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DIEU SEUL BIEN VÉRITABLE.

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tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

L'homme est visiblement fait pour penser : c'est toute sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut.

DIEU SEUL BIEN VÉRITABLE.

Tous les hommes recherchent d'être heureux : cela est sans exception. Quelques différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d'arriver au bien par nos efforts; mais l'exemple ne nous instruit point.

Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même. Lui seul est son véritable bien, et c'est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères.

NICOLE.

Écrivain moins parfait que La Bruyère et La Rochefoucauld, Nicole, comme observateur et comme moraliste, est cependant de la même famille, et ses écrits, trop peu connus aujourd'hui, renferment, au milieu de nombreuses inégalités, des pages dignes des grands maîtres. Ses œuvres principales sont les Essais de morale et instructions théologiques, qui parurent en 1671 et le Traité des moyens de conserver la paix avec les hommes. Les Essais n'ont pas moins

de vingt-cinq volumes, et c'est sans aucun doute à ce développement excessif qu'il faut attribuer l'injuste oubli dans lequel ils sont tombés; quant au Traité des moyens de conserver la paix avec les hommes auquel nous empruntons le fragments suivant, c'est un écrit très-court, très-substantiel, que Voltaire regardait comme un chef-d'œuvre, et auquel madame de Sévigné prenait un si grand plaisir, que dans une de ses lettres elle écrit à sa fille : « Je recommence le traité de Nicole, et je voudrais bien en faire un bouillon et l'avaler. C'est qu'en effet, ainsi que le dit M. Nisard, tout en est juste, clair, proportionné, et qu'à chaque instant nous pourrions en faire l'application, les préceptes se rapportant surtout aux disputes de paroles, si fréquentes entre les hommes, et à la part qu'y prend l'amour-propre.

Nicole, né à Chartres en 1625, passa une partie de sa vie dans la maison de Port-Royal des Champs, où il remplissait les fonctions de professeur de belles-lettres. Il était janséniste, et à la suite des persécutions dirigées par le gouvernement de Louis XIV contre cette secte célèbre, il se réfugia en Belgique; mais grâce à l'intervention de l'archevêque de Paris, M. de Harlay, il obtint de rentrer dans sa patrie et il mourut en 1695.

ACCORD DE LA RAISON ET DE LA FOI POUR LE BONHEUR.

Les hommes ne se conduisent d'ordinaire, dans leur vie, ni par la foi, ni par la raison. Ils suivent témérairement les impressions des objets présents, ou les opinions communément établies parmi ceux avec qui ils vivent. Et il y en a peu qui s'appliquent avec quelque soin à considérer ce qui leur est véritablement utile pour passer heureusement cette vie, ou selon Dieu, ou selon le monde. S'ils y faisaient réflexion, ils verraient que la foi et la raison sont d'accord sur la plupart des devoirs et des actions des hommes ; que les choses dont la religion nous éloigne sont souvent aussi contraires au repos de cette vie qu'au bonheur de l'autre ; et que la plupart de celles où elle nous porte contribuent plus au bonheur temporel que tout ce que notre ambition et notre vanité nous font rechercher avec tant d'ardeur.

Or, cet accord de la raison et de la foi ne paraît nulle part si bien que dans le devoir de conserver la paix avec ceux qui nous sont unis, et d'éviter toutes les occasions et tous les sujets qui sont capables de la troubler. Et si la religion nous prescrit ce devoir, comme un des plus essentiels à la piété chrétienne, la raison nous y porte aussi comme à un des plus importants pour notre propre intérêt : car on ne saurait considérer avec quelque attention la source de la plupart des inquiétudes et des traverses

LES FRANÇAIS A L'ATTAQUE DE MAESTRICHT.

119 qui nous arrivent, ou que nous voyons arriver aux autres, qu'on ne reconnaisse qu'elles viennent ordinairement de ce qu'on ne se ménage pas assez les uns les autres: Et si nous voulons nous faire justice, nous trouverons qu'il est rare qu'on médise de nous sans sujet, et que l'on prenne plaisir à nous nuire et à nous. choquer de gaieté de cœur. Nous y contribuons toujours en quelque chose Nous tombons sans y penser dans une infinité de petites fautes à l'égard de ceux avec qui nous vivons, qui les disposent à prendre en mauvaise part ce qu'ils souffriraient sans peine, s'ils n'avaient déjà un commencement d'aigreur dans l'esprit.

PELLISSON.

