses neveux, dépositaire insouciant entre les mains duquel le précieux vase s'était perdu. On croyait qu'une foule de chevaliers s'étaient mis à courir le monde à la recherche de ce vase, et ce sont les aventures de ces chevaliers qui forment le cycle du Saint-Graal.

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS.

15

ner pour montrer tout ce qu'il y a de vivant, d'inventif et de fécond dans notre vieille poésie épique. On y sent battre le cœur d'un grand peuple, et en bien des passages elle offre des beautés de premier ordre; mais, par malheur, elle ne parle qu'une langue informe et grossière; elle s'égare dans d'interminables descriptions, dans de fastidieuses redites; elle ignore les plus simples procédés de l'art; elle ne sait ni se contenir ni se régler, et par l'éclatant contraste de ses beautés et de ses défauts, elle ressemble à ces villes du moyen âge où de chétives masures étaient entassées auprès des splendides monuments de l'architecture religieuse. Comme toutes les grandes choses de ce monde, elle eut d'ailleurs une décadence rapide: dès les premières années du quatorzième siècle, elle avait déjà vu tarir les sources de ses inspirations, et postérieurement à cette date elle ne donne que des œuvres dignes tout au plus de figurer dans la bibliothèque de don Quichotte.

Comme la chevalerie et les traditions nationales, la satire et l'allégorie devaient avoir aussi leurs épopées, et elles les ont eues dans le Roman du Renart et le Roman de la Rose. Le Roman du Renart, l'une des œuvres les plus goûtées du moyen âge, met en scène des animaux qui symbolisent les hommes, et il offre une véritable comédie, pleine à la fois d'amertume, de finesse et de trivialités grossières. Quant au Roman de la Rose, c'est une allégorie, composée à la demande de Philippe le Bel, par un poëte nommé Guillaume de Lorris, et dirigée contre le pape Boniface VIII qui voulait soumettre, même dans l'ordre temporel, l'autorité des rois à l'autorité du saint-siége. Ce poëme, que Guillaume de Lorris avait laissé inachevé, fut complété par Jean de Meung, et comme le Renart il obtint la plus grande faveur.

En même temps qu'elle prenait possession de la poésie et du théâtre, la langue vulgaire apparaissait dans l'histoire avec Villehardouin, auteur d'une Histoire de la conquête de Constantinople par les croisés, et le sire de Joinville, qui nous a laissé, sur le règne de saint Louis, des Mémoires qui sont un véritable chef-d'œuvre de naturel et de bon sens. A cette date l'usage du latin, dans les chroniques, est encore trèsrépandu, mais il tend de plus en plus à se retirer devant la langue vulgaire.

L'éloquence religieuse dans le cours des onzième, douzième et treizième siècles, se partage en deux courants distincts.

Parmi les orateurs chrétiens, les uns se mêlent à tous les bruits du siècle, et parcourent les villes et les campagnes en appelant les peuples à la croisade; les autres s'isolent dans les cloitres, et appellent les moines à l'anéantissement de la vie contemplative. Aux premiers rangs de ceux qui prêchent la croisade, se placent Pierre l'Hermite, d'Amiens, le pape Urbain 11, de Clermont, saint Bernard, abbé de Clairvaux, Foulques, abbé de Neuilly et Jacques de Vitry, auteur d'une curieuse histoire des guerres saintes.

Saint Bernard, l'un des plus grands hommes du moyen âge, exerça par son éloquence une véritable fascination sur ses contemporains. Les églises, les places publiques ellesmêmes, ne suffisant point à contenir la foule qui se pressait autour de lui, il fut contraint de prêcher au milieu des champs, du haut d'un amphithéâtre de charpente. Devant les grands et les moines, il parlait en latin; devant le peuple, il parlait en langue vulgaire ; et telle était l'autorité de ses discours, la renommée de ses vertus, l'éclair inspiré de son regard, que dans une mission qu'il fit en Allemagne, les habitants de ce pays qui ne comprenaient pas un mot de ses discours, se trouvaient saisis en l'écoutant d'une ardeur extraordinaire, et couraient aux armes avec le même enthou-` siasme que les Français.

Les discours prononcés à l'occasion des expéditions en terre sainte ne sont point parvenus jusqu'à nous; mais ceux qui ont été prononcés dans les cloîtres nous sont arrivés en assez grand nombre. Les plus importants portent les noms de saint Bernard, de Richard de Saint-Victor, d'Isaac, abbé de l'Étoile, de Maurice de Sully; mais saint Bernard s'élève à une grande hauteur au-dessus de tous les autres; son éloquence, tour à tour tendre et emportée, orageuse et calme, pleine de colère contre les pécheurs et de charité pour les malheureux, présente tous les contrastes que peut offrir le génie d'un grand homme égaré dans un siècle à demi barbare et soutenu par une foi surhumaine.

Dans la sphère de la pure abstraction, la philosophie soulève les plus redoutables problèmes. L'éternel combat du matérialisme et du spiritualisme se réveille, représenté par l'école dite des nominaux et celle des réalistes, entre Roscelin et saint Anselme. Abeilard proclame et affirme la liberté d'examen, et saint Bernard lui répond que dans les choses de la foi on ne peut admettre que l'entière soumission de la raison. La ca

« PreviousContinue »