Des nombreux ouvrages dus à la plume de cet écrivain, on ne lit guère aujourd'hui que l'Histoire de l'Académie française, les Discours au roi et les Considérations sur le procès de M. Fouquet, le fameux surintendant des finances. Mais ces écrits suffisent à la gloire de leur auteur, et les deux derniers sont sans aucun doute les plus remarquables morceaux de l'éloquence judiciaire au XVII siècle. Pellisson, qui avait été le protégé de Fouquet, fut enveloppé dans sa disgrâce et enfermé à la Bastille, ce qui ne l'empêcha point de prendre dans les Discours et les Considérations la défense du surintendant; si peu d'amitiés survivent au malheur, que la postérité a honoré ce dévouement comme un de ces actes qui suffisent à illustrer la mémoire d'un écrivain. Après avoir été traité, par ordre de Louis XIV, avec la plus grande rigueur Pellisson fut mis en liberté en 1666, et fut nommé historiographe du roi, c'est-à-dire qu'il fut chargé d'écrire l'histoire du règne de ce prince; mais il n'en a composé que quelques fragments, et c'est l'un de ces fragments que nous donnons ici. Né à Béziers en 1624, Pellisson est mort en 1693.

LES FRANÇAIS A L'ATTAQUE DE MAESTRICHT (1).

On envoya demander à M. d'Artagnan quelques mousquetaires: il y vint lui-même, et fit en cette occasion tout ce que peut faire un très-brave homme qui se possède admirablement bien; mais, malheureusement, il y fut tué d'un grand coup de mousquet dans le corps, et trois ou quatre mousquetaires qui venaient

(1) Cette ville, l'une des plus fortes de la Hollande, fut prise en 1673 par l'armée française aux ordres de Louis XIV.

le secourir tombèrent morts sur lui. On ne peut pas exprimer combien il a été regretté de tout le monde, et du roi en particulier, qui en a parlé diverses fois avec beaucoup d'estime et de douleur. M. de la Feuillade passa pour mort durant quelque temps, parce qu'on l'y vit recevoir dans son baudrier un coup qui ne passa pas plus avant. Les mousquetaires donnèrent des preuves d'une valeur extrême: on n'en vit jamais reculer un seul. Il en fut tué un grand nombre, et ceux qui restèrent avaient tous leurs épées faussées des coups qu'ils avaient donnés, et sanglantes jusqu'à la garde. Les soldats du régiment du roi, ayant M. de Montberon à leur tête, firent aussi très-bien, et pour lui il ne cessa de donner ordre à toute chose avec beaucoup de sang-froid. Il y a eu nombre de tués et de blessés en cette action, qui a été belle et grande. Non-seulement les officiers, mais les simples soldats ont témoigné plus de bonne volonté qu'on ne peut exprimer. Les historiens grecs ou romains n'oublieraient pas deux choses qui m'ont été contées par ceux qui s'y sont trouvés présents, de deux soldats sans nom du régiment du roi. L'un qu'on emportait fort blessé, comme on le plaignait en le voyant tout couvert de sang : « Ce n'est rien, dit-il, le régiment a fait son devoir. » L'autre, comme l'on montait à la demi-lune, remarqua qu'un homme de qualité qui le suivait en grimpant était tombé sur le ventre; il lui tendit la main droite pour le relever en cet instant un coup de mousquet lui perce le poignet; sans se plaindre ni s'étonner, il lui tend la main gauche et le relève.

LA ROCHEFOUCAULD.

Ce moraliste célèbre, connu d'abord sous le nom de prince de Marsillac, naquit à Paris en 1613. Spirituel, brave et ambitieux, il prit part à la conspiration formée par la noblesse qui agita la minorité de Louis XIV, et qui est connue dans l'histoire sous le nom de Fronde. Quand la Fronde fut vaincue, la Rochefoucauld se rallia à Louis XIV, et d'opposant qu'il était d'abord, il devint l'un de ses courtisans les plus empressés. On a de lui un volume de Maximes, où se rencontrent les observations les plus fines et les pensées les plus profondes; mais l'auteur a le tort grave de donner pour mobile à toutes nos actions l'égoïsme et l'amour-propre. Sans doute, et le fait est triste à constater, il a souvent raison; mais l'histoire est là pour démentir ses affirmations exclusives, et comme preuve il suffit de rappeler les miracles de la charité. L'erreur de la Rochefoucauld

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vient de ce qu'il vécut dans un monde où s'agitaient l'ambition et l'intrigue; au lieu de peindre comme Molière la société tout entière et l'homme de tous les temps, il le renferma dans le cercle étroit des grands seigneurs de la Fronde, et ce n'était point de ce côté qu'il pouvait trouver des exemples de dévouement et d'abnégation. Cette réserve faite, il faut reconnaître que les Maximes sont un livre d'une grande portée qui mérite sa réputation.

La Rochefoucauld mourut en 1680,

L'AMOUR-PROPRE.

L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Il n'est rien de si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que sa conduite. Ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie: on ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent invisible à lui-même; il y conçoit, il y nourrit et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines. Il en forme de si monstrueuses, que lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre, naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances sur son sujet. De là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis; qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès qu'il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mèmes. Il veut obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut; il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles, et trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions: il vit partout, il

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